Luigi Nono (1924-1990) à Venise. Photo : (c) Karin Rocholl
Né voilà quatre vingt dix ans le 29 janvier
1924, et mort le 8 mai 1990 à Venise, Luigi Nono est de ces compositeurs vénitiens
qui ont fait la gloire de la Cité des Doges depuis la Renaissance. Le Festival d'Automne à Paris rend cette année hommage à ce compositeur auquel il est fidèle depuis sa création en 1972, tout comme il l'est avec Karlheinz Stockhausen, mort en 2007.
Nuria Schönberg-Nono, Luigi Nono et Bruno Maderna à Darmstadt en 1955. Photo : DR
Avec Bruno
Maderna, son aîné de deux ans, il est le plus fameux des représentants de cette
grande lignée au cours du siècle dernier. Il restera dans l’histoire de la
musique comme l’un des initiateurs de l’école dite « de Darmstadt »,
également qualifiée d’école sérielle qui compte en son sein des personnalités
comme Luciano Berio, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Henri Pousseur,
entre autres. Cet homme très grand et très beau, à la stature de noble peint par
Piero della Francesca, était le plus radical des musiciens de sa génération,
celui qui s’engageait le plus avant dans le mystère sonore et certainement le
plus politiquement marqué. Ce prince vénitien s’était en effet engagé auprès
des ouvriers de l’île voisine de la Giudecca, l’île des pauvres où il avait élu
domicile en 1956, un communiste pur jus dont les œuvres prenaient pour
arguments des textes d’une extrême violence, non seulement chez des écrivains
comme Pablo Neruda ou Cesare Pavese, mais aussi dans des proclamations, des
tracts, des discours de Rosa Luxemburg, Che Guevara, Djamila Boupacha, Patrice
Lumumba, de partisans vénézuéliens, chiliens ou vietnamiens. Ce qui
correspondait à son caractère difficile et à son tempérament irascible, autant
qu’à sa profonde tendresse humaine qui parfois se brisait comme sa musique de
cristal sur la brutalité du monde.
Claudio Abbado et Luigi Nono. Photo : (c) Luigi Ciminaghi
Luigi Nono composait, dit-on, en se
promenant dans sa ville au rythme lent des trompes de bateaux, des appels
d’enfants, de la déambulation des badauds dans l’atmosphère si particulière des
quais et des places vénitiennes entourées d’eau. Il s’enfermait ensuite dans
son bureau, assis à sa table de travail, ou dans un studio de
Fribourg-en-Brisgau, et retravaillait sur un instrument, sur la voix et sur les
infinies possibilités que lui permettait l’électronique. Naissaient alors des
œuvres exigeantes, secrètes, imprégnées la plupart du temps de militantisme
politique mais toujours habitées par les émanations, les effluves, la ductilité
de la réverbération, les brusques stridences de cette acoustique urbaine
vénitienne unique au monde.
Luigi Nono. Photo : (c) Erven - Luigi Nono
Sous ses allures d’intellectuel
intransigeant se dissimulait en fait la sensibilité la plus raffinée fondée sur
l’harmonieuse synthèse d’un tuilage de contradictions. Il avait épousé en 1954
la seconde fille d’Arnold Schönberg, Nuria, l’aînée des trois enfants que le
compositeur autrichien eut de sa seconde épouse, Gertrud Kolisch. Avec ses amis
et interprètes les plus inspirés, Claudio Abbado et Maurizio Pollini, il
sortira la musique du carcan feutré des salles de concert pour la porter sur
les lieux de travail des auditeurs, sans pour autant obtempérer à la doctrine
d’Alexandre Jdanov en refusant de sacrifier au « réalisme socialiste ».
Il renoncera avec la même vigueur aux « circuits de distribution bourgeois
de la musique ». Il ira jusqu’à claquer la porte de la Biennale de Venise,
en 1968. Et lorsqu’il entre dans les temples traditionnels de la musique, c’est
pour y allumer un « feu purificateur ». Ce sera le scandale
indescriptible de la création en 1961 à la Fenice de Venise d’Intolleranza
1960, où il dénonce, sur des textes de Jean-Paul Sartre, Bertolt Brecht et
Vladimir Maïakovski, l’annihilation de l’individu par la dictature fasciste.
Claudio Abbado, Luigi Nono et Maurizio Pollini. Photo : DR
L’originalité de la démarche de
Luigi Nono qui n’est pas sans rapports avec celle d’un Pier Paolo Pasolini, se
définit à travers son engagement politique au sein-même de ses œuvres et par un
refus non moins déterminé de transiger sur la modernité de sa technique
musicale. Cette double revendication de militant et d’avant-gardiste,
apparemment contradictoire, se fondait sur un humanisme authentique qui plaçait
l’individu au-dessus des pressions du totalitarisme. En témoignent son deuxième
opéra, Al gran sole carico d’amore (Au
grand soleil d’amour chargé) d’après Rimbaud, créé par Abbado en 1975 à la
Scala de Milan, et Prometeo. Tragedia
dell’ascoloto (Prométhée.
Tragédie de l’écoute, 1987) où se fondent toutes les langues européennes en
un collage de fragments épars qui flottent comme les îles de la lagune, symbole
de l’incommunicabilité entre les hommes.
Helmut Lachenmann, Monica Lichtenfeld, Iannis Xenakis, Luigi Nono et Klaus Huber, à Cologne en 1985. Photo : DR
La carrière de Luigi Nono avait
commencé sous les meilleurs auspices : à dix-sept ans, un grand
maître, Gian Francesco Malipiero (1882-1973), lui avait révélé « tous
les horizons de la musique ». En 1946, sa rencontre avec Bruno Maderna
(1920-1973) suscite une orientation décisive à son art : reprenant à zéro
ses études musicales en remontant au moyen-âge, Nono se tourne rapidement vers l’école
de Schönberg et de Webern conforté par l’enseignement d’Hermann Scherchen
(1891-1966) à Zürich.
