Stavanger (Norvège), Stavanger Konserthus,
Fartein Valen. Jeudi 23 octobre 2014
Stavanger, le Konserthus vu du port. Photo : (c) Bruno Serrou
« Au
début était le paradis. Puis il y eut une pomme. Ensuite, il a fait froid.
Alors que l’Amour pouvait être inventé, survint la guerre, qui prit l’Amour aux gens et les gens à l’Amour pour que les gens puissent être renvoyés au
paradis »…
Gustav Mahler (1860-1911), à la fin des années 1890. Photo : DR
Le
cycle poétique Des Knaben Wunderhorn
(Du cor merveilleux de l’enfant) est la
source de la création de Gustav Mahler. Né à Kaliště, village de la région de Vysočina aux
confins de la Bohême et de la Moravie, ayant
grandi à Jihlava (Iglau), en Moravie, aux abords d’une caserne de l’armée
autrichienne, Gustav Mahler a dès sa naissance été bercé par le folklore
bohémien et la musique militaire, qu’il a très tôt intégrés dans sa propre
création. Trois de ses neuf symphonies, vingt et un de ses quarante lieder se puisent
dans ce recueil de cinq cents chansons populaires allemandes découvert par le
compositeur en 1888. Publiés entre 1805 et 1808, ces textes ont été collectés
par deux des premiers représentants du romantisme de Heidelberg, le Berlinois
Joachim von Arnim (1781-1831) et le Rhénan Clemens Brentano (1778-1842). Il
s’agit en fait de poèmes tombés dans le domaine public et transformés par la
tradition orale, de la comptine à la légende, de la fable au conte fantastique,
de la saynète à la ballade où le monde de l’enfance côtoie la mort et traverse
la tragique réalité de la guerre.
Stavanger, la façade d'entrée du Konserthus. Photo : (c) Bruno Serrou
Elevé
dans la misère, ayant perdu jeune une partie de sa fratrie, Mahler ne pouvait
que s’identifier à l’univers de garnison et de vie sévère où les enfants
meurent en bas âge. Très tôt, il se plongeait dans ces « véritables blocs
de pierre à partir desquels chacun peut sculpter sa propre statue »
(Mahler), coupant les textes, en réunissant plusieurs pour n’en faire qu’un,
modifiant leur dessein pour mettre l’accent sur l’aspect dramatique de cet univers
qu’il a mis en relief en introduisant des éléments comiques. En fait, à travers
la diversité de ces textes, le compositeur ne cherche qu’à se livrer lui-même. Les
premiers lieder sur le Wunderhorn
sont composés pour voix et piano entre 1888 et 1891. Au nombre de neuf, ils
sont intégrés au second livre des Lieder
und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder
et chansons de jeunesse) lors de leur publication en 1892, le sixième, Ablösung im Sommer (Relève en été, qui évoque un coucou en jouant de l’onomatopée kukuk, sera repris dans le troisième
mouvement de la Symphonie n° 3 en ré
mineur, « Ce que me content les
animaux de la forêt », mais défait de la voix. Le second recueil est
constitué de dix lieder pour voix avec accompagnement d’orchestre composés
entre 1892 et 1899, année de sa publication. Le cinquième lied, Das himmlische Leben (La vie céleste), constitue le finale de
la Symphonie n° 4 en sol majeur, le
septième, Des Antonius von Padua
Fischpredigt (Du sermon de saint
Antoine de Padoue) constitue dans sa version muette le Scherzo de la Symphonie n° 2
en ut mineur « Résurrection », comme le neuvième, Urlicht (Lumière originelle), qui, confié à la voix de contralto, prélude
douloureusement au finale de cette même symphonie, tandis que le dixième, Es sungen drei Engel (Trois anges chantaient), forme le cinquième
mouvement (« Ce que me content les
cloches du matin ») de la Symphonie
n° 3 en ré mineur confié à la contralto solo et au chœur de femmes et
d’enfants. Enfin, deux ultimes lieder puisés dans le Wunderhorn, Revelge (Réveil) et Der Tambourg’sell (Le petit
tambour), seront publiés en 1905 avec les cinq Rückert Lieder.
Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Detlev Glanert, Christian Vasquez, Clara Pons, Dietrich Henschel. Photo : (c) Emile Ashley
A
partir de ces vingt-quatre lieder, le baryton allemand Dietrich Henschel, avec le soutient du palais de concerts De Doelen de Rotterdam producteur exécutif et initiateur du projet, a
conçu un monodrame de quatre vingt dix minutes mêlant concert live se présentant sous forme de
monologue avec orchestre et film de fiction muet réalisé par la réalisatrice belgo-catalane
Clara Pons (1). Deux ans et demi de travail ont été nécessaires aux deux artistes,
le baryton et la réalisatrice, de la conception à la réalisation du film, ce
dernier étant tourné à la frontière franco-belge dans le secteur de la Ligne
Maginot, dans les environs de Montmédy. Suivant un ordre fixé en fonction du
scénario élaboré par Henschel et Pons qui part du paradis avec Das
himmlische Leben pour y retourner
en concluant sur Urlicht, après avoir
traversé l’enfer terrestre, l’action débute sur l’expulsion prématurée d’Adam
et Eve de l’Eden, expulsion qui est cycliquement répétée sur la terre, éradiquant
progressivement toute lueur d’espoir et de bonheur. Ce parcours est sans
échappatoire, une inexorable spirale qui ne s’avère pas immédiatement empli
d’embuches. Le protagoniste central du film (qui est aussi le chanteur soliste)
attend son exécution dans une cellule qui se présente comme une intuition de
l’enfer. Dans une séquence de tendres et douces-amères rêveries, son passé
tourne dans sa tête - ses espoirs, ses rêves, son amour, ses peurs, ses joies
et ses souffrances. Il revit sa vie depuis le début - le voyage part démarre au
paradis - jusqu’à sa fin au carrefour où un petit ange se tient tel une vigile.
Le thème central de ce concert audio-visuel est la guerre, dont l’Homme est à
la fois le responsable et la victime. « Nous avons conçu notre spectacle
dans la perspective du centenaire de la Première Guerre mondiale, dit Dietrich
Henschel. C’est pourquoi les protagonistes, le petit garçon (Elias Fret), la femme (Vera Streicher) et les deux soldats (Sébastien Dutrieux et
moi-même), ainsi que les personnages qui ne font que passer, portent des
vêtements du début du XXe siècle, et armements, habitations et mobilier
sont ceux du début du premier conflit mondial. » Le temps s’écoule sur les
quatre saisons. « Nous avons eu la chance de bénéficier durant le tournage
de conditions qui ont réuni deux saisons à la fois, l’automne et l’hiver, le
printemps et l’été », se félicite Clara Pons.
Gustav Mahler, Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley
Pour
ce Wunderhorn, il a été nécessaire de
donner tous les lieder dans les mêmes conditions. Choisissant l’orchestre,
d’essence plus mahlérienne que le piano, il a été fait appel à un compositeur
allemand, Detlev Glanert (né en 1960), pour orchestrer les lieder de jeunesse
selon le même instrumentarium que les lieder entièrement instrumentés par
Mahler. Considérant l’ampleur du projet, ses initiateurs ont dû réunir
plusieurs producteurs pour assurer une tournée, qui les conduira de Norvège à
la Grande-Bretagne, en passant par l’Allemagne, la Belgique, la France, la
Hollande, le Luxembourg et la Suisse, tout en restant ouverts à d’autres
institutions. A ce jour, sept coproducteurs participent à la réalisation du
spectacle, le palais des concerts De Doelen de Rotterdam, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, l’Orchestre de Chambre de
Genève, la Tonhalle de Düsseldorf, l’Orchestre de Picardie, le Stavanger
Symphonieorkest, le BBC Symphony Orchestra de Londres, avec la participation de
l’Orchestre de la Résidence de La Haye.
Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley
Donnée
dans la plus grande des deux salles de mille neuf cents places chacune, celle
en bois blond à la forme de boîte à chaussure agrémentée d’un orgue de soixante-six
jeu encastré dans le mur au fond du plateau caché pour les besoins du film par
un immense écran format cinémascope, du Konserthus de Stavanger, quatrième
ville de Norvège avec un bassin de cent quarante et un mille habitants et
capitale du pétrole norvégien. Dans cet extraordinaire édifice inauguré en 2011
conçu pour recevoir concerts, ballets et opéras, la première de Wunderhorn a constitué selon les dires des
concepteurs du spectacle une répétition générale en vue de la tournée
européenne qui doit commencer en mars prochain.
