vendredi 15 décembre 2023

Rencontre avec Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre et de chœur à l’insatiable énergie

Laurence Equilbey. Photo : (c) Agnès Mellon

Cheffe d’orchestre et de chœur née à Paris en 1962, Laurence Equilbey est l’une des musiciennes les plus entreprenantes de France. Avide de découvertes et de créations, ouverte à tous les répertoires, du XVIIe au XXIe siècles, elle a fondé et forgé elle-même les outils nécessaires à la propagation de son art, autant auprès des professionnels que du grand public. Après avoir commencé à chanter enfant dans une chorale de Freiburg-im-Brisgau (Allemagne) où vivaient alors ses parents, elle a suivi des études de musicologie à la Sorbonne, d’écriture et de théorie au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, avant de se perfectionner à Vienne et en Scandinavie, notamment auprès d’Eric Ericson et de Jorma Panula. En 1992, elle fondait le chœur de chambre professionnel Accentus, en 1995 le Jeune Chœur de Paris pour chanteurs âgés de 16 à 24 ans, et en 2012 l’ensemble Insula Orchestra, qui est en résidence à La Seine musicale de l’Île Seguin à Boulogne-Billancourt, formation jouant sur instruments d’époque consacré à la musique des XVIIIe et XIXe siècles. Dans l’intervalle, elle lançait en 2004 le programme Tenso associant plusieurs grands ensembles vocaux européens en vue d’échanges de partitions, de coaching de jeunes chanteurs et compositeurs, et en 2007, elle prenait l’initiative du clavier portatif e-tuner manipulable « à l’aveugle » qui aide les chanteurs a capella à trouver dextrement la justesse au quart de ton près dans des environnements sonores défavorables. 

Laurence Equilbey, Choeur Accentus. Photo : DR

Bruno Serrou : En quelles circonstances l’idée de fonder le chœur de chambre Accentus vous est-elle venue ?

Laurence Equilbey : Voilà trente ans, pendant mes études à Vienne. Pour payer mes études, je chantais dans l’Arnold Schönberg Chor, chœur mixte professionnel créé en 1972 par Erwin Ortner. J’y ai notamment rencontré Nikolaus Harnoncourt, qui en était l’un des chefs privilégiés pendant plus de vingt ans. J’ai donc beaucoup travaillé sous sa direction. C’est là que j’ai à la fois eu envie de créer un chœur de chambre, ce que j’ai fait en rentrant à Paris, et dès que possible un orchestre d’instruments d’époque. J’ai donné à mon chœur le nom Accentus, terme tiré du chant grégorien qui est une règle d’écriture stipulant que l’on doit monter la mélodie quand un accent tonique se présente, et parce que la référence au latin est très présente dans le répertoire choral. A Vienne, je faisais des études de direction d’orchestre, et, chantant dans ce chœur, j’ai découvert quantité d’œuvres a capella, y compris les grands Francis Poulenc. En rentrant à Paris, j’ai ressenti le désir de faire les grandes pièces d’Arnold Schönberg et de Richard Strauss, et pour y parvenir il n’y avait à l’époque pas d’autre solution que de fonder un chœur professionnel. C’est pourquoi j’ai d’abord lancé Accentus. En fait, j’ai toujours voulu diriger en parallèle un chœur et un orchestre, mais Accentus m’a beaucoup mobilisée pour structurer un ensemble professionnel, trouver la technique idoine...

B. S. : Cette envie de diriger vous aurait-elle toujours occupé l’esprit ?

L. E. : Enfant et adolescente, je faisais du piano, de la flûte traversière, de la guitare, beaucoup de chant et un peu d’alto pour connaître les cordes. J’avais un tempérament un peu frondeur et insolant, j’ai toujours aimé être dans la codécision, dans la prise de risque, sinon le quotidien me stresse trop. La transmission est aussi très importante. Durant mes études à la Sorbonne, j’ai eu l’occasion de diriger l’orchestre des étudiants, c’est ainsi que j’ai eu la révélation de ce que je voulais faire. Je me suis sentie bien en me servant de mon corps, particulièrement dans la pratique du chant. J’ai eu envie de diriger assez tôt, vers 19-20 ans.