Luigi Nono à sa table de travail. Photo : DR
La création des Variazioni canoniche sulla serie dell’op. 41
di Arnold Schönberg (Variations canoniques sur la série de l’opus 41
d’Arnold Schönberg) pour orchestre en
1950 par Hermann Scherchen à Darmstadt, suivie, l’année suivante en ce même lieu, de Polifonica-Monodia-Ritmica (Polyphonie-monodie-rythme)
font de Nono l’un des porte-drapeaux de la jeune avant-garde. Un an plus tard,
il adhère au Parti communiste italien, tout en sachant parfaitement que
« la culture de la révolution russe avait été massacrée par Staline et
Jdanov ». Dès lors, il ne cessera de soutenir une position paradoxale à
l’égard de la pensée marxiste, écrivant des œuvres engagées mais inaccessibles
aux oreilles du grand public auprès duquel pourtant il portera « la bonne
parole » en allant jouer dans les usines tout en refusant vigoureusement
le « réalisme soviétique ». Mais ce qui, longtemps, a creusé autour
de lui un fossé profond sera peut-être plus tard considéré comme un témoignage
prophétique : nul n’a comme lui allié entre 1955 et 1975 une aussi
vigoureuse protestation contre l’inhumanité de l’homme et une musique aussi
pure, bouleversante. Tel ce Canto sospeso (Chant suspendu) composé sur des lettres écrites par de très jeunes
victimes du nazisme avant leur exécution. Ces voix qui détiennent chacune une
parcelle de texte et s’amalgament en des mélodies de timbres glissant les unes
sur les autres, ces instruments qui se fondent en longues trames, éclatent en
brèves séquences dramatiques ou luisent solitaires comme des candélabres dans
l’obscurité du monde, dessinent une image admirable de ces hommes sans nom,
évanouis dans la mort.
Peu à peu l’œuvre de Nono
s’intériorise, l’action violente devient aérienne, tandis que se fait
plus insistante l’emprise de la musique électronique conçue comme un instrument
de plongée dans l’éther du son comme au tréfonds de l’être.
Le point extrême de son art, le
compositeur l’a atteint sans doute dans Prometeo.
Tragedia dell’ascoloto (Prométhée.
Tragédie de l’écoute) créée dans une extraordinaire nacelle de bois
suspendue à mi-hauteur de l’église San Lorenzo de Venise, deux heures dans un
état d’extase ou d’hypnose, où une musique transparente planait comme les
mouettes au-dessus de la lagune. Ici, Nono touche au suprême de l’abstraction,
allant jusqu’à dissoudre le trait, la polyphonie, le mouvement des lignes, les
échelles sonores. La pensée pure, en effaçant tous les moyens de la
communication, se referme sur le mystère d’une mer lumineuse, comme au large de
Venise. « Prométhée, écrivait Nono, c’est l’homme avec son
éternelle soif de nouvelles frontières. Il faut continuer à chercher, à errer,
à aller de l’avant ; on avance comme sur de l’eau, sans trace de chemin. »
Venise, le Grand Canal. Photo : (c) Bruno Serrou
Né le 29 janvier 1924 à Venise,
petit-fils du peintre dont ses parents lui donnent le prénom (son oncle Ernesto
est sculpteur, sa grand-mère musicienne), a été mis à douze ans au piano,
instrument qu’il abandonna à quatorze, et manifeste un vif intérêt pour la
physique et le grec. En 1941, il rencontre son premier maître, Gian Francesco
Malipiero (1882-1973), ami de son père. Auditeur libre au Conservatoire de
Venise, il apprend « beaucoup de choses assommantes et souvent
fausses », mais où il acquiert une profonde connaissance de la musique
Renaissance et du madrigal. En 1946, il est diplômé en droit à l’université de
Padoue, mais c’est Bruno Maderna qui lui fait découvrir sa vraie voie et avec
qui il lie une longue amitié. En 1948, il travaille avec Hermann Scherchen que
lui a présenté Maderna et qui crée sa première œuvre, les Variations
canoniques sur la série de l’op. 41 d’Arnold Schönberg le 27 août 1950 à
Darmstadt. Cette première suscite un énorme chahut et qu’analysera le lendemain
Edgar Varèse dans son cours de Darmstadt.
Luigi Nono à Venise. Photo : DR
Dès 1952, Nono, qui avait activement participé à la Résistance italienne pendant la Seconde Guerre mondiale, adhère
au Parti communiste italien (PCI) et commence à écrire des œuvres
particulièrement engagées, telles les trois Epigraphes pour Garcia Lorca,
puis la Victoire de Guernica sur des textes de Paul
Eluard et le ballet Der rote Mantel (le Manteau rouge) en 1954, suivis des Canti
per 13 pour treize instruments et
les Incontri pour vingt-quatre
instruments en 1955, toutes partitions pointillistes d’obédience
sérielle à l’écriture élégante, d’une souplesse presque sensuelle, qui
tranchent sur celles de ses compagnons de l’avant-garde. 1955 est également
l’année de son mariage avec Nuria Schönberg, qui lui donnera deux filles, et de
son premier grand chef-d’œuvre, Il Canto
sospeso (le Chant suspendu) pour soprano, contralto, ténor, chœur mixte et
orchestre.
Conformément à la tradition
italienne et des maîtres vénitiens, la voix est l’instrument privilégié de
Luigi Nono. Elle intervient en effet dans la plupart de ses œuvres à partir de Il canto sospeso. Des pièces sur des
textes de Cesare Pavese (1908-1950) (La
terra e la campagna pour soprano, ténor, chœur et instruments), Giuseppe
Ungaretti (1888-1970) (Cori di Didone pour chœur et percussion) et
Antonio Machado (1875-1939) (« Ha,
venido », canciones para Silvia), préparent l’explosion lyrique d’Intolleranza
1960, « action scénique » en deux parties créée dans le cadre
de la Biennale de Venise qui utilise des fragments d’Henri Alleg, Bertolt
Brecht, Paul Eluard, Vladimir Maïakovski, Julius Fucik, Jean-Paul Sartre, etc.,
œuvre qui sera donnée pour la première fois en France à Nancy en 1971 dans une
mise en scène de Jean-Claude Riber.
