Cheffe d’orchestre et de chœur née à Paris en 1962, Laurence Equilbey est l’une des musiciennes les plus entreprenantes de France. Avide de découvertes et de créations, ouverte à tous les répertoires, du XVIIe au XXIe siècles, elle a fondé et forgé elle-même les outils nécessaires à la propagation de son art, autant auprès des professionnels que du grand public. Après avoir commencé à chanter enfant dans une chorale de Freiburg-im-Brisgau (Allemagne) où vivaient alors ses parents, elle a suivi des études de musicologie à la Sorbonne, d’écriture et de théorie au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, avant de se perfectionner à Vienne et en Scandinavie, notamment auprès d’Eric Ericson et de Jorma Panula. En 1992, elle fondait le chœur de chambre professionnel Accentus, en 1995 le Jeune Chœur de Paris pour chanteurs âgés de 16 à 24 ans, et en 2012 l’ensemble Insula Orchestra, qui est en résidence à La Seine musicale de l’Île Seguin à Boulogne-Billancourt, formation jouant sur instruments d’époque consacré à la musique des XVIIIe et XIXe siècles. Dans l’intervalle, elle lançait en 2004 le programme Tenso associant plusieurs grands ensembles vocaux européens en vue d’échanges de partitions, de coaching de jeunes chanteurs et compositeurs, et en 2007, elle prenait l’initiative du clavier portatif e-tuner manipulable « à l’aveugle » qui aide les chanteurs a capella à trouver dextrement la justesse au quart de ton près dans des environnements sonores défavorables.
Bruno Serrou : En quelles circonstances l’idée de fonder le
chœur de chambre Accentus vous est-elle venue ?
Laurence Equilbey : Voilà trente ans, pendant mes études à Vienne. Pour payer mes études, je chantais dans l’Arnold Schönberg Chor, chœur mixte professionnel créé en 1972 par Erwin Ortner. J’y ai notamment rencontré Nikolaus Harnoncourt, qui en était l’un des chefs privilégiés pendant plus de vingt ans. J’ai donc beaucoup travaillé sous sa direction. C’est là que j’ai à la fois eu envie de créer un chœur de chambre, ce que j’ai fait en rentrant à Paris, et dès que possible un orchestre d’instruments d’époque. J’ai donné à mon chœur le nom Accentus, terme tiré du chant grégorien qui est une règle d’écriture stipulant que l’on doit monter la mélodie quand un accent tonique se présente, et parce que la référence au latin est très présente dans le répertoire choral. A Vienne, je faisais des études de direction d’orchestre, et, chantant dans ce chœur, j’ai découvert quantité d’œuvres a capella, y compris les grands Francis Poulenc. En rentrant à Paris, j’ai ressenti le désir de faire les grandes pièces d’Arnold Schönberg et de Richard Strauss, et pour y parvenir il n’y avait à l’époque pas d’autre solution que de fonder un chœur professionnel. C’est pourquoi j’ai d’abord lancé Accentus. En fait, j’ai toujours voulu diriger en parallèle un chœur et un orchestre, mais Accentus m’a beaucoup mobilisée pour structurer un ensemble professionnel, trouver la technique idoine...
B. S. : Cette envie de diriger vous aurait-elle toujours occupé l’esprit ?
L. E. : Enfant et adolescente, je faisais du piano, de la flûte traversière, de la guitare, beaucoup de chant et un peu d’alto pour connaître les cordes. J’avais un tempérament un peu frondeur et insolant, j’ai toujours aimé être dans la codécision, dans la prise de risque, sinon le quotidien me stresse trop. La transmission est aussi très importante. Durant mes études à la Sorbonne, j’ai eu l’occasion de diriger l’orchestre des étudiants, c’est ainsi que j’ai eu la révélation de ce que je voulais faire. Je me suis sentie bien en me servant de mon corps, particulièrement dans la pratique du chant. J’ai eu envie de diriger assez tôt, vers 19-20 ans.
B. S. : Comment avez-vous entendu parler du chef de chœur suédois Eric Ericson ?
L. E. : A l’époque, la France avait encore des Centres d’art
polyphonique, grâce à une volonté politique publique favorable à l’art choral.
Eric Ericson était régulièrement invité par le Centre de Musique Baroque de
Versailles et par le Centre d’art polyphonique d’Ile-de-France qui organisaient
des master-classes avec lui. J’ai été parmi ses élèves. Parlant tous les deux l’allemand,
j’ai pu avoir avec lui des conversations privilégiées et nous sommes devenus amis.
