Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 21 mars 2023
Mardi soir, un concert symphonique comme il serait bon d’en entendre plus
souvent. Une vraie gourmandise de roi offerte aux mélomanes parisiens par le
BFO - Budapest Festival Orchestra dirigé par son fondateur, au côté du regretté
Zoltán Kocsis, Iván Fischer dans un programme
riche et passionnant.
L’Orchestre du Festival de Budapest est de mes souvenirs qui nourrissent tant qu’il est impossible de les oublier. Et le Budapest Festival Orchestra, qui n’est pourtant pas si ancien puisqu’il n’a que quarante ans, est de ceux-là. Il reste pour moi l’un des plus proches, me marquant à jamais à travers deux occasions, bien que j’aie eu le bonheur de l’entendre dès les années 1980…
La première remonte au début du mois d’octobre 1995, à l’occasion d’un voyage de presse à Bruxelles pour une série de trois magnifiques concerts monographiques consacrés à Béla Bartók donnée dans la grande salle du Palais des Beaux-Arts (Bozar) dans le cadre du cinquantenaire de la mort du compositeur hongrois. Zoltán Kocsis interprétait les trois concertos avec le BFO sous la direction d’Ivan Fischer mis en regard des trois œuvres scéniques de Bartók, Le Prince de bois, Le Château de Barbe-Bleue et Le Mandarin merveilleux. Un programme somptueux, simplement inoubliable. Avant le premier concert, un dîner de presse avec Fischer et Kocsis dans le fameux palais Stoclet conçu par Josef Hoffmann dans le style Sécession viennoise sur une table immense de la salle à manger recouverte d’une nappe, d’assiettes, de couverts et de serviettes originaux dessinés par l’architecte autrichien, le tout entouré d’imposantes mosaïques murales de Gustav Klimt dont l’illustre le Baiser.
Le second souvenir date de mon premier séjour à Budapest, en avril 2009. J’étais allé à la rencontre de Zoltán Kocsis pour une interview pour le quotidien La Croix en vue de master classes qu’il devait donner à Auvers-sur-Oise. Je le rejoignais dans sa loge du Müpa. Deux ans plus tôt, j’avais publié mon livre consacré à Richard Strauss (1), tandis que figurait au programme du concert qu’il dirigeait cette semaine-là le poème symphonique Ainsi parlait Zarathoustra et le Concerto n° 3 de Serge Rachmaninov avec son Orchestre du Festival de Budapest. Quand je pénétrais dans son bureau, il était en train de travailler avec son ami Deszö Ranki, soliste du concerto. Ma présence les conduisit malheureusement à interrompre cette répétition, alors que je prenais déjà plaisir à ce concert privé. Ranki parti sans que nous y prenions garde, nous avons commencé notre entretien. Mais nous nous sommes mis soudain à parler de son concert et de là de Richard Strauss. Une conversation passionnante qui l’incita à jouer l’œuvre tout en poursuivant notre conversation tandis qu’il s’arrêtait sur des points que nous jugions importants, tant et si bien qu’i a filé et commenté l’intégralité du poème symphonique du Bavarois dans une réduction de son cru improvisée sur le Steinway de sa loge...