B. S. : Comment avez-vous entendu parler du chef de chœur suédois Eric Ericson ?

L. E. : A l’époque, la France avait encore des Centres d’art polyphonique, grâce à une volonté politique publique favorable à l’art choral. Eric Ericson était régulièrement invité par le Centre de Musique Baroque de Versailles et par le Centre d’art polyphonique d’Ile-de-France qui organisaient des master-classes avec lui. J’ai été parmi ses élèves. Parlant tous les deux l’allemand, j’ai pu avoir avec lui des conversations privilégiées et nous sommes devenus amis. Quand il était invité par le Chœur de Radio France, j’allais le chercher à l’aéroport et j’assistais à ses répétitions. Je l’ai beaucoup vu travailler, à Stockholm comme à Paris. C’est ainsi que l’on apprend le plus. Ericson était un maître du son, de la couleur, des équilibres, de la dynamique. J’ai beaucoup appris de cette technique nordique, et j’ai envie de faire prochainement une vidéo sur les quelques secrets de cette technique du son, parce que je pense qu’elle commence à se diluer en France. Non pas que je suis contre le son français, mais dans la technique du son, les chœurs allemands sont assez proches des suédois. Tandis que les anglais ont hérité du son des maîtrises, straight, très solide, mais il y a moins de moelleux. 

Laurence Equilbey, Insula Orchestra. Photo : DR

B. S. : Pourquoi avez-vous attendu vingt ans avant de créer Insula ?

L. E. : Je l’ai en effet créé en 2012. Parallèlement à Accentus, je menais une activité de cheffe d’orchestre invitée, soit une dizaine de concerts par an. Mais n’appréciant pas les instruments modernes dans les répertoires baroque, classique et du premier romantisme, je dirigeais toujours des œuvres conçues après Beethoven. Du coup, je m’interdisais l’accès à mon répertoire favori. Un jour, j’ai été sollicitée par le département des Hauts-de-Seine pour le projet de La Seine Musicale, et j’ai proposé la création d’une phalange sur instruments d’époque. Notamment parce que j’avais besoin d’équilibrer mon répertoire, et que je savais que ce pouvait être aussi un projet ouvert sur l’avenir, la transmission, l’innovation. C’est ainsi qu’est né Insula Orchestra.

B. S. : Insula est-il indépendant d’Accentus ?

L. E. : Les projets sont indépendants l’un de l’autre, mais leurs administrations comptent une communauté de postes. Accentus n’aurait pas seul les moyens d’avoir une équipe administrative complète. Le tout a été réuni en une entité juridique qui a pour nom Erda. Mais financements et identités sont distincts. Accentus est évidemment le chœur d’élection d’Insula pour l’opéra et l’oratorio. Mais Accentus travaille aussi avec d’autres orchestres. Je ne le dirige plus dans ses concerts a capella, à l’exceptions de pièces intégrées à des programmes mixtes. Je fais donc appel à des chefs invités. Accentus reçoit des subventions de la Ville de Paris et de la Région Normandie, étant en résidence depuis 1992 à l’Opéra de Rouen, ainsi que de l’Etat, et Insula des subsides de la Région Ile-de-France, mais c’est essentiellement le département des Hauts-de-Seine qui le soutient. Aujourd’hui, la diffusion est financièrement difficile. Plus personne n’a d’argent. Le public est plus ou moins revenu, mais nous avons eu très peur les trois premiers mois qui ont suivi la Covid-19, beaucoup de salles étaient à demi remplies.

La Seine Musicale vue depuis le Pont de Sèvres. Architecte : Shigeru Ban. Photo : DR

B. S. : Vous êtes également l’une des programmatrices de La Seine Musicale à Boulogne-Billancourt…

L. E. : En ce moment, la difficulté est l’obtention d’augmentations des subsides des tutelles. Tout augmentant, mécaniquement la marge artistique baisse. Or, il est dangereux de changer la voilure artistique et éducative. Pourtant, nous sommes contraints de grever ces postes. Mais il nous faut nous féliciter du suivi des tutelles, car c’est surtout le mécénat qui accuse le coup, les partenaires privés s’affolent. En plus, la musique classique est assez peu portée dans les territoires français en général. Autant, nous sommes très contents d’être à Paris et sa région avec les vaisseaux amiraux dont la capitale dispose, mais ce n’est pas toujours suivi d’une vraie politique dans les territoires.

B. S. : Outre le répertoire baroque et le premier romantisme, vous êtes très engagée dans le domaine de la musique contemporaine.