Quand il était invité par le Chœur de Radio France, j’allais le chercher à
l’aéroport et j’assistais à ses répétitions. Je l’ai beaucoup vu travailler, à
Stockholm comme à Paris. C’est ainsi que l’on apprend le plus. Ericson était un
maître du son, de la couleur, des équilibres, de la dynamique. J’ai beaucoup
appris de cette technique nordique, et j’ai envie de faire prochainement une
vidéo sur les quelques secrets de cette technique du son, parce que je pense
qu’elle commence à se diluer en France. Non pas que je suis contre le son
français, mais dans la technique du son, les chœurs allemands sont assez
proches des suédois. Tandis que les anglais ont hérité du son des maîtrises,
straight, très solide, mais il y a moins de moelleux.
B. S. : Pourquoi avez-vous attendu vingt ans avant de créer
Insula ?
L. E. : Je l’ai en effet créé en 2012. Parallèlement à
Accentus, je menais une activité de cheffe d’orchestre invitée, soit une dizaine de
concerts par an. Mais n’appréciant pas les instruments modernes dans les
répertoires baroque, classique et du premier romantisme, je dirigeais toujours
des œuvres conçues après Beethoven. Du coup, je m’interdisais l’accès à mon répertoire
favori. Un jour, j’ai été sollicitée par le département des Hauts-de-Seine pour
le projet de La Seine Musicale, et j’ai proposé la création d’une phalange sur
instruments d’époque. Notamment parce que j’avais besoin d’équilibrer mon
répertoire, et que je savais que ce pouvait être aussi un projet ouvert sur
l’avenir, la transmission, l’innovation. C’est ainsi qu’est né Insula
Orchestra.
B. S. : Insula est-il indépendant d’Accentus ?
L. E. : Les projets sont indépendants l’un de l’autre, mais leurs
administrations comptent une communauté de postes. Accentus n’aurait pas seul
les moyens d’avoir une équipe administrative complète. Le tout a été réuni en
une entité juridique qui a pour nom Erda. Mais financements et identités sont
distincts. Accentus est évidemment le chœur d’élection d’Insula pour l’opéra et
l’oratorio. Mais Accentus travaille aussi avec d’autres orchestres. Je ne le
dirige plus dans ses concerts a capella, à l’exceptions de pièces intégrées à
des programmes mixtes. Je fais donc appel à des chefs invités. Accentus reçoit
des subventions de la Ville de Paris et de la Région Normandie, étant en
résidence depuis 1992 à l’Opéra de Rouen, ainsi que de l’Etat, et Insula des
subsides de la Région Ile-de-France, mais c’est essentiellement le département
des Hauts-de-Seine qui le soutient. Aujourd’hui, la diffusion est
financièrement difficile. Plus personne n’a d’argent. Le public est plus ou
moins revenu, mais nous avons eu très peur les trois premiers mois qui ont
suivi la Covid-19, beaucoup de salles étaient à demi remplies.
B. S. : Vous êtes également l’une des programmatrices de La Seine
Musicale à Boulogne-Billancourt…
L. E. : En ce moment, la difficulté est l’obtention d’augmentations
des subsides des tutelles. Tout augmentant, mécaniquement la marge artistique baisse.
Or, il est dangereux de changer la voilure artistique et éducative. Pourtant, nous
sommes contraints de grever ces postes. Mais il nous faut nous féliciter du
suivi des tutelles, car c’est surtout le mécénat qui accuse le coup, les
partenaires privés s’affolent. En plus, la musique classique est assez peu
portée dans les territoires français en général. Autant, nous sommes très
contents d’être à Paris et sa région avec les vaisseaux amiraux dont la
capitale dispose, mais ce n’est pas toujours suivi d’une vraie politique dans
les territoires.
B. S. : Outre le répertoire baroque et le
premier romantisme, vous êtes très engagée dans le domaine de la musique
contemporaine.
