Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Dimanche 23 avril 2023
Pour la création française d’une partition concertante d’Olga Neuwirth dont il est l’un des co-commanditaires, l’Orchestre de Chambre de Paris a situé l’œuvre nouvelle et son auteur autrichienne dans la continuité historique de la musique viennoise depuis le classicisme jusqu’à l’ère contemporaine…
C’est un concert au programme fort bien conçu qu’a proposé dimanche après-midi
à la Philharmonie de Paris l’Orchestre de Chambre de Paris dirigé par Brad
Lubman. Le maître du classicisme viennois, Joseph Haydn (1732-1809), a ouvert les
« hostilités » avec la Symphonie
n° 59 en la majeur Hob. 59:I titrée
« Le Feu » a posteriori
parce que donnée château d’Esterhazà en 1778 comme musique de scène du Singspiel en deux actes Die Feuerbunst de Gustav Grossmann -
soit dix ans après sa genèse. Ecrites pour deux hautbois, basson, deux cors et
cordes en quatre mouvements d’une durée totale de plus d’une vingtaine de
minutes, ces pages sont donc contemporaines de la tragique Symphonie n° 39 en sol mineur Hob 39:I typique de l’ère Sturm und Drang, tandis que la cinquante
neuvième est foncièrement optimiste et exubérante, particulièrement le finale, Allegro assai, le plus connu des quatre
mouvements, lancé avec sa magnifique sonnerie de cors à laquelle répondent les
hautbois, qui exposent un second thème tendrement poétique. L’interprétation jaillissante
de l’Orchestre de Chambre de Paris a donné toute la joliesse et la jubilation
de ces pages avec ses sonorités chaudement colorées.
Les deux œuvres qui ont suivi se situent dans le postromantisme et l’expressionnisme exacerbés. Dans la descendance des deux grands Sextuors à cordes de Johannes Brahms et du Tristan und Isolde de Richard Wagner, deux modèles pourtant réputés à l’époque inconciliables, Die Verklärte Nacht [La Nuit transfigurée] op. 4 d’Arnold Schönberg (1875-1951) est l’œuvre la plus populaire du maître de la Seconde Ecole de Vienne. Pourtant, son accueil fut problématique, puisque, après avoir été refusée par la Société de musique de chambre de Vienne, sa création, le 18 mars 1902 par le Quatuor Rosé et deux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, suscita une vive querelle dans le public. Ecrite en 1899 dans la tonalité tragique de ré mineur, cette partition de trente minutes en un seul bloc tient à la fois de la musique de chambre et du poème symphonique, ce qui conduira son auteur à l’arranger par deux fois pour orchestre à cordes. Le compositeur s’appuie sur le poème expressionniste tiré du recueil Weib und Welt (Femme et Monde) de Richard Dehmel (1863-1920) qui décrit une promenade nocturne de deux amants, dont la femme avoue à l’homme qu’elle attend un enfant d’un autre. L’amant insiste sur l’importance de sa maternité et lui assure qu’il est disposé à faire sien ledit enfant. Puis ils reprennent leur marche, heureux, sous la lune, au cœur de la nuit transfigurée… Les cinq sections enchaînées de la partition suivent les péripéties du poème, situant tout d’abord le couple sous le clair de lune (très lent), avant d’exprimer passant l’aveu de la femme (plus animé) où se présente le thème principal aux contours poignants et tourmentés, puis à l’attente de la réaction de l’homme, qui répond avec amour à son amante, comme l’indique la lumineuse tonalité de ré majeur du second thème principal, tandis qu’un long duo passionné ramène le thème initial transfiguré par le ton majeur, enfin la cinquième section est occupée par une longue coda aux élans rédempteurs dans l’esprit de Wagner. Schönberg retournera par deux fois à cette partition d’une grande intensité dramatique, en 1917 et en 1943, arrangeant chaque fois le sextuor pour orchestre à cordes chaque fois plus fourni, notamment dans les graves avec l’appoint des contrebasses. C’est la version de 1917 que l’Orchestre de Chambre de Paris a retenue, conforme à sa section de cordes contrairement à celle de 1943, qui fait appel au grand effectif symphonique des pupitres de cordes. Ce qu’en a donné l’ensemble parisien a été d’une grande richesse expressive, sous l’impulsion vive et tendue de son chef invité.
