mercredi 20 décembre 2023

CD : Passionnant hommage au pianiste Lars Vogt disparu voilà un an, avec la parution de l’intégrale de ses enregistrements Warner Classics

Lars Vogt est de ces immenses artistes fauchés à la fleur de l’âge, la cinquantaine à peine franchie. Après dix-huit mois de valeureux combat contre un cancer inopérable diagnostiqué en février 2021, il nous a quittés le 5 septembre 2022 non loin de Nuremberg où il vivait, quelques jours avant son cinquante-deuxième anniversaire. Il laisse heureusement un legs discographique assez considérable, que l’un de ses éditeurs, Warner Classics, peu avant Noël de cette année 2023. 

Du mal qui le rongeait, il n’en avait pas fait mystère, évoquant publiquement son évolution sur son compte ex-Twitter. Le public mélomane parisien connaissait bien cette attachante personnalité grâce à ses splendides prestations à la tête de l’Orchestre de Chambre de Paris dont il était le directeur musical pendant deux courtes saisons mais denses et florissantes, de septembre 2019 jusqu’à sa mort, dirigeant du piano ses deux derniers concerts en juillet 2022 dans le cadre du Festival de La Roque d’Anthéron. Né le 8 septembre 1970 à Düren, non loin de Cologne, il remportait le deuxième Prix du Concours de Leeds en 1990, où il fit la connaissance de Sir Simon Rattle, avec qui il allait tisser des liens autant professionnels qu’amicaux, puisque le chef britannique l’accompagnera dans le cours de son évolution, comme pianiste et comme chef d’orchestre.

Lars Vogt (1970-2022). Photo : DR

En tant que pianiste soliste, Lars Vogt se sera imposé dans les répertoires classique et romantique tout s’attachant à la musique des XXe et XXIe siècles. Chambriste, il aimait à partager concerts et enregistrements avec des artistes dont il se sentait proche, comme le violoniste Christian Tetzlaff et sa sœur violoncelliste Tanja Tetzlaff, la clarinettiste Sabine Meyer, les violonistes Isabelle Faust et Antje Weithaas, les violoncellistes Truls Mørk et Boris Pergamenchtchikov disparu lui aussi la cinquantaine atteinte (55 ans) en 2004, les chanteurs Ian Bostridge, Julian Prégardien, Thomas Quasthoff... En 1998, il fondait le Festival de musique de chambre Spannungen qu’il avait installé dans une centrale hydroélectrique de style art nouveau à Heimbach, à quelques encablures de la ville de Düren en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Soucieux de transmission, il s’était tourné vers l’enseigner à partir de 2013 à l’Ecole supérieure de musique de Hanovre, après avoir créé à l’intention du public scolaire le programme « Rhapsody in School » pour lequel il se produisait dans les écoles entouré d’éminents solistes. A partir de 2008, il se vouait de plus en plus à la direction d’orchestre, avant d’être nommé en 2015 chef permanent du Royal Northern Sinfonia à Newcastle, aimant autant que faire se peut à se produire à la fois comme chef et comme pianiste. Alliant les deux fonctions, il donne en concert et enregistre avec l’ensemble britannique l’intégrale des concertos de Beethoven. Après une première rencontre idyllique en décembre 2018 avec l’Orchestre de Chambre de Paris, il en devient le directeur musical en octobre 2019 avec un contrat qui devait perdurer jusqu’en 2025. Se plaisant à jouer avec lui et à le diriger, il parraine les deux premières académies de cette formation qu’il a conduite vers les sommets et avec lequel il a gravé plusieurs disques pour les labels Odine et Mirare…

