Paris, Salle Pleyel,
mercredi 15 octobre 2014
Guennadi Rojdestvenski. Photo : DR
A 83 ans, Guennadi Rojdestvenski est le dernier grand
chef d’orchestre vivant à pouvoir s’enorgueillir d’avoir compté parmi les
proches de Dimitri Chostakovitch. Régulièrement invité par l’Orchestre de
Paris, il y dirigeait la semaine dernière l’ultime partition symphonique de son
compatriote, la Symphonie n° 15 en la
majeur op. 141, poursuivant ainsi un cycle dont les premiers jalons ont été
posés en juin et octobre 2012, avec de mémorables Dixième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/sans-repetitions-remplacant-au-pied.html) et Quatrième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/guennadi-rojdestvenski-retrouvait.html).
Rojdestvenski est en effet l’un des rares héritiers directs
de la tradition de l’interprétation de l’œuvre de son aîné. Il est également
celui qui, en 1974, réhabilita dans ce qui était encore l’URSS le premier
des deux opéras de Chostakovitch, Le Nez, ouvrage dans lequel depuis sa création quarante
ans plus tôt le régime soviétique ne voyait qu’une anthologie formaliste
d’expériences musicales (1). Rojdestvenski est par ailleurs l’auteur de
l’arrangement sous forme de suite de la musique du film la Nouvelle
Babylone, autre œuvre de Chostakovitch vivement critiquée
au moment de sa création en 1928, suite que l’arrangeur créa en 1976. Deux documentaires de Bruno Monsaingeon (2), qui était présent au concert de
mercredi, consacrés à Rojdestvenski content les relations du chef avec le
compositeur et la dictature stalinienne.
Guennadi Rojdestvenski et Dimitri Chostakovitch. Photo : DR
Créée le 8 janvier 1972 à Moscou sous la direction du fils
du compositeur, Maxime Chostakovitch, la Quinzième
Symphonie de Dimitri Chostakovitch est une rétrospective douloureuse de la
vie de son auteur. Les premier et dernier mouvements citent l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini et le
leitmotiv du Destin de la Tétralogie
de Wagner, tandis que des thèmes de douze sons abondent, à l’instar de la Symphonie n° 14 pour soprano, basse et
orchestre de chambre op. 135 de 1969. S’ouvrant sur un appel au contour
enfantin de glockenspiel et de flûte solo, le mouvement initial est d’une
gaieté feinte qui conduit à une marche funèbre, dont le choral grave et
solennel qui l’ouvre est un squelette du motif du Destin du Ring, tandis que cet Adagio est parcouru de solos qui
permettent à divers pupitres de briller, du violoncelle au tuba, en passant par
le violon, le trombone, le célesta, la contrebasse, le vibraphone, les
timbales, enfin les bassons, qui introduisent sans pause le scherzo (Allegretto) à l’ironie acide lancé par
la clarinette et jouant avec le motif personnel de Dimitri Chostakovitch dans la transcription
allemande, DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)). A l’instar de la Symphonie n° 6 « Pathétique »
de Tchaïkovski et, surtout, de la Symphonie
n° 9 de Mahler à laquelle pensait expressément Chostakovitch, mais aussi de
sa propre Symphonie n° 4 en ut mineur op.
43, sans doute l’œuvre la plus chère au cœur du compositeur russe, la Symphonie n° 15 se conclut sur un long Adagio. Ce dernier est introduit par les
citations menaçantes du motif du Ring
de Wagner aux cuivres qui sont bientôt suivies par celui de l’ « invasion »
de la Symphonie n° 7 « Leningrad »,
tandis que les ultimes mesures ont la gravité d’un adieu à la vie, qui renvoie
à la Quatrième Symphonie, avant de s’achever
par un retour de la caisse claire qui conclut le cycle des symphonies de
Chostakovitch dans une sérénité aux élans enfantins qui donne à cette Quinzième
un tour cyclique en renvoyant au climat de l’introduction de son mouvement
initial.