Luigi Nono chef d'orchestre. Photo : DR
Les années 1960-1970 sont marquées
par de fréquent voyages à l’étranger et des conférences en Amérique latine, où
il rencontre de nombreux intellectuels et militants de gauche. Quatorze ans
durant, Nono unira étroitement musique et politique : « Faire de la
musique et manifester dans la rue, pour moi c’est la même chose »,
ira-t-il jusqu’à dire en 1969. En 1962, il compose les Canti di vita e d’amore (Chants de vie et d’amour) Sul ponte di Hiroshima (Sur
le pont d’Hiroshima) pour soprano, ténor et orchestre, et Djamila
Boupacha, monodie a capella pour soprano solo sur des vers de Jesus Lopez
Machado. Il y aura aussi La fabbricca
illuminata (L’Usine illuminée,
1964) pour voix et bande magnétique sur des textes de Giuliano Scabia et Cesare
Pavese, Ricorda cosa ti hanno
fatto in Auschwitz (Rappelle-toi
ce qu’ils t’ont fait à Auschwitz, 1966) pour bande magnétique, les deux Musique-Manifestes Un volto, del mare pour soprano,
récitante et bande magnétique sur un texte de Cesare Pavese et Non consumiano Marx (Ne consommons pas Marx) créées à la Fête
de l’Humanité en 1969, Como una ola di fuerza y luz (Comme un fleuve de force et de clarté) pour soprano, piano,
orchestre et bande magnétique composé en 1972 sous le choc de
l’assassinat du leader révolutionnaire chilien Luciano Cruz, Siamo la gioventù del Vietnam (Nous sommes la jeunesse du Vietnam, 1973) pour chœur à une voix…
Nono ne se contente pas d’écrire de la musique, il se rend sur le terrain, dans
les usines et les villages, avec un succès modéré, tant sa musique n’est guère adaptée
à une large diffusion. Cette période se clôt sur une autre action scénique en
deux tableaux créée cette fois à la Scala de Milan en 1975 sous la direction de
Claudio Abbado et dans une mise en scène de Iouri Lioubimov, Al gran sole carico d’amore (Au grand
soleil d’amour chargé), titre venu d’un vers d’Arthur Rimbaud sur quantité
de textes révolutionnaires, et qui sera donné en France à l’Opéra de Lyon en
1982 dans une mise en scène de Jorge Lavelli.
Luigi Nono et Claudio Abbado. Photo : DR
Dans cette même période, outre la
voix ou associée à cette dernière, il convient de remarquer la présence
croissante de l’électronique, inaugurée en 1961 par le bel Omaggio (Hommage) au peintre Emilio
Vedova et jusqu’à … sofferte onde serene… (1976) où la bande magnétique
est associée au piano de Maurizio Pollini. Avec cette œuvre commence une
nouvelle phase radicale de l’évolution de Nono, qui s’ouvre en 1978 avec Con Luigi Dallapiccola pour percussion
et électronique et se conclut deux ans plus tard sur Fragmente-Stille, an Diotima pour quatuor à cordes. Constamment à la limite du silence, cette dernière partition commandée par le Festival
Beethoven de Bonn est l’une des plus exigeantes du compositeur italien, autant
pour les interprètes que pour les auditeurs. La pièce est entrecoupée de
cinquante-trois citations de poèmes qu’Hölderlin a adressés à son amante
Diotima qui doivent être chantés silencieusement par les musiciens pendant
l’exécution pour atteindre ce que le poète allemand évoque comme
« l’harmonie délicate de la vie intérieure ».
L'une des œuvres les plus
exigeants de Nono (à la fois pour les artistes et les auditeurs), Fragmente-Stille est une musique au seuil du silence. La patition est entrecoupée de cinquante-trois citations de poèmes que Friedrich Hölderlin a adressés à son "amante" prénomméae Diotima qui doivent être "chantés" en silence par les interprètes durant l'exécution de l'oeuvre, à la recherche de ce que « l'harmonie délicate de la vie intérieure »
(Hölderlin). Un travail rare, extraordinairement concentré, fruit d'une commande du Festival
Beethoven de Bonn, Fragmente-Stille, an Diotima suscite immédiatement un vif intérêt en Allemagne.
Luigi Nono en 1987. Photo : (c) Betty Freeman/Lebrecht/Rue des Archives
A partir de 1979, Luigi Nono se tourne
vers l’électronique en temps réel, travaillant tout d'abord avec Peter Haller dans le Studio
Expérimental Heinrich Strobel de la Südwestfunk de Fribourg-en-Brisgau qui
gouverne dès lors l’essentiel de ses œuvres, tandis que sa musique devient de
plus en plus profonde, secrète, perdue dans le domaine du rêve, même lorsque la
pensée politique, qui se fait plus philosophique, demeure explicitement
présente. Ainsi, l’admirable Journal polonais n° 2 Quando stanno morendo (Quand ils meurent, les hommes
chantent) pour quatre voix de femmes,
flûte, violoncelle et électronique, sur des textes de Czeslaw Milosz, Boris Pasternak, Velemir Chlebnikov, Endre
Ady et Alexandre Blok (1982), Guai ai gelidi mostri (Gare
aux monstres froids) pour deux contraltos, flûte, clarinette, tuba, alto,
violoncelle, contrebasse et électronique sur un texte de Massimo Cacciari (1983), Découvrir la
subversion. Hommage à Edmond Jabès pour contralto, basse, récitante, flûte,
cor, tuba et dispositif électro-acoustique (1987) resté inachevé, sans oublier
l’œuvre essentielle de cette ultime période, Prometeo. Tragedia dell’ascosto
(Prométhée. Tragédie de
l’attente) créé à Venise en 1984 et présenté à Paris en 1987. Autre
pièce majeure, Das atmende Klarsein, Fragmente sur un texte grec ancien
et un fragment des Elégies de Duino de Rainer Maria Rilke pour flûte
basse, bande magnétique et électronique ad libitum (1981).
Les
dernières œuvres de Luigi Nono, comme Caminantes
... Ayacucho (1986-1987) inspiré par une région du sud du Pérou où la vie
d’une extrême pauvreté suscitait des graves troubles sociaux, La lontananza nostalgica utopica futura
(1988-1989), et « Hay que
caminar » Soñando (1989) reflètent la quête de toute la vie du
compositeur pour le renouveau politique et la justice sociale.
La tombe de Luigi Nono, Venise, cimetière de l'île San Michele. Photo : DR
Luigi
Nono repose au cimetière de l’Ile San Michele, non loin de Serge Diaghilev,
Igor Stravinski et Ezra Pound.
Extrait de la partition manuscrite de Fragmente-Stille, an Diotima (fragment 26). Photo : DR
Dix-sept œuvres majeures de Luigi Nono
Due espressioni per orchestra
Due espressioni per orchestra
Due espressioni per orchestra (Deux expressions pour orchestre) a été créé à Donaueschingen le 11 octobre 1953 sous la direction de Hans Rosbaud. Le titre annonce deux parties distinctes dans leur forme expressive et musicale. La première est dominée par une mélodie souple jouée par les cordes, la seconde, après une introduction des timbales et du tambour, fait retentir des fragments sonores qui se présentent tels des bribes éparpillées confiées principalement aux instruments à vent.