Lars Vogt. Photo : DR

La somme de vingt-sept CDs que propose Warner Classics réunit tous les enregistrements que Lars Vogt a réalisés pour cet éditeur en quatorze ans, entre 1991 et 2005 en soliste et chambriste, ainsi qu’en concerto. Réalisé à Francfort, l’enregistrement le plus ancien est consacré à la musique russe et réunit ses premiers Tableaux d’une exposition de Moussorgski, la Sonate que Tatjana Komarova (née en 1968) venait de composer, la Dumka et trois des douze mois des Saisons de Tchaïkovski, les prises les plus proches de nous ayant été réalisées durant son festival de Heimbach avec les Sonates KV 330, 331 « Alla Turca » et 332, et à Fantaisies, Rondos, Adagio et 9 Variations sur un Menuet de Jean-Pierre Duport de Mozart qu’il impose par son touché irréel, son l’élégance d’un jeu libéré comme en apesanteur, la tendresse et l’émotion qui émanent de sa conception des œuvres. Devant les micros de Warner, Lars Vogt a enregistré en 1995 sept œuvres de Beethoven, avec seulement deux des cinq concertos pour piano, le premier enregistré deux fois, la captation initiale avec les cadences de Beethoven, la seconde avec celles de Glenn Gould, les trois enregistrements étant réalisés avec le City of Birmingham Symphony Orchestra et Simon Rattle, deux sonates en ut mineur aux antipodes l’une de l’autre, la cinquième op. 10/1 et la trente-deuxième op. 111, ainsi que 32 Variations WoO 80 elles aussi en ut mineur, le tout précédé de la Sonate pour cor et piano en fa majeur op. 17 avec la corniste rhénane Marie-Luise Neunecker, créatrice du Hamburgische Konzert de György Ligeti en 2001. A cette dernière œuvre, sont associés dans la même session d’enregistrements qui attestent de l’ampleur du répertoire de Lars Vogt, trois autres pièces pour cor et piano, l’Adagio & Allegro en la bémol majeur op. 70 de Robert Schumann (1810-1856), la Sonate pour cor alto et piano en mi bémol majeur de Paul Hindemith (1895-1963) et Tre poemi pour cor et piano de Volker David Kirchner (1942-2020).

Autres concertos, l’inévitable couplage des Concertos pour piano en la mineur d’Edouard Grieg et de Robert Schumann dans une approche particulièrement nuancée et expressive, de nouveau avec le CBSO et Simon Rattle enregistrés en 1992, et la rare Kammermusik n° 2 op. 36/1 pour piano obligé et douze instruments solistes de Paul Hindemith (1895-1963) avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Claudio Abbado et couplé avec une interprétation remarquable du Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen (1908-1992) avec Isabelle van Keulen (violon), Michael Collins (clarinette) et Alban Gerhardt (violoncelle).

Lars Vogt. Photo : DR

D’Alban Berg, Lars Vogt propose tout ce que l’élève de Schönberg a écrit pour le piano (à l’exception des lieder), la Sonate op. 1, les 4 Pièces pour clarinette et piano op. 5 avec Sabine Meyer et l’Adagio du Kammerkonzert pour violon, piano et 13 instruments à vent dans un arrangement du compositeur pour violon, clarinette et piano, avec Christian Tetzlaff et Diemut Schneider. Dans ce volume, Berg côtoie les deux Sonates pour clarinette et piano en mi bémol majeur et en fa mineur op. 120 de Johannes Brahms (1833-1897) avec Sabine Meyer, et un arrangement pour violoncelle et piano du lied Vergebliches Ständchen op. 84/4.

