Paris. Opéra national de Paris Bastille. Samedi 11 mars 2023
« Il existe trois sortes de musique : la bonne, la mauvaise et celle d'Ambroise Thomas », raillait Emmanuel Chabrier. Après avoir été l'une des gloires de son temps, Ambroise Thomas (1811-1896) est devenu le parangon de l’opéra bourgeois Second Empire. Prix de Rome à 21 ans, membre de l’Institut des Beaux-Arts à 40 ans, professeur puis directeur du Conservatoire de Paris, anti-Wagner, anti-Fauré, anti-modernité, Thomas est aussi l'orchestrateur de la version officielle de La Marseillaise… Chéri du public et des institutions de son temps, il était considéré avec crainte, jalousie ou mépris par nombre de ses jeunes confrères qui ont tout fait pour le faire oublier. Aujourd’hui, il ne reste guère que sa version très édulcorée d'Hamlet qui rencontra un succès immédiat en 1868 jusqu’en 1938, un bon opéra avec de la mauvaise musique qui séduit encore des sopranos colorature comme Natalie Dessay en 2000 à Toulouse puis au Châtelet, avec la longue scène de la folie « A vos jeux, mes amis… Et maintenant » du quatrième acte, et surtout les barytons dont il est l’un des chevaux de bataille, on se souvient de Thomas Hampson dans la même production de 2000 et de Stéphane Degout à Bruxelles et à Favart notamment, et son Mignon (1866) inspiré des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe, plus présent à la scène que Hamlet.
Ambroise Thomas puise son Hamlet dans le drame éponyme de William Shakespeare (1603) dans la version française d’Alexandre Dumas père de 1853 adapté en cinq actes par les duettistes Michel Carré et Jules Barbier qui en édulcorent la portée, réduisant le nombre de personnages et amenuisant leurs rapports et leurs psychologies, n’accordant pas le salut à Hamlet, contrairement à Shakespeare.
Tout le monde connaît l’histoire du prince Claudius qui, pour devenir roi du Danemark, tue son frère et épouse sa femme, Gertrude. Hamlet, le fils du roi assassiné, aime Ophélie, la fille du chambellan Polonius, mais il doit accomplir la vengeance que le spectre de son père lui réclame. Ophélie se croyant délaissée par Hamlet, sombre dans la folie et meurt noyée. Quand Hamlet désespéré veut la rejoindre dans la mort, le spectre du roi défunt revient lui rappeler son devoir de vengeance. Le prince tue Claudius et devient roi du Danemark. L’opéra a été créé le 9 mars 1868, à l’Opéra de Paris, dont ce sera la dernière création dans la Salle Le Peletier avant l’ouverture du palais Garnier. Un an plus tard, une seconde version voit le jour. Elle est créée en 1870 au Covent Garden de Londres. Son finale retourne à Shakespeare, sur la mort d’Hamlet. Au royaume de Danemark, l’on sait combien Hamlet gamberge, notamment par le biais du célèbre monologue « To be or not to be », qui figure d’ailleurs bel et bien dans l’opéra, le mélancolique jeune homme est hanté par le fantôme de son père, le roi. Le spectre de ce dernier qu'il est le seul à voir et entendre lui révèle avoir été assassiné par Claudius, son frère, qui s’est emparé du trône et a séduit son épouse, Gertrude. Entre la trahison et son amour pour Ophélie, Hamlet, perdu, jure de se venger.
Pour sa trois cent soixante dix huitième représentation sous l'égide de l'Opéra de Paris depuis sa création, un an après la reprise de la production à l’Opéra Comique de 2018 de
Cyrille Teste dirigée par Louis Langrée, l’Opéra de Paris présente dans sa
salle de la Bastille une nouvelle mise en scène signée cette fois Krzysztof Warlikowski,
qui avait porté à la scène en juillet 2001 la pièce éponyme de Shakespeare au
Festival d’Avignon jouée en polonais, spectacle qui, une fois encore à l'Opéra de Paris, a été hué par le public de la première. Pourtant bien en situation puisque se déroulant dans une maison de retraite hôpital
psychiatrique, comme pour rappeler que Freud s’attarda sur la figure d’Hamlet
dans L’Interprétation
du rêve, Warlikowski allant en outre jusqu’à conduire Hamlet à partager la couche de sa mère… Le
spectacle, qui se déroule dans ce lieu mi-ehpad mi-asile d'aliénés, commence sur la silhouette muette de la reine Gertrude vieillie en fauteuil roulant regardant un écran de télévision veillée par son
fils Hamlet, lui-même vieillard tremblant hanté par le spectre de son père au milieu de
l’immense plateau de l’Opéra Bastille sur lequel la fidèle scénographe de
Warlikowski, Malgorzata Szczesniak, ménage de vastes espaces délimités par des
cloisons mouvantes sur lesquelles sont projetées des vidéos de Denis Guéguin et agrémenté d’un large couloir latéral à cour délimité par
une grille imposante... L’on comprend alors qu’il s’agit pour le metteur en
scène de pénétrer jusqu’au plus noir de la mémoire du héros shakespearien encombrée
de fantômes revenant par un long flashback, qui commence-là et trouvera sa
résolution dans l’acte final qui retournera à la situation initiale, Hamlet et
sa mère s’adonnant alors à une séance de spiritisme avant l’enterrement d’Ophélie.