Liebeslied
Composé 1954, Liebeslied
est créé à Londres le 16 avril 1956 sous la direction d’Alexander Gibson. Ce
chant d’amour pour chœur mixte, harpe, glockenspiel, vibraphone, timbales et
cinq cymbales a été composé à Darmstadt quelques mois avant que Nono n’épouse
Nuria Schönberg. L’atmosphère est ici plus recueillie qu’amoureuse, plus
contemplative que charnelle. « Tu es la terre, le feu, le ciel, c’est toi
que j’aime… » Dans la première partie de cette œuvre écrite sur un poème
du compositeur, les voix chantent diverses modulations d’un motif de cinq notes
traité dans un contrepoint aéré, à peine soutenu par des instruments
pointillistes. Cette section s’achève sur le mot Dich, qui introduit une
sixième note. La seconde section est construite sur le même procédé mais sur un
nouvel hexacorde, le tout réuni formant une série dodécaphonique. L’œuvre
s’achève, les voix unies, sur les renversements de l’accord initial.
Il canto
sospeso
Malgré son hermétisme apparent,
la musique de Nono, singulièrement inventive dans l’utilisation des moyens
techniques les plus avancés n’est pas pour autant fermée à l’expressivité,
comme l’atteste dès 1955 Il canto sospeso, créé à Cologne le 24 octobre
1956 par l’Orchestre et le Chœur de la Radio de Cologne, sous la direction
d’Hermann Scherchen. Cette œuvre, s’il en est encore besoin, atteste combien le
dodécaphonisme et le sérialisme intégral réputés secs et sans âme peuvent
avoir d’expressivité et engendrer une musique aussi profonde que bouleversante.
Nous nous situons-là dans la descendance de Un survivant de Varsovie que
Schönberg, beau-père de Nono, avait écrit sous le choc du rapport que lui avait
fait un rescapé des camps de la mort. Il canto sospeso est une cantate
pour soprano, contralto, ténor, chœur et orchestre écrite entre 1955 et 1956 à
partir d’extraits de lettres de condamnés à mort de la résistance européenne.
Davantage qu’une cantate, elle peut être considérée comme une Messe de la
liberté. Elle est subdivisée en neuf épisodes qui combinent les moments
solistes, choraux et orchestraux, conformément à la forme traditionnelle du
genre : I - orchestre, II - chœur a capella, III - soprano, contralto,
ténor et orchestre, IV - orchestre, V - ténor et orchestre, VI - chœur et
orchestre, VII - soprano, chœur de femmes et orchestre, VIII - orchestre
(instruments à vent et timbales), IX - chœur et orchestre (timbales). Ils sont
eux-mêmes répartis en trois sections, à peine suggérés par un bref intervalle
après les quatrième et septième morceaux.
L’introduction orchestrale de la première
partie obéit à une écriture pointilliste, une note ici, une autre là, et il est
rare que soient concédées à un seul instrument plusieurs notes successives.
Cette introduction prépare le drame, mais n’est pas le drame en tant que tel,
c’est pourquoi Nono lui donne le tour d’une aurore. L’aube point avec le chœur
a capella de la deuxième partie, qui contient comme le sens emblématique de
l’œuvre entière. Les paroles sont tirées de la dernière lettre de l’homme de
lettre et érudit bulgare Anton Popow qui était en mesure de rendre les raisons
du sacrifice explicites et de les éclairer par la lumière de l’esprit :
« Je meurs pour un monde qui resplendira d’une telle lumière, avec une
telle beauté, que mon sacrifice lui-même n’est rien. Des millions d’hommes ont
donné leur vie pour lui sur les barricades et sur le front. Je meurs pour la
justice. Nos idées vaincront… » La succession des notes est fournie
simplement, par l’énonciation dix-huit fois de suite de la série de douze sons
sur laquelle tout le travail se fonde (série qui, dans l’introduction
orchestrale, était occultée par un jeu de permutations déterminées par la
différentiation des valeurs rythmiques et par l’usage de pauses initiales
diverses). Dans le troisième morceau, Nono se félicite de l’habileté avec
laquelle il a su combiner certaines phrases des lettres de trois martyrs grecs,
un adolescent de 14 ans, un étudiant et un coiffeur, de façon à ce qu’en
s’intégrant les unes aux autres dans les voix des solistes, elles finissent par
composer un nouveau texte, plus riche de sens. Ce qui bouleverse l’auditeur
même non averti, est la profonde émotion qui émane de ce chant, où l’habitude
dodécaphonique des terminaisons ouvertes vers le haut perd l’aspect arbitraire
du procédé pour acquérir sans équivoque la valeur d’une plainte, comme un
dernier frémissement éteint dans l’agonie. Les dernières paroles des solistes,
« Ton fils s’en va. Il n’entendra pas les cloches de la liberté »,
déterminent l’épisode orchestral de la quatrième partie, qui conclut la
première section de l’œuvre : on perçoit le son des cloches à travers
l’écran des cordes, une sorte de blanc électronique produit par le déploiement
de la série dodécaphonique, tandis que les instruments à vent ponctuent
l’attaque et la fin de chaque note tenue.
Les textes de la section centrale
illustrent trois moments précédant immédiatement la mort. Celui,
extraordinaire, de Chaim, jeune berger polonais de 14 ans qui redécouvre avec
une candeur égale au savoir-faire d’un grand lettré, des figures typiques de la
poésie populaire : « Si le ciel était de papier et d’encre toutes les
mers du monde, je ne pourrais vous décrire mes souffrances ni tout ce que je
vois autour de moi. Je vous dis tous adieu et je pleure… » Ecrit pour
ténor solo et un orchestre d’instruments solistes dont la texture tient de la
musique de chambre, ce morceau démontre l’aptitude de Nono à modeler la série
jusqu’à lui donner la consistance d’une mélodie liée expressivement aux accents
des paroles et à un phrasé discontinu.
Ha venido, cantiones para silvia
Ce chant printanier a été composé
en 1960 pour soprano et chœur de six sopranos, sur des poèmes d’Antonio Machado
extraits des Nouvelles Chansons. Dédiée à Silvia Nono, première fille du
compositeur qui célébrait son premier anniversaire au moment de sa genèse,
l’œuvre est créée à Londres sous la direction de Bruno Maderna le 3 novembre
1960.