Gustav Mahler, Wunderhorn. Première partie. Photo : (c) Bruno Serrou
C’est
sur un paysage champêtre, un arbre en bourgeons planté au cœur d’une prairie
grasse et pentue d’où émerge une roche symbolisant le paradis et le pommier
d’Adam et Eve, que commence ce cycle du Wunderhorn,
tandis qu’au bas de l’écran sont disposés les musiciens du Stavanger Symphony
Orchestra (SSO) dirigés par leur directeur musical, le Vénézuélien Christian
Vasquez, issu de la même école initiée par José Antonio Abreu que Gustavo
Dudamel, et que Dietrich Henschel se tient debout pour chanter le premier lied,
Das himmlische Leben. Mais dès le
deuxième des Wunderhorn Lieder, Verlor’ne Müh’ (deuxième des quinze lieder
du cycle avec orchestre), le baryton s’assoit, effaçant ainsi sa silhouette
pour laisser à l’image le soin d’évoquer l’esprit plutôt que la lettre des prochaines
étapes du cheminement tragique du héros-soldat. Trois lieder de jeunesse de
Mahler se présentent alors, Ich ging mit
Lust durch einen grünen Wald (J’allais
avec entrain à travers une verte
forêt) suivi de Starke
Einbilddungskraft (Puissante
imagination) et de Aus! Aus! (C’est fini !) orchestrés par Detlev Glanert, dont le travail sonne
trop opaque et monolithique en regard de la transparence, des rebonds et du pointillisme
de l’orchestration de Mahler, particulièrement des cordes, trop touffues et aux
textures trop sombres. Ce qui apparaît plus prégnant encore lorsque survient Revelge, pénultième Wunderhorn Lied que Mahler composa en 1899 et publia quatre ans
plus tard avec les Rückert Lieder
auquel s’enchaîne l’ultime Der
Tambourg’sell (1901), puis Rheinlegendchen
(Petite légende du Rhin, 1893), avant
un autre lied de jeunesse dans la version Glanert, Selbstgefühl (Conscience de
soi-même), orchestré trop épais et touffu, avec un tapis de cordes trop
uniforme. Wer hat dies Liedlein erdacht? (Qui a inventé cette petite chanson ?, 1892) permet de
retrouver la main créative de Mahler, avant Scheiden
und Meiden (Séparation et fuite)
où Glanert trouve enfin l’ingéniosité de son aîné réfrénée par des soli comme plaqués dans l’éther de la
mélodie de timbre dont s’inspirera Arnold Schönberg. La première partie du
spectacle se termine sur Der Schildwache
Nachtlied (Le chant nocturne de la sentinelle, 1892), lied orchestré
par Mahler dans lequel Henschel brosse un intime dialogue avec ses propres
souvenirs des lascifs moments partagés avec une jeune fille.
Gustav Mahler, Wunderhorn. Seconde partie. Photo : (c) Bruno Serrou
La
seconde partie de Wunderhorn s’ouvre
sur le même paysage de prairie qu’au début du spectacle, cette fois couvert de
neige parcourue de pas s’en allant vers l’horizon où s’étend un bois, tandis
que l’arbre du paradis a perdu son feuillage sous un ciel blafard. Henschel et
l’orchestre se lancent dans le douloureux voyage du soldat emporté dans la
guerre avec Das irdische Leben (La vie
terrestre, 1892-1893), scène dramatique à trois personnages au tour de
conte cruel énoncé par un narrateur où un enfant affamé réclame du pain à sa
mère, qui lui demande d’attendre avant de lui tendre enfin le pain qu’elle a
préparé, mais il est trop tard, l’enfant étant mort dans l’intervalle. Les
instruments se raréfient dans le cours du développement, mais le mouvement ne
ralentit pas, à l’instar de la vie, qui continue, inexorable. Du coup, le
contraste saisit entre les deux orchestres, celui de Mahler, squelettique et
inquiétant, et celui de Glanert, garni et monochrome, dans Um schlimme Kinder artig zu machen (Pour rendre les enfants
obéissants), où il est questions d’un père Noël distribuant des jouets aux
enfants disciplinés et passant son chemin lorsqu’il se présente devant une
maison d’enfants insoumis. Se présente alors le célèbre Des Antonius zu Padua Fischpredigt (1893) que Mahler a intégré à sa
Deuxième Symphonie (Scherzo) où il
est question du saint prêchant au bord du fleuve d’où les poissons viennent
