Paris. Opéra Comique. Salle Favart. Mercredi 1er mars
Créé avec grand succès le 27
septembre 2019, L’Inondation de
Francesco Filidei sur un livret de Joël Pommerat, qui signe également la mise
en scène de cette production princeps conforte l’impression laissée au soir de
la première en ce même théâtre, qui en est l'initiateur, de pur joyau du théâtre lyrique (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/09/avec-linondation-sur-un-livre-joel.html).
Rappelons ici le contexte
exceptionnel de la genèse de cet opéra qui s’est déroulée dans des conditions
artistiques exceptionnelles offerte par le directeur de l’Opéra Comique
d’alors, Olivier Mantéi. Plusieurs ateliers de création d’une semaine ont été mis
à disposition de l’équipe de création pour que l’œuvre atteigne sa cohérence.
La musique de Francesco Filidei en est le ciment. Compositeur,
librettiste-metteur en scène, chanteurs ont travaillé à partir de la musique,
qui a été préenregistrée, ce qui a permis aux chanteurs et à Joël Pommerat de
se focaliser sur le jeu d’acteur et sur le théâtre. Chaque matin, Pommerat
arrivait au théâtre avec les dialogues totalement écrits - la nouvelle dont
l’œuvre s’inspire n’en comptant que fort peu - d’une scène qu’il venait
d’écrire, Filidei la découvrait en même temps que les chanteurs. « J’avais
l’impression d’être un peintre, c’est-à-dire de travailler face à un modèle,
déclarait le compositeur en 2019 sur France Musique. Il y a eu ensuite un très
long travail d’orchestration, mais les premières intentions musicales n’ont
quasi pas changé depuis le début. » Sur un livret en français qui incite à
la déclamation debussyste, Filidei a composé une musique aux élans lyriques
typiquement italiens, ce qui rend l’œuvre d’autant plus séduisante et
convaincante. J’ai personnellement ressenti lors de cette reprise quelques
rapprochement dans la scène ultime, celle de la clinique, avec le cinquième
acte de Pelléas et Mélisande de
Claude Debussy, jusqu’à la référence au texte de Maeterlinck « si seulement
Dieu avait pitié des hommes », avec le lit, la soprano (la
Femme/Mélisande), le baryton (L’Homme/Golaud) et la basse (Arkel/Le Médecin)…
Les deux auteurs ont porté leur dévolu sur une courte nouvelle L’Inondation de l’écrivain russe Evgeny Zamiatine (1884-1937) publiée en 1929, une inondation autant physique, due à la crue d’un fleuve, que psychique, le drame d’une femme meurtrière. Commençant sur le flash-back d’un assassinat, l’opéra en deux actes conte l’histoire de gens ordinaires, autour d’un couple sans enfant vivant au rez-de-chaussée d’un immeuble et de leur voisinage immédiat dont la vie s’écoule au ralenti, à l’instar de l’usine voisine, silencieuse, immobile sur les rives d’un fleuve apparemment paisible. Une nuit d’automne pluvieuse, le couple accueille une jeune fille vivant dans les comble et dont le père vient de mourir. Des liens de plus en plus intimes se nouent entre l’homme et l’adolescente, et l’épouse est de plus en plus rongée par la douleur, par la jalousie et par le ressentiment qui l’entraînent au bord du gouffre. Un jour de crue, tandis qu’une inondation dévaste leur appartement, la femme se laisse submerger par ses émotions. Hébergés par la famille du premier étage, chacun retrouve sa place, l’homme et la femme de nouveau réunis la nuit sur un divan du salon, tandis que la jeune fille partage la chambre des enfants. Lorsqu’ils regagnent leur appartement, la femme finit par tuer sa rivale. Peu après, elle se découvre enceinte. Une enquête pour disparition n’aboutit pas, et la vie reprend, malgré les cauchemars et les tempêtes intérieures de la femme. Une petite fille naît, et le couple se retrouve. Mais, hantée par le souvenir de la jeune fille, la femme sombre dans un délire et finit par parler, mais la police veille dans la chambre-même de la femme à qui elle promet de s’occuper sérieusement d’elle sitôt qu’elle ira mieux…
Cette reprise conforte cet
ouvrage comme un authentique chef-d’œuvre du théâtre lyrique. Densité et
intelligence du texte, musique magnifique où le chant est roi et l’orchestre d’une
beauté stupéfiante, le tout servi dans l’excellence par une distribution et un
ensemble instrumental luxembourgeois exceptionnels dirigés par le chef
autrichien Leonhard Garms, qui se substituent avec autant de réussite au Philharmonique
de Radio France et au chef argentin Emilio Pomarico. L’écoulement du temps est
concrétisé par les gaines électriques agitées par les cinq percussionnistes,
qui jouent également d’appeaux, de boîtes à vaches, de sirènes à bouche, de
ressorts, de papier de verre et à bulle, de fouet, carillons à vent, de balle
re-bondissante, de casserole, de kazoo, de langue de belle-mère, de couverts de
table, etc. dont les bruits parcourent l’orchestre entier aux sonorités
somptueuses qui font vivre les matières organiques que sont les animaux, le
vent, le fleuve qui suscitent la montée des eaux et des tourments
psychologiques qui finissent par submerger matière, fluides, animaux et les
êtres-mêmes. Cette crue incarnée par l’orchestre est magnifiquement maîtrisée
et nuancée par Leonhard Garms, qui
excelle dans cette musique raffinée à la fois liquide et minérale, à la tête il
est vrai d’une formation de nature chambriste, l’Orchestre de Chambre du Luxembourg,
plus fluide et cristallin que le Philharmonique de Radio France et sur qui
repose la diversité de l’univers environnant les personnages et motive leur
action.
Gommant toute référence à la
Russie et à l’époque soviétique, Pommerat situe l’action de L’Inondation dans
un décor d’immeuble en coupe sur trois niveaux modestement meublé années 1950
soigneusement réalisé par Éric Soyer, chaque pièce des appartements s’éclairant
en fonction de l’action. Le couple apparemment stérile et la jeune fille occupent
le rez-de-chaussée, la famille avec trois enfants le premier étage, tandis que
le second est partagé entre le réduit où vivait la jeune fille et où elle
retrouve des garçons de son âge, et le studio occupé par un policier-narrateur.
Animée par la direction d’acteur au cordeau de Joël Pommerat reprise avec
connivence par Valérie Nègre, la distribution très proche de celle de la
création est d’une homogénéité remarquable, avec la mezzo-soprano aux aigus
rayonnants Chloé Briot bouleversante de douleur, d’angoisse et de folie dans le
rôle de la Femme, le baryton Jean-Christophe Lanièce dans sa prise de rôle au
timbre clair, le ténor Enguerrand de Hys en Voisin, la Voisine de la
mezzo-soprano Victoire Bunel à la voix sombre et charnue qui succède à Yael Raanan-Vandor, la
soprano Norma Nahoun (doublée par la comédienne Pauline Huriet) est une jeune
fille au timbre judicieusement juvénile auquel ceux des enfants de la Maîtrise
Populaire de l’Opéra Comique donnent un parfait écho, l’excellent contre-ténor tandis
que Tomislav Lavoie, successeur de Vincent Le Texier, campe un Médecin au
ridicule amplifié par les accents staccato de la clarinette basse d’un Orchestre
de Chambre du Luxembourg irréprochable de couleurs, de fluidité, de précision.
Reste à espérer la publication rapide
d’un enregistrement de cette œuvre éblouissante, en CD et/ou en DVD…
Bruno Serrou
Opéra Comique jusqu’au 5 mars
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