Sara dolce tacere
Créé le 17 février 1960 à
Washington sous la direction de Frederick Prausnitz, ce chant pour huit voix
solistes (deux sopranos, altos, ténors et basses répartis en demi-cercle) au
climat particulièrement doux, conformément au titre, est dédié à Bruno Maderna
pour ses quarante ans. La partition est écrite sur un poème extrait de La
mort viendra et elle aura tes yeux de Cesare Pavese.
Intolleranza
1960
Si le Canto sospeso
représente dans la création de Nono une première synthèse, l’opéra Intolleranza
1960 marque, cinq ans plus tard, une première césure. Avec cette
« action scénique » commence le travail au studio de phonologie de
Milan fondé par Luciano Berio et Bruno Maderna avec le technicien Marino
Zuccheri. Après l’opéra, les œuvres de Nono reçoivent aussi un aspect aux
contours plus marqués sur le plan du contenu : leur prise de position est
désormais concrète, directe, souvent agressive et provocante.
Composé en trois mois et créé à La Fenice de Venise le 13 avril 1961 sous la direction de Bruno Maderna et dans une mise en scène de Vaclav Kaslik, Intolleranza 1960 est marqué par l’influence de l’avant-garde théâtrale russe, particulièrement Maïakovski. Le titre complet de cet ouvrage lyrique, Intolleranza 1960, Azione scenica in due tempi da un’idea di Angelo Maria Ripellino sur un livret du compositeur écarte volontairement le terme opéra et, à la place d’un librettiste, parle d’un produit de départ, en l’occurrence des materiali per un’opera de Ripellino. Ce matériau de base n’a pas été « complété » par d’autres textes, mais est intégré à un réseau de textes : un poème de Ripellino, Vivere è stare svegli (Vivre signifie rester éveillé, chœur initial de la première partie), cinq strophes du poème d’Eluard La liberté, Unser Marsch (Notre marche) de Maïakovski, et An die Nachgeboren (A ceux qui vont naître) de Brecht (chœur final). A côté de ces textes poétiques, se trouvent des slogans historiques tels que nie wieder Krieg (plus jamais la guerre), no paseran (Ils ne passeront pas), morte al fascismo (mort au fascisme), Liberta ai popoli (Liberté aux peuples), down with discrimination (à bas la discrimination), la sale guerre (toutes citations concentrées dans le la troisième scène de la première partie, c’est-à-dire la scène de la manifestation), des extraits d’interrogatoires nazis de Julius Fucik et d’interrogatoires d’Algériens par la police française, des propos d’Henri Alleg, enfin un extrait de la préface de Sartre au livre d’Alleg, La question.
Ces matériaux extrêmement hétérogènes sont à des années-lumière de toute langue communément utilisée dans un livret : poésie de genres très différents, textes documentaires de l’histoire ancienne et récente. Ce réseau de textes ne raconte pas une histoire proprement dite, mais rend intelligible, sous la forme d’une focalisation de moments isolés, la naissance d’une conscience actuelle, active et sociale. Temps, lieu et événements sont ceux du présent de la mise en scène, ce qui nécessite une réelle faculté d’adaptation, une réflexion créative sur la question fondamentale de l’Intolleranza à l’intérieur de chaque situation concrète. Mais, contrairement à l’œuvre scénique suivante, Al gran sole carico d’amore, les moments d’Intolleranza 1960 restent malgré tout encore liés à une histoire, celle d’un travailleur émigré et de sa compagne. Son déroulement est autant celui d’un processus de connaissance que celui d’un développement à travers une histoire concrète.
Nono conçoit l’Azione scenica comme un « théâtre d’idées qui combat pour une humaine condition de vie, un théâtre directement lié à notre vie totalement engagé aussi bien au niveau social et structurel, qu’au niveau de la langue ». La partition est un résumé des moyens formels que Nono a employés dans ses compositions non scéniques pour voix et chœur dans les années cinquante. Notons cependant qu’il y a des reprises, significatives aussi du point de vue du contenu, des pages du Canto sospeso sont transposées, avec quelques adaptations de l’orchestration dans la partie finale du quatrième tableau de la première partie, sur quarante-quatre mesures. Placé dans un texte dramatico-musical, cet extrait du Canto sospeso, ainsi que la technique de chœur, la conduite de la voix de soprano propre à Nono, et les préférences, dictées par le contenu pour des combinaisons instrumentales déterminées, sont désormais fonctionnalisés. Les oppositions de sonorités et de distribution, caractéristiques de la musique de Nono en général, ne se rapportent plus, dans Intolleranza 1960, à un seul texte, mais deviennent partie intégrante d’une structure scénico-musicale qui va au-delà de la musique même.
Composé en trois mois et créé à La Fenice de Venise le 13 avril 1961 sous la direction de Bruno Maderna et dans une mise en scène de Vaclav Kaslik, Intolleranza 1960 est marqué par l’influence de l’avant-garde théâtrale russe, particulièrement Maïakovski. Le titre complet de cet ouvrage lyrique, Intolleranza 1960, Azione scenica in due tempi da un’idea di Angelo Maria Ripellino sur un livret du compositeur écarte volontairement le terme opéra et, à la place d’un librettiste, parle d’un produit de départ, en l’occurrence des materiali per un’opera de Ripellino. Ce matériau de base n’a pas été « complété » par d’autres textes, mais est intégré à un réseau de textes : un poème de Ripellino, Vivere è stare svegli (Vivre signifie rester éveillé, chœur initial de la première partie), cinq strophes du poème d’Eluard La liberté, Unser Marsch (Notre marche) de Maïakovski, et An die Nachgeboren (A ceux qui vont naître) de Brecht (chœur final). A côté de ces textes poétiques, se trouvent des slogans historiques tels que nie wieder Krieg (plus jamais la guerre), no paseran (Ils ne passeront pas), morte al fascismo (mort au fascisme), Liberta ai popoli (Liberté aux peuples), down with discrimination (à bas la discrimination), la sale guerre (toutes citations concentrées dans le la troisième scène de la première partie, c’est-à-dire la scène de la manifestation), des extraits d’interrogatoires nazis de Julius Fucik et d’interrogatoires d’Algériens par la police française, des propos d’Henri Alleg, enfin un extrait de la préface de Sartre au livre d’Alleg, La question.