Dirigeant toujours l’air de ne
pas y toucher, économe en gestes, précis et larges, soutenant l’orchestre en
donnant les départs et les indications d’intonations de façon ferme et
rassurante tout en laissant par un savant dosage la bride sur le cou à des
musiciens dont le jeu et le style coulent ainsi avec une aisance naturelle,
Rojdestvenski donne de cette symphonie une interprétation de feu, ménageant des
contrastes éblouissants, depuis des piannississimi
d’une minéralité inouïe jusqu’à des fortississimi
apocalyptiques, donnant à l’œuvre des soubresauts impressionnants, tandis que
les ultimes mesures trahissent un désespoir incommensurable d’où émerge soudain
le sublime rais de lumière du célesta, qui reste dans les
oreilles de l’auditeur qui a eu la chance d’assister à cette magnifique
exécution, où tous les chefs de pupitres et les tutti, notamment cuivres et timbales des sonneries wagnériennes, ont
eu à tour de rôle le bonheur de participer.
Viktoria Postnikova (à sa gauche, Guennadi Rojdestvenski en tourneur de pages). Photo : DR
La soirée avait commencé sur deux
œuvres rares du répertoire russe du XXe siècle. La première a été le
Fragment de l’Apocalypse op. 66 d’Anatoli
Liadov (1855-1914). Créé en 1912 à Saint-Pétersbourg sous la direction de
Siloti, cette courte pièce puise son inspiration dans les trois premiers
versets du Chapitre X de l’Apocalypse de saint Jean. A l’origine, le
compositeur était de donner naissance à une œuvre de grande envergure, mais à l’instar
de l’ensemble de sa création, il ne parvint pas à développer son propos et dut
se contenter des huit minutes restantes qui se présentent comme une succession
de montagnes russes alternant vallons puissants et plaines lisses qui donnent
au compositeur l’occasion de démontrer ses dons d’orchestrateur, avec un
effectif instrumental imposant, et son aptitude à inventer des thèmes de
qualité, celui de l’Ange étant confié aux cuivres, un second aux bois et aux
cordes qui adopte la forme de choral orthodoxe, avant que la percussion prenne
le dessus dans la dernière partie. Là aussi, l’Orchestre de Paris a pu briller
de tous ses feux, avant la partie concertante, infiniment moins convaincante. Ce
qui s’est avéré regrettable, compte tenu de l’extrême qualité de la soliste, Viktoria
Postnikova, l’épouse de Guennadi Rojdestvenski.
Œuvre d’un académisme consternant,
le Concerto n° 1 pour piano et orchestre
en fa mineur op. 92 d’Alexandre Glazounov (1865-1936) est d’une platitude
qui élève Rachmaninov au rang de génie, tant cette partition d’une longueur
monotone (les trente minutes paraissant une éternité) égrène les arpèges et les
mélodies d’une banalité atterrante, y compris dans le second mouvement pourtant
centré sur un thème censément varié neuf fois avant de conclure sur une fresque
sonore écrasante. Il est indubitable que Viktoria Postnikova, avec le soutien
de son mari au poste du chef, a donné de ces pages interminables minutes la
quintessence de ce qu’il est possible d’en tirer, et qu’il doit être impossible
de faire mieux, tout en suscitant des regrets dans le fait de ne pas avoir pu entendre le
couple dans un concerto plus passionnant. Jouant avec une facilité confondante,
la pianiste russe a réussi à maintenir en haleine un auditoire qui l’a
ovationnée, et à qui elle a offert en bis une charmante berceuse intitulée
Tabatière à musique d’Anatoli Liadov, donnant ainsi un tour cyclique à la
première partie du programme.
Bruno Serrou
1) Le témoignage de cette « résurrection » à
l’Opéra de Chambre de Moscou est heureusement préservé par le remarquable
enregistrement qui fut longtemps le seul disponible au disque de ce remarquable
ouvrage (1CD Melodya et en DVD chez VAI). L’intégrale de ses symphonies et
concertos pour violon (avec David Oïstrakh) de Chostakovitch avec l’Orchestre
Symphonique du ministère de la Culture d’URSS est également disponible chez
Melodya. D’autres enregistrements sont proposés par divers label, notamment BBC
Legends
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