Je présente mes excuses à mes lecteurs pour m’être attardé ici sur des souvenirs personnels qui peuvent paraître anecdotiques, mais je n’ai pu m’empêcher de souligner combien je suis attaché à cet orchestre constitué pour l’essentiel de musiciens tziganes qui lui donnent une virtuosité extraordinaire mâtinée d’une impression de liberté propre aux musiciens improvisateurs…
Sentiment que le concert de mardi a conforté. Tout d’abord par la façon hors normes dont Ivan Fischer a réparti les pupitres de son orchestre. Premiers et seconds violons se faisant face, au milieu altos et violoncelles mélangés deux par deux, contrebasses au centre derrière les bois, cuivres encadrant ces derniers, cors à jardin, trompettes et trombones côté cour, percussion également réparties côté cour et à jardin, harpes à cour derrière les violons II. Pour Till l’Espiègle, les quatre cors se sont retrouvés devant le chef entre les violons I et II, la petite clarinette derrière les cors entre deux violoncelles… Tout dans ce dispositif n’a pas été perçu clairement par l’oreille, mais il est indubitable que l’essai a suscité nombre de surprises et une écoute inusitée…
Mais l’essentiel était ailleurs, dans l’interprétation foisonnante offerte par la phalange hongroise. C’est sur une œuvre d’un compositeur hongrois que les musiciens de Budapest ont ouvert le concert, chantant ainsi dans leur jardin, bien que l’œuvre fasse plus ou moins songer à Johannes Brahms. Les Minutes Symphoniques op. 36 réparties en cinq mouvements du compositeur pianiste chef d’orchestre pédagogue (il fut le maître entre autres de Géza Anda, Annie Fischer, Georg Solti) Ernö Dohnányi (Ernst von Dohnányi, 1877-1960), grand-père du chef allemand Christoph von Dohnányi qui fut également son élève, est une pièce aux élans romantiques avec de longs et sublimes solos tendrement mélancoliques du cor anglais en dialogue dans la Rapsodia avec le hautbois, la clarinette et le basson solos puis dans le quatrième volet avec le violon et la clarinette solos auxquels se joint le célesta, avant que l’orchestre entier conclue dans un virevoltant Rondo en mouvement perpétuel.
Rudolf Buchbinder rejoignait ensuite l’orchestre et son chef pour un onirique Concerto pour piano et orchestre n° 4 en sol majeur op. 58 de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Les doigts puissants et magnétiques et le jeu concentré et délié du pianiste autrichien semblant seulement effleurer le clavier délivrent des sonorités pleines et remarquablement contrastées, en homme apparemment débonnaire, maître de lui-même, impérial, sans donner la moindre impression d’un quelconque effort, le jeu simple et les doigts courant sur le clavier l’air de ne pas y toucher exaltant une suprême poésie en parfaite osmose avec les déferlements sonores de l’orchestre d’une extrême richesse. Tenté par le chaleureux accueil du public, Rudolf Buchbinder a offert deux bis, un chaleureux quatrième Impromptu D. 899 op. 90 de Franz Schubert (1797-1828) et une bondissante Gigue tirée de la première Partita de Jean-Sébastien Bach (1685-1750).
La seconde partie était entièrement vouée à Richard Strauss (1864-1949) et à deux héros de ses poèmes symphoniques dont les aventures se terminent fort mal. Tout d’abord sa première partition du genre, Don Juan op. 20 de 1888 d’après le poème éponyme inachevé de Nikolaus Lenau d’une force virile et conquérante se terminant brutalement avant de se conclure telle une morale de fable, dans lequel Ivan Fischer souligne l’urgence et la fébrilité des conquêtes du Burlador de Sevilla, au risque d’une légère cacophonie, tout en ménageant des plages d’une infinie poésie dans les scènes lyriques dont il émane une sensualité communicative magnifiée par le violon solo et le premier hautbois. De Till Eulenspiegel lustige Streiche (les joyeuses épopées de Till l’Espiègle) op. 28 de 1894-1895 initialement envisagé pour un opéra avant de devenir un poème symphonie d’à peine plus d’un quart d’heure, les Hongrois ont fait une épopée valeureuse à souhait, farceuse, moqueuse, rieuse, ensorceleuse, servie par la virtuosité naturelle des musiciens, tous les pupitres s’y illustrant, du premier violon jusqu’aux trombones, en passant par la petite harmonie, cors, trompettes et jusqu’à la percussion en passant par les harpes…
Entre ces deux partitions de la fin du XIXe siècle, un passage par le début du XXe avec un extrait du premier succès lyrique de Richard Strauss, Salomé et sa partie la plus faible quoique la plus populaire, une Danse des Sept Voiles vertigineuse.
Devant le succès foudroyant de leur prestation, Ivan Fischer n’a pas cédé à la tentation d’un bis ordinaire mais a judicieusement encouragé deux trios de ses musiciens à se lancer successivement dans des improvisations de jazz manouche, rappelant ainsi que la base de l’orchestre hongrois est constituée de Tziganes, ce qui explique la virtuosité inouïe de cette phalange, tandis que ce peuple est victime dans son propre pays d’un racisme virulent et persistant qui ne se cache pas et que peu combattent.
Bruno Serrou
1) Richard Strauss et Hitler : Quatre dernier Lieder (Editions Scali, 319 pages, 2007)
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