Ces matériaux extrêmement hétérogènes sont à des années-lumière de toute langue communément utilisée dans un livret : poésie de genres très différents, textes documentaires de l’histoire ancienne et récente. Ce réseau de textes ne raconte pas une histoire proprement dite, mais rend intelligible, sous la forme d’une focalisation de moments isolés, la naissance d’une conscience actuelle, active et sociale. Temps, lieu et événements sont ceux du présent de la mise en scène, ce qui nécessite une réelle faculté d’adaptation, une réflexion créative sur la question fondamentale de l’Intolleranza à l’intérieur de chaque situation concrète. Mais, contrairement à l’œuvre scénique suivante, Al gran sole carico d’amore, les moments d’Intolleranza 1960 restent malgré tout encore liés à une histoire, celle d’un travailleur émigré et de sa compagne. Son déroulement est autant celui d’un processus de connaissance que celui d’un développement à travers une histoire concrète.
Nono conçoit l’Azione scenica comme un « théâtre d’idées qui combat pour une humaine condition de vie, un théâtre directement lié à notre vie totalement engagé aussi bien au niveau social et structurel, qu’au niveau de la langue ». La partition est un résumé des moyens formels que Nono a employés dans ses compositions non scéniques pour voix et chœur dans les années cinquante. Notons cependant qu’il y a des reprises, significatives aussi du point de vue du contenu, des pages du Canto sospeso sont transposées, avec quelques adaptations de l’orchestration dans la partie finale du quatrième tableau de la première partie, sur quarante-quatre mesures. Placé dans un texte dramatico-musical, cet extrait du Canto sospeso, ainsi que la technique de chœur, la conduite de la voix de soprano propre à Nono, et les préférences, dictées par le contenu pour des combinaisons instrumentales déterminées, sont désormais fonctionnalisés. Les oppositions de sonorités et de distribution, caractéristiques de la musique de Nono en général, ne se rapportent plus, dans Intolleranza 1960, à un seul texte, mais deviennent partie intégrante d’une structure scénico-musicale qui va au-delà de la musique même.
Canti di vita e d’amore
Achevés le 30 juin 1962 et créés
le 22 août de la même année sous la direction de John Pritchard dans le cadre
du Festival d’Edimbourg, les trois Canti di vita e d’amore : Sul
Ponte di Hiroshima (Chant de vie et
d’amour : sur le pont d’Hiroshima)
ont été écrits pour soprano, ténor et orchestre sur des textes de Günther
Anders, Jesus Lopez Pacheco et Cesare Pavese (La mort viendra et elle aura
tes yeux déjà utilisé dans Sara dolce tacere). Le mouvement médian, Djamila Boupachà pour soprano solo,
illustre un poème de Jesus Lopez Pacheco qui rapporte les souffrances d’une
Algérienne victime des cruautés infligées aux innocents par les Français
pendant la guerre d’Algérie dont le témoignage avait suscité des vagues
d’indignation soutenues par Pablo Picasso et Jean-Paul Sartre autant que par
Pacheco et Nono. « La guerre de libération nous a tous touchés, en Italie
comme en France, soutenait Nono. J’ai compris alors qu’il fallait poursuivre la
lutte contre le fascisme et la répression dans les pays du tiers-monde au
centre desquels figurait l’Algérie. » Le poème de Pacheco, Esta noche,
évoque la « Nuit du sang », mais laisse insensiblement entendre, à la
fin, la voix de l’espoir : « Il faut que vienne un jour différent. Il
faut que vienne la lumière. »
Como una ola de fuerza y luz
Composé entre septembre 1971 et
février 1972, créé le 26 août 1972 à Milan, Como una ola de fuerza y luz
(Comme un fleuve de force et de clarté) est écrit pour soprano, piano,
orchestre et bande magnétique sur des vers du poète argentin Julio Huasi. Il
s’agit ici de la première œuvre pour piano de Nono. Elle a été conçue à
l’origine pour Maurizio Pollini et Claudio Abbado, qui en ont assuré la
création à la Scala de Milan, dont Abbado était alors le directeur musical. Cependant,
l’annonce de la mort prématurée du Chilien Luciano Cruz en septembre 1971 joua
un rôle déterminant dans la genèse de l’œuvre. Alors âgé de 27 ans, Cruz était
un dirigeant du Mouvement de la gauche révolutionnaire chilienne et un ami de
Nono. La pièce est ainsi devenue une épitaphe dans laquelle Nono inséra un
texte de Julio Huasi confié à une soprano. Des voix de femmes et le piano de
Pollini furent enregistrés et travaillés électroniquement sur une bande
magnétique pour créer un jeu d’échos, de renvois et de prolongements entre les
interprètes et le son enregistré. Nono fera placer les haut-parleurs derrière
l’orchestre afin d’obtenir des effets de spatialisation. Il évoquera ici l’idée
d’une musique qui « serait comme un espace qui s’ouvre et se ferme,
quelque chose comme une vie qui s’étend et se referme, un peu comme une
métaphore programmatique, mais libre ». L’on retrouve ici les contrastes
chers à Nono entre explosions et silences, violence sonore et pur lyrisme. Le
piano n’est utilisé que du médium au grave (la transformation électronique
porte le son enregistré au-delà du registre grave). L’écriture orchestrale est
conçue par blocs. Le pianiste, qui joue avec des gants spéciaux, entre à partir
de la deuxième section, après l’invocation lyrique et le lamento initial de la
soprano et après que le son enregistré du piano se soit déjà fait entendre.
Al gran sole
carico d’amore : … sofferte onde serene…
La deuxième action scénique de
Nono après Intolleranza, est Al gran sole carico d’amore, qui tire
son titre d’un vers d’Arthur Rimbaud, « Un grand soleil d’amour
chargé ». Les premières pages écrites, … sofferte onde serene…
(approximativement : … subies, ondes sereines…) sont à la fois la dernière
œuvre pour piano et la dernière avec bande magnétique de Nono, marquant ainsi
la fin de son travail au Studio milanais de phonologie de la RAI de Milan.
