« Un
artiste qui se met au service du goût de son temps ne mérite pas le nom d’artiste. »
Ces mots exprimés à l’occasion d’un entretien sur Franz Schubert que Nikolaus
Harnoncourt a accordé à Robert Werba en 1997 est en fait un véritable credo sur
lequel nombre de musiciens devraient méditer…
Musicien
hors pair, initiateur parmi les plus fins et réfléchis du mouvement, de l’interprétation
et de l’organologie historiques, de l’époque baroque jusqu’au romantisme, qui ont
émergé à la fin des années 1970, Nikolaus Harnoncourt est l’un des artistes les
plus captivants de notre temps. Authentique penseur doublé d’un musicien d’une acuité
intellectuelle sans équivalent, le chef d’orchestre violoncelliste pédagogue autrichien,
fondateur du Concentus Musicus de Vienne en 1953 après avoir envisagé un temps
de devenir marionnettiste, est à bientôt 85 ans (il les aura le 6 décembre
2014) légitimement considéré comme la référence non seulement dans le domaine
de la musique ancienne mais aussi dans ceux courant jusqu’au début du XXe
siècle.
« Je
n’ai jamais cru au progrès, confiait Harnoncourt à Max Nyffeler voilà douze ans
à l’occasion du Prix Ernst von Siemens qui lui était remis le 27 février 2002.
Je n’arrive pas à considérer qu’un tableau de Rembrandt est meilleur qu’un
tableau de Van Eyck ou qu’une œuvre de Mozart est meilleure qu’une œuvre de
Josquin [des Prés]. C’est toujours la même chose : on renonce à quelque
chose et on gagne autre chose. On arrive finalement à l’idée que chaque époque
a eu son instrumentarium optimal et a apporté aux instruments les changements
qui convenaient le mieux à sa musique. Ces modifications ont été le fait d’un
jeu d’échanges entre instrumentistes, facteurs d’instruments et compositeurs. Les
musiciens créatifs ont toujours éprouvé un vif intérêt pour la sonorité, et
tout à leur joie de découvrir, ils oubliaient facilement ce que ces
modifications sacrifiaient. »
L’on
connaît, grâce à son demi-millier d’enregistrements et à ses deux passionnants recueils
de textes traduits en France chez Gallimard en 1982 et 1985, Le discours musical et Le dialogue musical, Monteverdi, Bach et
Mozart, le cheminement de la réflexion,
de l’analyse, de la conception et de l’interprétation de la musique du passé d’Harnoncourt,
qui n’a de cesse de bouleverser inlassablement les idées reçues de façon
singulièrement stimulante, parvenant même à convaincre les plus réfractaires au
mouvement qu’il a largement contribué à lancer. « On surestime un peu les
interprètes - chefs, musiciens, constate humblement Harnoncourt en réponse à
une question d’Aldo Parmeggiani en 2004. Ils ont besoin des compositeurs, des œuvres.
Il est important que les chefs soient en mesure de comprendre les œuvres et de transmettre
cela aux musiciens. Mais à aucun interprète je n’accorderais, du point de vue
de l’art, de véritable grandeur. De nombreux compositeurs sont formidables. En
ce qui concerne les interprètes, j’aurais plutôt une vision globale. »
Les
éditions Actes Sud viennent de publier un nouveau volume d’entretiens de
provenances diverses (magazines, pochettes de disques, etc.), pour certains
inédits, dans lesquels il revient sur ses thèmes favoris, de la rhétorique
musicale, à la transcendance en passant par le jeu sur instruments anciens, le
progrès en matière artistique, tout en évoquant des compositeurs qu’il n’avait
pas abordés dans ses livres précédents, comme Mozart et Beethoven, mais aussi
les romantiques, de Schubert, Schumann, Brahms et Bruckner à Bizet et Verdi. L’intérêt
de cette synthèse consacrée à Harnoncourt s’avère en fait un complément précieux
aux deux précédents recueils parus voilà trente ans, qui présentent pour leur
part la somme de la pensée du maître autrichien, même si depuis les années 1980
l’évolution de ses conceptions est naturellement considérable, à l’aune de l’élargissement
de son répertoire. Il faut en effet avoir à tout prix lu les précédents livres
avant d’aborder celui qui nous parvient aujourd’hui, même s’il se trouve ici des
éléments peuvant être justement considérés comme un inventaire
artistique. « J’essaie autant que possible de donner aux musiciens l’occasion
d’exprimer leurs souhaits, dit-il à Peter Blaha en 1999. Cela ne supprime pas
le problème que posera toujours la relation chef-orchestre : car à la fin,
le fait qu’un homme détermine ce que cent autres doivent faire est toujours
quelque peu inhumain. » Voilà qui relativise la place du chef d’orchestre,
et qui devrait inciter nombre de jeunes confrères d’Harnoncourt à l’humilité, à
la modestie et à la réflexion.
Bruno Serrou
Nikolaus Harnoncourt, La Parole musicale. Propos sur la musique romantique. Traduit de
l’allemand et préfacé par Sylvain Fort. Editions
Actes Sud, septembre 2014 (240 p. avec index, 22 €)
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