Brahms à qui six CD complets sont consacrés avec des œuvres pour piano seul, de vigoureuses interprétations des trois Sonates pour piano opp. 1, 2 et 5 du début et des Intermezzi et Pièces pour piano opp. 117, 118 et 119 de la fin, ainsi que les Quatre Ballades op. 10 auxquels s’ajoutent des pages de musique de chambre, le premier CD avec Boris Pergamenchtchikov, les deux Sonates pour violoncelle et piano en mi mineur op. 38 et en fa majeur op. 99 et un arrangement pour violoncelle et piano du lied Wie Melodien zieht es mir op. 105/1 le tout en résonance avec des partitions du mentor de Brahms, Robert Schumann (1810-1856) et ses 3 Romances op. 94 et sa Fantasiestücke op. 73 dans une version pour violoncelle et piano, le second CD réunissant les trois Sonates pour violon et piano op. 108 et le Scherzo de la Sonate « F-A-E » WoO 2 avec Christian Tetzlaff. Le Trio pour violon, violoncelle et piano en si majeur op. 8 en partenariat avec la fratrie Christian et Tanja Tetzlaff résonne avec le Trio pour flûte, violoncelle et piano en sol majeur Hob. XV:15 de Joseph Haydn (1732-1809), Lars Vogt dialoguant avec Kornelia Brandkamp et Tania Tetzlaff. Deux CD sont voués aux trois Quatuors pour violon, alto, violoncelle et piano en sol mineur op. 25, avec Julia Fischer, Tatjana Masurenko et Gustav Rivinius, en la majeur op. 26 avec Christian Tetzlaff, Hartmut Rohde et Heinrich Schiff, et en ut mineur op. 60 avec Antje Weithass, Kim Kashkashian et Boris Pergamenchtchikov, le troisième quatuor étant couplé avec Le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns (1835-1921) et une équipe flamboyante réunissant sous la houlette de Lars Vogt Anette Behr-König et Isabelle Faust (violons), Stefan Fehlandt (alto), Christian Poltéra (violoncelle), Peter Riegelbauer (contrebasse), Andrea Lieberknecht (flûte), Sharon Kam (clarinette), Tatjana Komarova (glockenspiel) et Gregor Bühl (xylophone), ainsi que la suite pour deux pianos Scaramouche op. 165b de Darius Milhaud (1892-1974) où Vogt concerte avec bonheur avec Mihaela Ursuleasa. Ce que Brahms doit à Schumann, Antonin Dvorak (1841-1904) le doit à Brahms, et du compositeur tchèque Lars Vogt offre quatre grandes partitions de musique de chambre, commençant avec la Sonatine pour violon et piano en sol majeur op. 100 « Lamentation indienne » avec Antje Weithass, couplé avec le Trio en la mineur op. 50 « A la mémoire d’un grand artiste » de Piotr Ilyich Tchaïkovski où les duettistes sont rejoints par le violoncelliste Claudio Bohorquez, le Trio n° 3 pour violon, violoncelle et piano en fa mineur op. 65 avec Christian Tetzlaff et Boris Pergamenchtchikov associé au Trio n° 3 pour violon, violoncelle et piano en mi mineur op. 67 de Dimitri Chostakovitch où Antje Weithaas se substitue à Christian Tetzlaff capté en 2000 pendant le Festival de Heimbach, à l’instar des Quatuor pour violon, alto, violoncelle et piano op. 87 avec Isabelle Faust, Diemut Poppen et Tanja Tetzlaff et du Quintette n° 2 pour deux violons, alto, violoncelle et piano op. 81 avec Christian Tetzlaff, Antje Weithaas, Kim Kashkashian et Boris Pergamenchtchikov, deux œuvres entre lesquelles s’intercale le court Trio que Tatjana Komarova a composé en 1991.

