Paris. Théâtre de l’Athénée. Vendredi 17 mars 2023
Il est des
chefs-d’œuvre comme du tout-venant : certains sont joués partout, jusqu’à
saturation, d’autres demeurent dans l’ombre. Mais, contrairement au premier cas
d’espèce, trop envahissant, il se trouve dans le second des œuvres injustement
et inexplicablement négligées. Compositeur inspiré, chef d’orchestre
unanimement célébré, André Messager (1853-1929) reste dans l’histoire de la
musique pour avoir dirigé la création de Pelléas
et Mélisande de Claude Debussy à l’Opéra Comique en 1902 et la première de Parsifal de Richard Wagner à l’Opéra de
Paris en 1900. Messager illustre un certain âge d'or, une époque
où les carcans artistiques étaient moins rigides qu'aujourd'hui, où
l’on pouvait conjuguer les aspirations les plus hautes avec les plaisirs les
plus vigoureux. Un temps béni où taquiner la muse légère n’avait rien
d’équivoque. Ainsi, ce wagnérien combatif a laissé au répertoire français une
série d'opérettes et de comédies lyriques comptant parmi les chefs-d'œuvre du
genre, même s’ils sont oubliés, car, hormis Véronique,
où est-il encore possible d’entendre et de voir Les P'tites Michu,
La Basoche, Monsieur Beaucaire ou l'exquis Amour masqué ?
Aussi pouvons-nous nous féliciter du retour de l’opérette Le Coup de Roulis présentée par le Théâtre de l’Athénée, qui en offre une première à Paris pour le moins réjouissante après des lustres d’absence. Cette opérette en trois actes sur un livret d’Albert Willemetz (1887-1964), auteur des paroles de la fameuse chanson chantée en 1939 par Fernandel Félicie aussi, et qui fut également président de la SACEM qui a adapté ici le roman éponyme paru en 1925 de Maurice Larrouy (1882-1939), qui se plonge sous son nom de plume René Milan dans ses souvenirs d’officier de marine. L’œuvre a été créée au Théâtre Marigny le 29 septembre 1928 dans une mise en scène d’Albert Carré.
Bien qu’il s’agisse d’opérette, genre considéré comme secondaire, Messager offre à entendre dans son ultime partition écrite à 75 ans qu’est Le Coup de Roulis, une synthèse de l’esprit français, fluide et élégant, d’une fraîcheur et d’une vivacité éblouissante mâtinée d’un savant dosage de Massenet mêlé de Debussy et de Wagner combinant amour et humour avec un naturel irrésistible, les nombreuses allusions satiriques à la politique et à ses mœurs n’ayant en outre pas pris une ride depuis près d’un siècle.
Sur le cuirassier Le Montesquieu, les marins se félicitent des jours de
liberté que leur offre enfin la trêve de Noël, lorsqu’un télégramme leur annonce
la venue imminente du Haut-Commissaire de la République, le député Puy Pradal
menant une enquête sur un abordage suspect et coûteux qui s’est produit avec un
autre navire de guerre par temps de forte brume dans le détroit des
Dardanelles. Pour ce faire, il est accompagné de son attaché parlementaire, qui
n’est autre que sa propre fille, Béatrice, jolie femme à la fleur de ses vingt
ans. Au-delà des péripéties de ce couple père/fille peu familiarisé au milieu
de la soldatesque marine, le titre de l’ouvrage révèle sans attendre qu’il s’agit
d’évoquer dans un univers clôt les sentiments amoureux par le biais de
métaphores constantes renvoyant aux voyages au long cours et à la mer, coup de
roulis et coup de foudre se procédant dans la même sève, comme une émotion troublante
et abrupte qui motive les actions des personnages dont on ne sait qui en sortira
vainqueur. Le député « vertueux
» et sa secrétaire de fille se dévergondent peu à peu, le premier rattrapé par
le démon de midi au contact de l’aguicheuse Sola Myrrhis, aventurière exilée en
Egypte qui ne songe qu’à retourner en France pour entrer à la Comédie Française,
la seconde en séduisant malgré elle deux gradés, le commandant du Montesquieu
Gerville, ex-amant de la comédienne stupéfait par le comportement du père de
Béatrice, et le jeune enseigne de vaisseau coureur de jupons Kermao, qui a les
faveurs de la jeune femme.
Dans cette production créée au Théâtre Impérial de Compiègne, tout fonctionne à merveille, sur le plateau de l’Athénée, grâce à la fine équipe des Frivolités parisiennes vaillamment menée par un staff féminin qui illustre avec délice des situations d’une pérenne actualité. En s’appuyant sur ladite actualité, la metteur en scène Sol Espeche, qui se plaît à se plonger dans l’ambiance des soap-operas de la télévision, au point d’inclure au début et à la fin du spectacle un générique marin projeté sur le rideau de scène et, pour chaque acte donné en continu un résumé des « épisodes précédents » ainsi que quelques pages de publicité hilarantes, offre un spectacle éblouissant auquel il est impossible de résister. La mise en scène réussit la gageure de donner une unité dramaturgique peu ordinaire entre le chant et la parole qui jamais ne se percutent mais au contraire se fondent toujours avec un naturel étonnant qui annihile fort opportunément les syncrétismes artificiels insupportables propre au genre opérette.
Des premiers aux seconds rôles, l’équipe au complet de chanteurs-comédiens pleins de verve et d’enthousiasme donne toute sa force à ce spectacle particulièrement réussi. Menée par l’élégant Jean-Baptiste Dumora, arrière-petit-fils d’André Messager à qui revient le rôle de Puy Pradal créé par Raimu, la distribution réunit Clarisse Dalles, qui campe une Béatrice toute de charme et de spontanéité à la voix charnue qui surprend positivement de la part d’une prima dona d’opérette dont les voix sont généralement pointues et haut perchées, Christophe Gay brosse un Kermao foudroyant de jeunesse et de sincérité, Philippe Brocard un touchant commandant Gerville à l’autorité fragile qui bouleverse dans ses nostalgiques couplets sur la quarantaine, Irina De Baghy une séductrice redoutablement envahissante, Guillaume Beaudoin un Pinson facétieux dont les innombrables jeux de mots font mouche à chaque fois… Les rôles secondaires sont tout aussi convaincants, avec Maxime Le Gall en Amiral Bellory inénarrable gâteux, les marins Mathieu Septier (Haubourdin), Célian d’Auvigny (Muriac) et Matthias Deau en Subervielle. Les six membres du Chœur mixte et l’Orchestre Les Frivolités parisiennes excellent sous la direction dynamique et sûre d’Alexandra Cravero.
Bruno Serrou
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