Cette œuvre a été créée par Maurizio Pollini le 17 avril 1977 dans la salle du
Conservatoire de Milan. L’opéra est une œuvre de transition qui ouvre de nouvelles
voies dans la création de Nono, par son caractère méditatif, introspectif, par
l’attention portée au son en tant que tel, par la forme composée de fragments
qui annonce les œuvres ultimes. Pour ce qui concerne plus précisément …
sofferte…, Nono déclara : « Je me sentais très attiré par la
technique de Maurizio Pollini, non seulement par sa manière extraordinaire de
jouer, mais aussi par certaines nuances de son toucher qu’il est impossible de
percevoir en concert. Grâce aux microphones, ces détails insaisissables et
extraordinaires ont pu être amplifiés et diffusés dans une dimension absolument
nouvelle, l’élaboration technique permettant d’obtenir, entre autres, une sorte
de résonance intemporelle. » Dans cette expérience, l’idée de présenter
la bande magnétique comme un « double » de l’instrument est
fondamentale et permet un jeu extraordinaire de réfractions, de renvois, de
fusions ou de dialogues énigmatiques.
Fragmente-Stille, an Diotima
La création du quatuor à cordes Fragmente-Stille,
an Diotima (Framents-Silence, à
Diotima) dans le cadre du Festival Beethoven de Bonn en juin 1980 par le Quatuor
LaSalle, a pour le moins déconcerté, révélant des changements profonds dans la
manière de composer de Nono. Ce qui est ressenti pendant la demi-heure que dure
l’œuvre surpasse en effet l’attente que suscite le titre. La pièce est
constituée d’une série de gestes musicaux hautement expressifs qui ne durent
parfois que quelques secondes. Ce sont des « fragments », pour la plupart
« silencieux » du fait d'être à l’extrême limite du perceptible. Pendant
de longues pauses se créent de nouveaux sons, qui se perdent ensuite dans les pauses. Le silence absolu de ces dernières éveille l’attention
de l’auditeur vers l’événement sonore le ténu qui pourrait
le briser. Ce silence au seuil de la rupture sépare et relie les fragments en laissant la place
à l’écoute rétrospective de ce qui vient d’expirer, jusqu’à l’apparition du son
suivant. Les nuances du son lui-même sont aussi subtilement étagées que les
passages entre le silence et l'exposition du son : les timbres aigus, médiants et plus
rarement graves, très éloignés ou très rapprochés (jusqu’au quart de ton) sont
mis à l’épreuve à distance ; des oscillations se fixant et
disparaissant sont modifiées par des techniques de jeu diverses - par
exemple frotter ou frapper avec les crins de l'archet, avec le bois, avec crins et bois en même
temps, jeux d’archet jetés ou rebondis, trémolos liés métriquement ou de façon
apériodique par diverses gradations de pizzicati
ou nuances de vibratos, des relations différentes entre sons fondamentaux
et harmoniques tissées de flageolets, par le jeu sur le manche à
l’endroit « normal » de contact de l’archet, ou près du chevalet, sur le
dos de ce dernier, des sons oscillants et en interférences plus ou moins perceptibles, et beaucoup d'autres modes et techniques de jeux imaginables. La différenciation extrême entre les
timbres des quatre instruments à cordes confère à chaque instant un caractère
individuel et titille l’oreille dans la perception des plus petites variations et
modifications, par des changements incessants de couleurs et de microstructures
sonores. Bien que le process de composition prive l’auditeur de tout soutien - il n’existe
pas de figures musicales clairement définies dont il soit possible de se
souvenir, pas de développement qui tienne dans la durée, pas
d’élaboration ou de diminution continue des tensions, pas de « grande
arche » facilement discernable à l’écoute -, l'oeuvre captive pourtant : sa délicate fragilité provoque l’inquiétude, l’expressivité de chaque figure suscite constamment tension et engagement, l’extraordinaire spectre des
dynamiques, des valeurs de timbres et des formes temporelles suscite continuellement attention
et curiosité.
La troisième partie du titre,
« an Diotima », donne à la perception des « fragments » et
du « silence » une coloration particulière pour l’auditeur qui
connaît la signification de ce prénom dans la vie, la pensée et l’œuvre de
Hölderlin. Nono a intégré un total de cinquante-deux fragments du poète
allemand dans la partition. Certains de ces fragments ne sont formés que d'un
seul mot, d’autres apparaissent à plusieurs reprises, comme la formule … das weisst aber du nicht… tirée du poème Wenn aus der Ferne (Quand du lointain), cité cinq fois. Les citations fragmentaires
de Hölderlin qui constituent « le texte » du quatuor,
restent pourtant muettes. Il est explicitement dit dans la partition : « Les
fragments empruntés dans la partition qui proviennent tous de poèmes de
Hölderlin, ne doivent en aucun cas être récités lors de l’exécution, être
compris comme directive naturaliste ou programmatique… », mais, bien qu'inséparables de l’œuvre, ils ne constituent ni un programme littéraire, ni les
stimulants d’une « atmosphère », ni même une indication de figures de jeux.
Diario
Polacco n° 2
En conclusion du Journal
polonais n° 2, un finale a capella pour quatre voix chantées sur le texte
de Velimir Chlébnikov qui donne son titre à l’œuvre : Quando stanno
morendo - gli uomini cantato… Ce Canto n’établit pas seulement
un lien avec le Canto sospeso de 1956, bien que la voix qui chante ici
une ère nouvelle lui doive beaucoup. Dans la partie centrale, où la musique
évoque de façon dramatique et sans ménagement des « loups
orthodoxes », une longue ligne de soprano s’étend dans le lointain,
au-dessus de sons instrumentaux aussi sombres que la nuit. Ce que Nono a écrit
dans la partition à son sujet est significatif : « Le chant anticipe
les chants de III a), b), c) », c’est-à-dire les trois sections de la
troisième partie. Ce ne sont pas les hauteurs, ni les durées des sons, ni
l’harmonie de cette partie qui sont anticipés dans la deuxième, mais
précisément le message qu’exprime dans le quatuor à cordes Fragmente-Stille, An Diotima
la citation de Hölderlin « … ins Freie… » (en plein air). Ecrite pour
deux sopranos, mezzo-soprano, contralto, flûte basse, violoncelle et
électronique en temps réel sur un livret de Massimo Cacciari d’après Eschyle,
Euripide, Hérodote, Pindare, Sappho et Hölderlin, l’œuvre a été créée à Venise
le 3 octobre 1982 sous la direction du compositeur.
