Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 4 avril 2023
La Matthäus Passion ou Passion selon saint Matthieu ou encore Passio Domini nostri Jesu Christi secundum
Evangelistam Matthaeum (Passion de
Notre Seigneur Jésus Christ selon l’Evangéliste Matthieu) de Jean-Sébastien
Bach est non seulement considérée comme l’absolu chef-d’œuvre du Cantor de Leipzig, mais aussi
comme le parangon de l’histoire de la musique sacrée occidentale qui a
largement contribué à façonner la réputation du compositeur intime du divin,
comme l’écrivait notamment le philosophe roumain Emile Cioran, « s’il y a
quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu »…
Fervent luthérien, musicien d’église (« J’ai toujours gardé une fin en vue, disait le compositeur, à savoir… diriger une musique d’église bien réglée à l’honneur de Dieu »), plus particulièrement à Leipzig comme Cantor de l’église Saint-Thomas, nourri de ses lectures de la Bible, Jean-Sébastien Bach a pensé sa musique pour la seule gloire de Dieu, comme le fera au siècle suivant son confrère autrichien Anton Bruckner. Cantates sacrées, messes, motets, vaste cursus organistique, œuvres pour clavecin, pièces pour ensembles sont imprégnées de foi chrétienne. Servir Dieu par la musique, telle a sans doute été la mission que Jean-Sébastien Bach s’est donnée, assuré que la musique est « une harmonie agréable célébrant Dieu et les plaisirs de l’âme » et que s’il jouait « les notes comme elles sont écrites, c’est Dieu qui fait la musique », tandis que « l’harmonie est à côté de la piété »…
Des cinq Passions que Jean-Sébastien Bach est réputé avoir écrites, toutes sur des livrets du poète saxon Christian Friedrich Henrici dit Picander (1700-1764) adaptés des quatre Evangéliste, la Passion selon saint Matthieu BWV 244 est l’une des deux œuvres complètes du genre parvenues jusqu’à nous depuis la mort de son auteur, aux côté de la Passion selon saint Jean, tandis qu’une troisième, celle selon saint Marc composée en 1731, n’est que parcellaire. Alors que la saint Jean a été donnée à Leipzig sous la direction de son auteur en 1724, 1725, 1732 et 1749, la saint Matthieu l'a été en 1727 et 1729, puis dans une version révisée, en 1736 et 1742. Attribuée à Bach mais écrite par une main anonyme, une Passion selon saint Luc est néanmoins cotée sous la référence BWV 246 par la Bachgesellschaft (Société Bach). Les deux passions subsistantes sont jouées aujourd’hui encore à Leipzig en alternance chaque Vendredi Saint pendant les Vêpres en l’église Saint-Thomas dont Bach a été le Cantor de 1723 à 1750, et en l’église Saint-Nicolas.
Plus métaphysique, philosophique et
résignée que la saint Jean, qui est
quant à elle plus dramatique, descriptive et moins développée, la saint Matthieu, qui compte deux parties
et soixante-huit numéros (vingt-neuf dont dix arie dans la première, trente-huit avec quinze arie dans la seconde), requiert deux orchestres et deux chœurs.
Redécouverte par Félix Mendelssohn-Bartholdy, celui-ci en réalisa une version abrégée
et révisée qu'il dirigea du piano lors de la « recréation » à Berlin
le 11 mars 1829 à la tête de la Singakademie, chœur de cent cinquante-huit
chanteurs, et un orchestre symphonique au complet…
Mendelssohn et ses successeurs jusqu’à
Herbert von Karajan et Otto Klemperer, étaient loin de ce que propose désormais
l’interprétation de la musique du temps de Bach, à la suite des recherches
musicologiques, aux ensembles d’instruments anciens et à la quête de l’authenticité,
la tradition romantique commençant à s’estomper dans les années 1960 avec les
concerts d’Eugen Jochum avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, prenant
le contrepied d’un Willem Mengelberg avec cette même phalange, et avant que Gustav
Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt ne s’en emparent et adoptent l’instrumentarium,
le jeu et les voix de l’époque de Bach.
Donnée devant une salle comble et recueillie, la Passion selon saint Matthieu entendue ce Mardi Saint a été un grand moment d’introspection. Disposant en miroir le chœur et le double orchestre des deux côtés du plateau reliés par les cinq violoncelles et les deux orgues positifs du continuo, devant lesquels étaient installés côte à côte l’Evangéliste et Jésus, les autres chanteurs solistes, les principaux et ceux émanant du chœur, s’exprimant comme à l’ordinaire directement face au public entourant le chef, Christophe Rousset, qui dirigeait pour la première fois en public cette oeuvre-monument. Ce dernier a offert une interprétation d’une rigueur extrême et fort intériorisée, profonde et lyrique, souvent bouleversante de cette œuvre monumentale, faisant entendre chacune des voix instrumentales avec une clarté phénoménale, portant un éclairage luminescent sur le contrepoint, la souple polyphonie des questions/réponses des deux orchestres se faisant face, avec des solistes instrumentaux remarquables, dont les deux premiers violons, Gilone Gaubert et Simone Pirri, les violoncelles Emmanuel Jacques, Pauline Lacambra, Mathurin Matharel et Jérôme Huille, les hautbois d’amour et hautbois da caccia Gilles Vanssons, Claire Thomas et Martin Roux, les bassons Josep Casadellà et Alejandro Pérez Marin, les flûtes traversières Jacelyn Daubigney, Stefanie Troaffaes, Georges Barthel et Manuel Granatiero, et les orgues positifs de Karneel Bernolet (également clavecin) et Guillaume Haldenwang qui ont abondamment participé à la beauté feutrée mais ardente de cette interprétation de leurs sonorités chaudes et subtilement colorées qui ont magnifié un relief ample et épanoui.
Derrière eux, les deux chœurs se
faisant face eux aussi, chacun constitué de seize voix déclinées de l’aigu au
grave à partir du centre, formés de trente-deux membres du superbe Chœur de
Chambre de Namur préparé par son chef de chœur Thibaut Lenaerts, constitué de
remarquables chanteurs, ce qu’ont confirmé les interventions de personnages
casuels. La distribution vocale soliste, globalement excellente, associait la solide
contralto norvégienne au timbre de mezzo-soprano Mari Askvik, les basses d’une
grande humanité des Allemands Benjamin Appl (Jésus) et Thila Dahlmann (Judas,
Pierre, Pilate), la rayonnante soprano libano-russe Anna El-Kashem, le robuste ténor
britannique James Way. Le rôle central, celui de l’Evangéliste Matthieu, était vaillamment
tenu par l’admirable ténor londonien Ian Bostridge, mais sa voix a malheureusement
flanché aux deux moments les plus intenses de la seconde partie de la Passion, ce qui l’a conduit à détimbrer sa
voix au demeurant magnifique dans l’extrême aigu en usant d’une voix blanche.
Bruno Serrou
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