L. E. : J’ai créé une centaine d’œuvres, et Accentus passe toujours des commandes. Nous venons de participer au Panthéon à un œuvre de Pascal Dusapin, Accentus est en ce mois de novembre de la production de son Macbeth Underworld à l’Opéra-Comique, après avoir été de l’une des dernières créations de Kaija Saariaho l’année dernière, et surtout j’ai enregistré trois monographies discographiques, Pascal Dusapin, Bruno Mantovani et Philippe Manoury, et je dois en faire une quatrième consacrée à une jeune compositrice israélienne. Je me suis aperçue que, bien qu’attentive aux équilibres hommes/femmes dans ma programmation, je n’ai réalisé aucune monographie de compositrice. J’ai fait beaucoup de commandes, mais pas de disques. Le Jeune Chœur de Paris, qui est attaché à l’école du Département Supérieur pour Jeunes Chanteurs du Conservatoire Régional de Paris, fait au moins une création par an. Je continue de travailler avec Bruno Mantovani, qui, comme beaucoup d’autres, a envie de composer une très grande pièce. Il est de ces compositeurs qui désirent déployer les œuvres qu’ils envisagent d’écrire au-delà de quinze minutes, et nous n’avons pas trop les moyens de financer seuls de tels formats. Et surtout, les concerts programment de moins en moins d’œuvres longues dans le domaine contemporain. La création me manque, évidemment. Je reprendrai certainement. Avec mon délégué artistique, nous cherchons avec qui nous aimerions travailler. Nous recevons des partitions spontanément, mais en général elles sont néoclassiques, ce qui n’est pas un courant que nous suivons.

B. S. : Les tutelles vous obligent-elles à mettre l’accent sur la pédagogie ?

L. E. : C’est avant tout notre volonté. Nos actions éducatives sont prépondérantes dans notre activité. Au point que nous les emmenons spontanément en régions en avant-concerts, des choses faciles, ou des enfants qui assistent aux raccords, etc. Ce qui pèse dans notre budget, ce n’est pas tant le prix des cachets que celui des transports, des hôtels, les défraiements deviennent démentiels.

B. S. : Accentus et Insula sont des formations non-permanentes qui se réunissent en fonction des projets. Quel est leur réservoir de musiciens ?

L. E. : En fait, nous avons une base de musiciens généralistes qui couvrent tous les répertoires, participant à nos huit productions annuelles. D’autres sont plus spécialisés, certains en baroque, d’autres romantiques, etc. J’aime les grandes formations. Le chœur, c’est un peu pareil, mais la question du style est plus prégnante. Il y a des chanteurs généralistes qui sont tout terrain, et il y a des voix plus adaptées au baroque, d’autres plus riches et vibrées pour le romantisme. Ma technique de recrutement est très précise. Je voudrais d’ailleurs transmettre aux jeunes chefs de chœur la technique du choix des voix.

B. S. : Vous avez programmé en cette période de Noël 2023 Le Messie de Haendel. Où situez-vous Haendel, notamment en regard de Johann Sebastian Bach ?

L. E. : J’ai un rapport particulier avec Le Messie parce que mes parents ont vécu en Allemagne, où j’ai passé ma petite enfance, ils chantaient dans une chorale d’amateurs, parfois je les accompagnais, et ils donnaient souvent Le Messie. J’ai le souvenir de projets avec Nikolaus Harnoncourt, d’avoir entendu John Elliott Gardiner dans Haendel, et surtout William Christie. Etudiante au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, j’assistais souvent aux cours de Christie, qui y enseignait à l’époque. Dans les années 1990, tous étaient déjà des stars. C’est ainsi que j’ai découvert Haendel, directement sur instruments d’époque. Même si Haendel est parfois incroyablement profond dans sa description « sentimentale » dans les oratorios, il l’est bien davantage dans ses opéras. Bach n’ayant pas laissé d’opéras, il n’est pas possible de les comparer, mais dans la musique sacrée il est sûr que Bach va extrêmement loin dans le langage, avec aussi dans la science du contrepoint que Haendel n’a pas. Haendel est plus dans des grands effets, dans la ferveur et la précision, aussi, mais il réserve le spirituel à ses solistes, et il n’a pas écrit de messe, à l’exception d’un Te Deum, il n’a pas mené la même exploration spirituelle que Bach, ni la même énergie, ni les mêmes missions.

B. S. : Qu’y a-t-il dans Le Messie qui vous fascine ?        

L. E. : J’ai chanté Le Messie à Vienne sous la direction de Nikolaus Harnoncourt, ainsi qu’à Cardiff avec des Anglais qui m’avaient invitée pour l’occasion, à ma grande surprise. Je ne l’avais jamais dirigé moi-même, et je me suis dit qu’il me fallait impérativement le faire. Je confesse y effectuer des coupures, à l’instar de beaucoup de mes confrères, car cette œuvre est très longue. Et elle n’a rien à voir avec les Royal Fireworks Musics : dans Le Messie, nous ne sommes pas du tout dans les effets et la démonstration.