Photo : DR

Trois CDs sont consacrés à la création de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) avec laquelle Lars Vogt entretenait une relation privilégiée, deux volumes de pièces pour piano seul déjà évoqués, le premier disque regroupant les trois Sonates pour piano les plus célèbres, KV 330, 331 « alla Turca » et 332, le second CD deux Fantaisies (KV 397 et KV 75), deux Rondos (KV 485 et KV 511), les 9 Variations sur un Menuet de Duport et l’Adagio en si mineur KV 540, le troisième volume réunit le Quatuor avec piano  n° 1 en sol mineur KV 478 avec Isabelle Faust, Stefan Fehlanbdt et Nathalie Clein, le Trio avec piano en si bémol majeur KV 502 avec Christian Tetzlaff et Gustav Rivinius, et le Quintette pour piano, hautbois, clarinette, cor et basson en mi bémol majeur KV 452 où Lars Vogt s’est adjoint Ulrich König, Diemut Schneider, Jochen Ubbelohde et Daniel Jemisson. Autre classique, Joseph Haydn (1732-1809) à qui un disque de Sonates pour clavier est consacré, les n° 15 en mi majeur, 33 en ut mineur, 36 en ut majeur, 50 en ré majeur et 60 en ut majeur auxquelles s’ajoute le Trio pour violon, violoncelle et clavier en ut majeur Hob. XV-27 avec Antje Weithaas et Alban Gerhardt. Une seule œuvre de Franz Schubert (1797-1828) figure dans cette somme, la Sonate en sol majeur op. 78 D. 894 « Fantaisie » à laquelle il convient d’associer, à l’instar du disque, l’hommage que l’Allemand Helmut Lachenmann (né en 1935) a rendu à l’Autrichien dans ses Cinq Variations sur un Thème de Franz Schubert. Un seul enregistrement complet d’œuvres de Robert Schumann (1810-1856), avec deux recueils somptueusement interprétés et contrastés tels des livres d’images, les Kreisleriana op. 16 et les Bunte Blätter op. 99 gravés en 1994. Outre le Concerto déjà évoqué, d’autres pages de Schumann ponctuent d’autres programmes de récitals, l’Adagio & Allegro en la bémol majeur op. 70, les Fantasiestücke op. 73 et les Trois Romances op. 94.

Outre Tchaïkovski, la musique russe est représentée par la Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur op. 119 de Serge Prokofiev et la Suite italienne d’Igor Stravinski dont la partie pour violon a été transcrite pour le violoncelle avec le concours de Gregor Piatigorsky, et Dimitri Chostakovitch déjà évoqué, mais cette fois avec sa Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur op. 40, trois œuvres pour lesquelles Lars Vogt s’est associé à Truls Mørk, et deux versions des Tableaux d’une Exposition de Modest Moussorgski (1839-1881), la première dans la version traditionnelle de l’œuvre enregistrée en 1991, la seconde captée en concert en 2001 dans la version « Urtext » de 1874 ponctuée par des interventions d’un narrateur (ici Konrad Beikircher) disant des extraits littéraires (Platon, Walkenstein, Dante, Heine, Kafka, Hugo, entre autres) correspondant aux atmosphères et descriptions des tableaux illustrés par le compositeur. Outre Scaramouche de Darius Milhaud évoqué plus haut, la musique française est représentée par un unique disque, un recueil de trois sonates qui réunit une admirable Sonate pour violon et piano en la majeur de César Franck (1822-1890), la première en ré mineur op. 75 de Camille Saint-Saëns (1835-1921) et celle de Maurice Ravel (1875-1937), seul témoignage de Lars Vogt dans la création ravélienne.

Une véritable somme en vingt-sept CDs à connaître absolument présentant quatorze ans de vie artistique d’un musicien captivant de musicalité et d’intégrité, qui savait s’effacer pour se mettre entièrement au service du compositeur et de son œuvre comme l’attestent ces témoignages réalisés pour moitié en studio et pour moitié en live dans le cadre du Festival de musique de chambre Spannungen à Heimbach, un parcours en quatre vingt quatre œuvres de vingt-trois compositeurs de quatre siècles (XVIIIe-XXIe) d’histoire de la musique.  

Bruno Serrou

27 CD Warner Classics 5054197604904. Enregistrements : 1991-2005. Durée : 31h 40mn. DDD. Œuvres de Beethoven, Berg, Brahms, Chostakovitch, Dvorak, Franck, Grieg, Haydn, Hindemith, Kirchner, Komarova, Lachenmann, Messiaen, Milhaud, Moussorgski, Mozart, Prokofiev, Ravel, Saint-Saëns, Schubert, Schumann, Stravinski, Tchaïkovski


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