Io,
frammento di Prometeo / Prometeo
Le 29 septembre 1984, en l’église San Lorenzo de Venise dans le cadre de la Biennale de musique contemporaine,
est créé la première version de la troisième « action scénique » de
Nono, Prometeo. Tragédie de l’écoute. L’année suivante, il en donne une
deuxième version, qui reste à l’état de work
in progress, notion nouvelle chez Nono que cette partition non achevée
ouverte sur l’avenir. « Dans cette œuvre, se retrouvent Eschyle, les
grands poètes grecs, Virgile, Benjamin, les philosophes du XVIe
siècle, Hölderlin, Nietzsche. Mais il y a surtout mon désir de dépasser toutes
formes de nationalisme, de dogmatisme et de scientificité éculées. Il faut sans
cesse inventer de nouvelles possibilités de vie. Comme dit Musil : “S’il
existe un sens du réel, il doit aussi y avoir un sens du probable". » A Venise, le 24 septembre 1981, présentant
pour la première fois Io, frammento del Prometeo, Nono affirmait déjà
que Prometeo ne serait plus une « action scénique ». Ce
morceau réunit trois sopranos, un petit chœur, flûte basse, clarinette
contrebasse et électronique en temps réel.
Das atmende
Klarsein
Commencé en 1980 et créé à
Florence le 30 mai 1981, Das atmende Klarsein, qui, à l’instar de Io,
frammento del Prometeo, se réclame directement de Prometeo, marque
le début de la collaboration de Nono avec le studio d’expérimentation de la
Fondation Heinrich Strobel de Fribourg-en-Brisgau. Il s’agit de ce fait de la
première partition du compositeur avec électronique en temps réel,
amplification, transformation et distribution du son dans l’espace en temps
réel pendant l’exécution et, surtout, un travail expérimental avec des
musiciens individuels. Ce qui contribue ici à l’impression de statisme, c’est
essentiellement l’harmonie. Néanmoins, du fait de la distribution sans cesse
changeante, l’écriture apparaît d’une grande dynamique. A l’écoute, l’on a même
l’impression d’une perspective constamment changeante, d’une profondeur mobile
de l’espace. Cette impression est déterminée essentiellement aussi par la
disposition tour à tour serrée et espacée des accords. Le livret a été réalisé
par Massimo Cacciari d’après des lamelles orphiques et les Elégies de Duino
de Rainer Maria Rilke. L’on retrouve également les paysages et la nature
foisonnante de la Forêt-Noire où Nono vivait et travaillait alors, non loin des
studios de la SWR de Fribourg.
¿ Donde estas, hermano ?
Le 24 novembre 1982, Nono donne à
Cologne, pour Amnesty International, la création d’une œuvre au caractère
humaniste, ¿ Donde estas hermano ?
pour deux sopranos, mezzo-soprano et contralto écrite sur les syllabes du
titre, Où es-tu, frère ?, slogan
des mères de disparus en Argentine qui allaient être universellement connues
sous le nom de Folles de Mai. La musique accompagnant le vers final de l’œuvre
sert également de socle, sans électronique live,
au bref quatuor pour voix de femmes. La seule question « Où es-tu,
frère ? » est chantée en un sextuple piano qui se dissipe sans
qu’il y soit donné de réponse.
Guai ai gelidi mostri
23 octobre 1983, création à
Cologne de Guai ai gelidi mostri (Malheur
aux monstres froids) pour deux contraltos, alto, violoncelle, contrebasse,
flûte, clarinette, tuba et transformation électronique en temps réel d’après un
tableau d’Emilio Vedova sur un livret de Massimo Cacciari d’après des fragments
de Gottfried Benn, Lucrèce, Carlo Michelstaedter, Friedrich Nietzsche, Ovide,
Ezra Pound, Rainer Maria Rilke et Franz Rosenzweig. Nono écrivait notamment à
propos de cette œuvre : « Comment savoir écouter les pierres rouges
et blanches de Venise au lever du soleil - comment savoir écouter l’arc infini
des couleurs, sur la lagune, au coucher du soleil - comment savoir écouter les
ondulations magiques de la Forêt-Noire : couleurs silences, live naturel
des sept cieux - Hölderlin et sa tour - Gramsci et sa cellule - Emilio Vedova
et son cycle sur le carnaval de Venise… »
A Carlo Scarpa, architetto, ai
suoi infiniti possibili
Cette pièce porte un titre qui invite à une double interprétation : Pour
l’architecte Carlo Scarpa, à ses possibilités infinies ou à ses infinités possibles, est un chant
funèbre à la mémoire de l’architecte Carlo Scarpa, intime de Nono. Des
incursions brèves et âpres de la percussion évoquent une procession funèbre.
Au-dessus flottent des accords qui évoluent dans l’espace de micro-intervalles,
des sons qui descendent d’un quart, d’un huitième voire d’un seizième de ton.
La tonalité est contenue entre ut et mi bémol, C et Es dans la notation
allemande, soit les initiales de Carlo Scarpa. Les longues pauses entre les
événements sonores suscitent une dramaturgie particulière qui évoque le silence
après la mort. L’œuvre a été créée à Hambourg le 10 mars 1985 sous la direction
de Hans Zender.
« Hay que caminar »
sonando
Dédiée à Gidon Kremer et à
Tatiana Grindenko, « Hay que caminar » sonando est l’œuvre
ultime de Luigi Nono. Composée pour deux violons en 1989, elle a été créée à
Berlin le 14 octobre de la même année par Irvine Arditti et David Albermann.
Nono avait fait la connaissance du couple de violonistes russes en 1987. Ces pages
appartiennent au cycle inachevé des Caminantes (Voyageurs) dans lequel la forme acoustique et spatiale joue un
rôle déterminant dans l’apparence sonore. D’où la disposition sur plusieurs
pupitres des parties de violons de « Hay
que caminar » qui obligent les interprètes à se déplacer selon des
parcours non linéaires, non préétablis, et à se mouvoir, sans la contrainte
d’une forme imposée, dans l’espace où peuvent être réalisées la même
simultanéité et la même atemporalité des divers événements et pensées musicales
autonomes. C’est à Tolède que Nono lut sur le mur d’un cloître l’inscription
qui devait devenir le concept de son œuvre ultime : « Caminante, no hay caminos, hay que caminar ». Sonando (Voyageur, il n’y a pas de chemin, mais il
faut marcher ». En rêvant)…
Bruno Serrou
15-18
octobre 2004
Paris XII
Revu 5-6 octobre 2014
Nemours
Revu 5-6 octobre 2014
Nemours
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