Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Lundi 11 décembre 2023
L’opéra concertant présente de nombreux avantages. Surtout en matière
musicale, car, si elle prive l’œuvre de sa dimension théâtrale, elle permet de concentrer
l’attention sur la seule écoute de la musique, défaite de toute scorie scénique
et dramaturgique qui tend de plus en plus souvent au contresens. Et comme l’inspiration
de Mozart suscite à elle seule musique et théâtre, lorsque l’on propose l’un de
ses ouvrages scéniques en concert, hier soir L’Enlèvement au Sérail au Théâtre des Champs-Elysées, il serait
regrettable de se priver d’une telle aubaine, toute occasion étant bonne à
prendre pour s’immerger dans l’univers chatoyant du compositeur autrichien.
Singspiel en trois actes sur un livret de Gottlieb Stephanie le
Jeune, Die Entfürung aus dem Serail (L’Enlèvement au sérail) est le deuxième
des grands ouvrages scéniques de Mozart. Créé avec succès à Vienne en 1782, cet
opéra-comique écrit sur un texte allemand à la suite d’une commande de l’empereur
Joseph II établit la réputation du Salzbourgeois dans la capitale autrichienne.
Le compositeur, qui voulait à la fois éblouir le monarque et le public viennois
afin d’assurer son avenir de musicien indépendant, réussit à concocter ici le
premier grand chef-d’œuvre de l’histoire de l’opéra allemand.
S’agissant donc d’un Singspiel,
équivalent germanique de l’opéra-comique français, l’action se déploie
essentiellement pendant les dialogues parlés, et la musique ne comporte pas de
récitatifs accompagnés et se subdivise en vingt et un numéros comptant airs et
ensembles. Mozart fonde sa musique sur l’exotisme de l’empire ottoman récemment
défait militairement par l’Autriche aux portes de Vienne. On y trouve de ce
fait de la musique turque avec triangle, cymbales et grand tambour, à l'imitation
des fanfares des janissaires utilisées pour stimuler la soldatesque turque.
Comme beaucoup de comédies de l’époque, quantité d’éléments sont empruntés à la
commedia dell’arte. Les personnages
de l’opéra montrent quelques stéréotypes turcs, surtout Osmin, le sinistre
gardien du sérail du Pacha Selim qui profère ses menaces des abysses de sa voix
de basse. Sa présence menaçante et vindicative sert d’appui au thème principal qu’est
celui de la clémence, thème qui sera repris par Mozart dans son ultime opéra, la Clémence de Titus, en 1791. L’on y trouve aussi Così fan tutte à travers le doute des hommes quant à la fidélité de
leurs promises, ainsi que maints ingrédients de Die Zauberflötte (La Flûte
enchantée) de neuf ans postérieure, notamment la virtuosité des voix de
femmes digne de la Reine de la Nuit… Rappelons que le Pacha ne s’exprime que
par la parole, et que le rôle est de ce fait tenu par un comédien. L’opéra
conte les aventures suscitées par la tentative du noble espagnol Belmonte aidé
de son serviteur Pedrillo d’enlever sa fiancée Constance - qui porte le prénom
de Constance Weber que Mozart allait bientôt épouser -, capturée en haute mer
par des pirates et vendue au Pacha Selim qui la retient prisonnière dans son
sérail sous la surveillance de son intendant Osmin en compagnie de sa servante
Blondine, fiancée de Pedrillo. Alors que les deux couples d’amants se croient
perdus, la tentative d’évasion étant découverte par le sanguin Osmin, la
clémence de Selim les libère de façon fortuite.
Pour éviter les longueurs qui n’auraient
pas manqué de se faire jour dans une exécution concertante en raison de la longueur
des dialogues parlés, le texte originel a été remplacé par un récit en français
réalisé pour l’occasion par le critique musical Yvan A. Alexandre qui a été mis
dans la bouche de Selim-pacha, seul personnage costumé d’une longue toge
orientale, à l’instar de son factotum Osmin, le reste de la distribution étant
en vêtements civils noirs de concerts. La jeune équipe de chanteurs s’exprimant
en allemand réunie pour l’occasion était équilibrée et engageante. Les femmes
étaient engageantes, leurs promis charmants et piquants, tous séduisants sur le
plan vocal. La soprano canadienne Florie Valiquette, timbre épicé et ligne de
chant flexible, a connu de légères difficultés avec les célestes vocalises qui
caractérisent le rôle de Constance, dont elle possède prestance et élégance. La
soprano roumaine Florina Ilie a l’abattage de Blondine, sa voix est charnue et
colorée, tout comme son promis Pedrillo tenu par le solide ténor malgache Sahy
Ratia, qui surmonte aisément les aigus que Mozart a réservé au rôle. Tout comme
le ténor sud-africain Levy Sekgapane, solide Belmonte doté d’une avenante
musicalité. L’Osmin de la basse géorgienne Sulkan Jaiani convainc par sa voix enjôleuse
dont l’envergure surprend, son timbre de basse chantante agrémentant un ambitus
descendant dans l’extrême grave avec facilité. L’Administrateur général de la
Comédie Française, le metteur en scène Eric Ruf, impose son talent de comédien en
campant un Selim-narrateur sobre et prenant d’évidence plaisir à dire les rares
traits d’humour que lui ménage le texte qu’il est chargé de défendre. Quant aux
brèves interventions chorales, elles ont été vaillamment assurées par le Chœur Fiat
Cantus, formation à vocation pédagogique établie à Montrouge créée en 1997 par
Pascale Jeandroz.
Mais cette soirée vaut surtout
pour ce qu’a donné à entendre le rutilant orchestre d’instruments anciens au
jeu « historiquement informé » créé en 2015, Le Concert de La Loge
(qui a été contraint par une décision de justice incompréhensible, suite à une
plainte du comité olympique français, de renoncer au terme « La Loge Olympique »,
la formation rendant par son nom hommage à l’ensemble éponyme du XVIIIe
siècle dont il a adopté la spontanéité et les usages) dirigé du violon avec
simplicité et allant par son directeur-fondateur, Julien Chauvin, seul musicien
en chemise blanche, dirigeant debout depuis son poste de premier violon, un
orchestre constitué de dix violons, trois altos, trois violoncelles, une
contrebasse, bois et cors par deux et percussion. Un orchestre d’une précision,
d’une chaleur, d’un dynamisme, d’une truculence bienveillante, qui a instillé à
l’exécution de l’opéra de Mozart une énergie, une vigueur juvénile emplie de flamme,
de poésie, d’humanité, de sortilèges.
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