l’écouter en nombre, tandis que le mouvement perpétuel court sans cesse des
clarinettes aux violons en passant par les divers pupitres de l’orchestre pour
revenir à la première clarinette, étant à la fois le fleuve, le discours du
prédicateur et le reflet des poissons. Difficile pour Glanert de se distinguer
de cette extraordinaire orchestration de son modèle dans Ablösung im Sommer (Relève en
été), où le coucou, qui meurt, s’efface pour être relayé par le rossignol. Suit
le suffoquant Lied des Verfolgten im Turm
(Chanson du prisonnier dans la tour, 1898-1899) composé sur une figure
militaire où un homme privé de liberté rencontre une femme libre qui n’est qu’illusion,
et qui inspire à Mahler un lied juxtaposant deux monologues dans des tonalités
mineures pour le prisonnier, habité par l’idée fixe que les pensées sont
libres, et majeures pour celle qui l’appelle à l’extérieur. Suivent trois
lieder orchestrés par Glanert, Nicht
wiedersehen! (Ne pas se revoir !),
où la bien-aimée meurt de chagrin, Es
sungen drei Engel tiré du finale de la Quatrième
Symphonie mais que le compositeur allemand a synthétisé, et Zu Strassburg auf der Schanz (Sur les remparts de Strasbourg) où Mahler retrouve l’environnement
de sa jeunesse, avec cet enfant enrôlé de force dans l’armée à qui l’on demande
de se conduire en homme avant que la mort le fauche. Les quatre derniers lieder
sont entièrement de la main de Mahler, cheminant de Trost im Unglück (Consolation
dans le malheur, 1892) à la
lumière rédemptrice d’Urlicht (Deuxième Symphonie) que l’on se surprend
d’entendre chanté par un baryton, mais qu’Henschel transcende par une bouleversante
humanité, en passant par Wo die schönen
Trompeten blasen (Où soufflent les
jolies trompettes, 1898-1899) où la figure du militaire devient le symbole
singulièrement tragique de la destinée humaine dont la mort est la finalité
assumée, et par Lob des hohen Verstandes
(Eloge de la haute compétence, 1896),
où l’on retrouve le coucou et le rossignol discourant sur un ton satirique afin
de se départager sur la beauté de leur chant.
Gustav Mahler (1860-1911), Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Velasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley
Il
convient de saluer la formidable performance de Dietrich Henschel, qui chante
tous les lieder par cœur, sans jamais flancher malgré une fatigue due à un coup
de froid attrapé dans la fraîcheur humide des soirées de Stavanger,
s’immergeant dans la diversité des climats de chacun des volets du cycle, qu’il
fait sien à la façon de saynètes jusqu’au plus secret du verbe, comme s’il
était à la fois le soldat, l’enfant, la femme et, surtout, Gustav Mahler en
personne. Le mot, chez lui, sonne de façon authentique, trouvant une résonance
profondément humaine jusque dans la plus infime variation d’intensité, ne
révélant aucune baisse d’acuité, la locution claire et le sens du mot étant
continument d’une prégnante acuité. L’image, toujours bien léchée, et les
personnages du film, tous séduisants et bien dans leurs rôles - Dietrich
Henschel s’impose par sa présence et sa plastique d’acteur, n’hésitant pas à se
montrer dans son humaine nudité -, dérange parfois l’écoute, détournant
l’oreille au profit de l’œil, plus prompt à répondre aux sollicitations que
l’ouïe, tandis que l’esprit se laisse volontiers porter à décrypter le non-dit,
aidé par la musique de Mahler, d’une beauté inouïe. Cette dernière a été fort
bien servie par le Stavanger Symphony Orchestra, qui n’a montré que d’infimes et
passagères faiblesses, principalement côté cuivres, dirigé de façon nuancée et convaincue,
sans baisse de tension, par Christian Vasquez.
Bruno Serrou
1) Wunderhorn sera présenté à Bruxelles (Flagey) le 13 mars
2015, Amiens le 9 avril, Compiègne le 11 avril, Londres (Barbican) le 15 avril,
Rotterdam (De Doelen) le 23 avril et La Haye le 24 avril. D’autres villes sont
en prospection.
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