Après Schönberg, c’est son disciple le plus novateur, Anton Webern (1883-1945), qui aura ouvert la seconde partie du concert. Mais un Webern encore loin de son inspiration la plus avant-gardiste, puisqu’il s’est agi du Langsamer Satz (Mouvement lent) pour quatuor à cordes de 1905, époque où Webern, âgé de 22 ans, était l’élève de Schönberg. Cette page d’une douzaine de minutes qui n’a été créée que le 27 mai 1962 à Seattle par un quatuor de l’Université de l’Etat de Washington. Inspirée d’une randonnée en montagne, cette œuvre aux élans brahmsiens a pour modèle La Nuit transfigurée, jusqu’au poème qui signé lui aussi de Richard Dehmel, qui y dit « … lorsque la nuit tomba (après la pluie) le ciel versa des larmes amères, mais je marchais avec [ma bien-aimée] le long de la route ». Y est exprimée une pléthore d’émotions, du désir ardent jusqu’à l’agitation dramatique qui conduit à un dénouement pacifié. C’est la version pour orchestre à cordes qui a naturellement été retenue par l’Orchestre de Chambre de Paris. Cette transcription publiée en 1995 a été réalisée par le chef d’orchestre trompettiste étatsunien Gerard Schwarz, alors directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Seattle. A l’instar de Die Verklärte Nacht, Brad Lubman en a donné une lecture d’une ardente expressivité tout en suscitant de la part de l’OCP une fluidité, un relief, un onirisme intense et stimulant.
Mais le moment le plus attendu du
concert était la première audition en France d’une nouvelle œuvre concertante d’Olga
Neuwirth (née en 1968). Composé en
2022, titré According to What - ce qui
renvoie au grand tableau éponyme de plusieurs toiles du peintre étatsunien Jasper
Johns (né en 1930) -, ce Double
Concerto pour violoncelle et percussion, malgré son aspect ludique, est
une œuvre extrêmement dense, puissante, parfois à la limite de la déchirure au
point de saisir l’auditeur à la gorge. Conçue pour deux instruments solistes à l’association
originale tant ils semblent antinomiques, cette œuvre d’une vingtaine de
minutes est le fruit d’une commande groupée des Orchestres de Chambre de Paris,
Symphonique de Trondheim, de Chambre Suédois, Symphonique de la Radio de
Vienne. Créé à Trondheim (Norvège) le 22 septembre 2022 par l’Orchestre
Symphonique de cette ville dirigé par Baldur Brönnimann, avec la violoncelliste
Tanja Tetzlaff et le percussionniste Hans-Kristian Kjos Sørensen, elle fait
appel à un orchestre avec bois et cuivres par deux (un trombone et sans tuba),
trois percussionnistes (dont un steel drum), orgue Korg (clavier-synthétiseur
au son s’approchant de celui de l’orgue Hammond) et vingt-six cordes (huit, six,
cinq, quatre, trois) concertant avec les deux solistes, un violoncelle et une
percussion, dont une timbale et une amas d’objets trouvés « accordés »,
notamment six bouteilles de bière calibrées. « La musique déploie ses
éléments en chaîne, exerçant une pression implacable sur la façade large et
discontinue, écrit Olga Neuwirth dans sa note d’intention. Un monde sonore avec
son amour du contre-nature, de l’artifice et de l’exagération, qui se concentre
sur la note ré. » La
violoncelliste allemande Tanja Tetzlaff - sœur du violoniste Christian Tetzlaff
-, qui exalte sur son instrument de Giovanni Baptista Guadagnini de 1776 des sonorités
sombres et luxuriantes, le geste ferme et expressif, et le percussionniste cymbaliste
norvégien Hans-Kristian Kjos Sørensen, qui, de sa large palette de couleurs, se
fond délicatement dans les sonorités de sa partenaire et de l’orchestre. Ils ont
totalement assimilé cette partition qui leur est dédiée, tandis que le chef
étatsunien Brad Lubman, familier de la création contemporaine de toute école et
de tout style, dirige avec précision et conviction au point de donner la juste
impulsion à l’Orchestre de Chambre de Paris qui s’illustre ici par la sûreté de
son jeu, la plastique de ses timbres, sa remarquable homogénéité.
Bruno Serrou
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