A partir de ce même acte deux, Hamlet reçoit à l’hôpital les visites de ses
proches, Ophélie, la reine, le roi, son oncle Claudius, ainsi que celle du spectre de son père.
Puis Ophélie y est enfermée à son tour. Le spectre du père est un clown blanc, et
une fois la vengeance accomplie et Ophélie morte, Hamlet endosse à son tour le
costume spectral, mais cette fois celui de clown triste…
Malgré de grands moments, comme le duo Hamlet/Ophélie et la scène de la folie, la musique d’Ambroise Thomas ne fait pas dans la dentelle, souvent (mal) copiée sur le Don Carlos de Giuseppe Verdi créé en 1867 à l’Opéra de Paris. Le pire est atteint dans l’inévitable ballet du grand opéra à la française au quatrième acte. Premier opéra à faire appel à l’instrument nouveau à l’époque qu’est le saxophone, le metteur en scène a demandé un développement de cette partie pour lui donner une dimension « un peu plus punk » dans ce qui semble être une improvisation plus ou moins free-jazz au deuxième acte, dans la scène de la tragédie du roi Gonzague et de la reine Genièvre qui représente le meurtre du roi, avant que Hamlet, à l’issue d’un dialogue avec le spectre paternel, rejoigne dans son lit sa mère, qui le croit dément, dans un tableau qui renvoie à un Œdipe conscient.
La distribution est en tout point remarquable, avec à sa tête un fabuleux Ludovic Tézier, familier du rôle qu’il a abordé à Toulouse voilà plus de vingt ans. S’accrochant à ses souvenirs, l’Hamlet du grand baryton français est fabuleux. Vaillant et torturé, révolté et sombre, il exprime tout de la profonde fragilité de l’être torturé qu’est le prince danois. Tézier sert le rôle avec énergie de sa voix de bronze qu’il colore à volonté grâce à un nuancier extraordinairement large et maîtrisé, sans jamais accuser la moindre faiblesse, avec en plus une diction exemplaire. La soprano étatsunienne Lisette Oropesa, d’une rayonnante pureté autant par sa présence que par son timbre lumineux et par la conduite de sa ligne vocale, incarne une Ophélie admirable. Vêtue d’un déshabillé blême, la soprano saisit d’effroi dans une hallucinante scène de la folie avec ses immenses vocalises chantées dans un souffle infini, moment qui se termine dans l’obsessionnelle baignoire chère à Warlikowski. La mezzo-soprano suisse Eve-Maud Hubeaux, de son timbre de velours aux graves abyssaux, brosse une reine Gertrude d’une grande intensité, bien que son élocution ne soit pas toujours intelligible. Claudius est incarné par un impressionnant Jean Teitgen, voix sombre, souple et puissante, Julien Behr est un intense Laërte, frère attentionné d’Ophélie, tandis que Frédéric Caton en Horatio et Julien Henric en Marcellus sont d’authentiques félons, et Clive Bayley un spectre-clown blanc aux ongles aussi noirs que le timbre vocal est caverneux, doté d’une élocution au fort accent anglais.
Comme de coutume, l’Orchestre de l’Opéra de Paris, à l’instar de ses deux harpes, de ses bois et de ses cuivres, scintille de tous ses feux dans la fosse de Bastille dirigé avec éclat et conviction par Pierre Dumoussaud, qui remplace Thomas Hengelbrock initialement annoncé avant qu’il se casse un bras, le chef français connaissant l’ouvrage de Thomas pour l’avoir déjà dirigé à l’Opéra de Nantes.
Bruno Serrou
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