B. S. : Se trouve-t-il des éléments opératiques dans Le Messie ?

L. E. : Pas beaucoup. En action pure, un peu la naissance, et un petit peu la Passion, sinon l’oratorio conte une histoire. Il n’y a pas de personnages directement, pas même le Christ, contrairement aux Passions de Bach. On est tout de suite dans ce que cette histoire implique pour l’Homme, ce qui s’est passé, comment est vue la Rédemption. On est dans le contexte du commentaire et de la réflexion spirituelle, pas dans l’action. Les seuls oratorios de Haendel que j’ai dirigés jusqu’à présent sont Alexander Feast et le Te Deum de Dettingen. J’essaye de faire deux projets baroques par an, mais, après Le Messie, je n’ai pour le moment pas d’autre projet d’oratorio de Haendel. Or, il y en a beaucoup, alors il va me falloir choisir… Mais auparavant, je souhaite diriger la Messe en si mineur de Bach...

B. S. : Qu’a apporté Haendel à la musique par rapport à son contemporain Jean-Sébastien Bach ?

L. E. : Je pense qu’il a considéré le chœur comme un instrument véloce et habile pour la transmission du grand contrepoint, mais aussi du dramatisme, et qu’en la matière il a été un jalon capital dans l’histoire de l’art choral. Après lui, viennent les grands oratorios romantiques. Il a donc développé le genre au côté de Bach, plus encore peut-être, parce que dans  ses oratorios le chœur est extrêmement sollicité, ce qui est génial. Pas seulement pour de courtes interventions, mais souvent pour des grandes choses. En cela, je pense qu’il est vraiment très important pour l’histoire de l’oratorio. Bach et lui sont Saxons, le premier est resté en Saxe, le second a franchi la Mer du Nord. L’un est un protestant pur, l’autre est anglican. Haendel est beaucoup moins religieux que Bach. Il a d’ailleurs écrit tellement d’opéras que je pense qu’il connaissait mieux les choses de l’amour que celles de la religion.  

B. S. : Que pensez-vous de la situation des femmes dans le domaine de la direction d’orchestre aujourd’hui ? Il semblerait que la carrière leur soit désormais de plus en plus ouverte…

L. E. : C’est une impression, mais quand on regarde les chiffres, on constate que l’on est toujours à cinq pour cent des chefs programmés. Avant, on était à trois pour cent, ce qui donne un sentiment de progrès considérable. On est maintenant peut-être à six pour cent, mais ce n’est pas non plus foudroyant… Surtout à l’opéra, milieu moins ouvert encore que celui des orchestres. Cela bouge favorablement, plus que pour les metteuses en scène d’opéras, mais fort peu dans les régions. Heureusement, l’Orchestre de Paris fait des efforts à l’initiative de Laurent Bayle, qui a offert beaucoup de podiums féminins en son temps, et j’espère que l’Orchestre de Paris va persévérer. Radio France confie ses deux orchestres une ou deux fois par an à une femme, ce n’est pas non plus la bousculade. Cela dit, il ne faut pas trop exposer certains artistes, parce que cela peut leur brûler les ailes d’être trop exposés et trop rapidement. Il est néanmoins vrai que l’on est aujourd’hui dans le mieux. Mais cela va-t-il durer ? Je n’en suis pas certaine, car si la feuille de route du ministère de la Culture est très bonne, elle n’est pas forcément exécutée, ce qui est regrettable. Quand j’ai enregistré les symphonies de Louise Farrenc, j’ai donné des concerts confrontant Farrenc et Beethoven. Je vais faire de même avec Emilie Mayer que je vais mettre face à Schubert. J’aime la confrontation parce que sinon on a l’impression que les femmes ne peuvent pas être jugées selon les mêmes critères que les hommes. Cela dit, c’est ce qui se passe dans le sport, mais pour des raisons valables puisque les performances reposent sur des critères physiques et physiologiques, non pas intellectuelles. Au sein d’Insula, je veille à avoir un bon quota de garçons, parce que tout compte fait il y a énormément de femmes parmi les cordes, surtout dans les violons, et je tiens à la mixité, parce qu’inversement on peut n’avoir que des violons féminins, tandis que tous les chefs d’attaque sont des hommes. Ici, nous veillons à l’équité.

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, mardi 31 octobre 2023


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