L. E. : J’ai créé une centaine
d’œuvres, et Accentus passe toujours des commandes. Nous venons de participer
au Panthéon à un œuvre de Pascal Dusapin, Accentus est en ce mois de novembre de
la production de son Macbeth Underworld
à l’Opéra-Comique, après avoir été de l’une des dernières créations de Kaija
Saariaho l’année dernière, et surtout j’ai enregistré trois monographies
discographiques, Pascal Dusapin, Bruno Mantovani et Philippe Manoury, et je
dois en faire une quatrième consacrée à une jeune compositrice israélienne. Je
me suis aperçue que, bien qu’attentive aux équilibres hommes/femmes dans ma
programmation, je n’ai réalisé aucune monographie de compositrice. J’ai fait
beaucoup de commandes, mais pas de disques. Le Jeune Chœur de Paris, qui est
attaché à l’école du Département Supérieur pour Jeunes Chanteurs du
Conservatoire Régional de Paris, fait au moins une création par an. Je continue
de travailler avec Bruno Mantovani, qui, comme beaucoup d’autres, a envie de composer
une très grande pièce. Il est de ces compositeurs qui désirent déployer les
œuvres qu’ils envisagent d’écrire au-delà de quinze minutes, et nous n’avons
pas trop les moyens de financer seuls de tels formats. Et surtout, les concerts
programment de moins en moins d’œuvres longues dans le domaine contemporain. La
création me manque, évidemment. Je reprendrai certainement. Avec mon délégué
artistique, nous cherchons avec qui nous aimerions travailler. Nous recevons des
partitions spontanément, mais en général elles sont néoclassiques, ce qui n’est
pas un courant que nous suivons.
B. S. : Les tutelles vous obligent-elles à mettre l’accent sur la
pédagogie ?
L. E. : C’est avant tout notre volonté. Nos actions éducatives
sont prépondérantes dans notre activité. Au point que nous les emmenons spontanément
en régions en avant-concerts, des choses faciles, ou des enfants qui assistent aux
raccords, etc. Ce qui pèse dans notre budget, ce n’est pas tant le prix des cachets
que celui des transports, des hôtels, les défraiements deviennent démentiels.
B. S. : Accentus et Insula sont des formations non-permanentes qui se
réunissent en fonction des projets. Quel est leur réservoir de musiciens ?
L. E. : En fait, nous avons une base de musiciens généralistes
qui couvrent tous les répertoires, participant à nos huit productions
annuelles. D’autres sont plus spécialisés, certains en baroque, d’autres
romantiques, etc. J’aime les grandes formations. Le chœur, c’est un peu pareil,
mais la question du style est plus prégnante. Il y a des chanteurs généralistes
qui sont tout terrain, et il y a des voix plus adaptées au baroque, d’autres
plus riches et vibrées pour le romantisme. Ma technique de recrutement est très
précise. Je voudrais d’ailleurs transmettre aux jeunes chefs de chœur la
technique du choix des voix.
B. S. : Vous avez programmé en cette période de Noël 2023 Le Messie de Haendel. Où situez-vous Haendel, notamment en regard de Johann
Sebastian Bach ?
L. E. : J’ai un rapport particulier avec Le Messie parce que mes
parents ont vécu en Allemagne, où j’ai passé ma petite enfance, ils chantaient
dans une chorale d’amateurs, parfois je les accompagnais, et ils donnaient
souvent Le Messie. J’ai le souvenir de projets avec Nikolaus Harnoncourt,
d’avoir entendu John Elliott Gardiner dans Haendel, et surtout William
Christie. Etudiante au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris,
j’assistais souvent aux cours de Christie, qui y enseignait à l’époque. Dans
les années 1990, tous étaient déjà des stars. C’est ainsi que j’ai découvert
Haendel, directement sur instruments d’époque. Même si Haendel est parfois
incroyablement profond dans sa description « sentimentale » dans les
oratorios, il l’est bien davantage dans ses opéras. Bach n’ayant pas laissé d’opéras,
il n’est pas possible de les comparer, mais dans la musique sacrée il est sûr
que Bach va extrêmement loin dans le langage, avec aussi dans la science du contrepoint
que Haendel n’a pas. Haendel est plus dans des grands effets, dans la ferveur
et la précision, aussi, mais il réserve le spirituel à ses solistes, et il n’a
pas écrit de messe, à l’exception d’un Te
Deum, il n’a pas mené la même
exploration spirituelle que Bach, ni la même énergie, ni les mêmes missions.
B. S. : Qu’y a-t-il dans Le Messie qui vous fascine ?
L. E. : J’ai chanté Le Messie
à Vienne sous la direction de Nikolaus Harnoncourt, ainsi qu’à Cardiff avec des
Anglais qui m’avaient invitée pour l’occasion, à ma grande surprise. Je ne
l’avais jamais dirigé moi-même, et je me suis dit qu’il me fallait
impérativement le faire. Je confesse y effectuer des coupures, à l’instar de beaucoup
de mes confrères, car cette œuvre est très longue. Et elle n’a rien à voir avec
les Royal Fireworks Musics : dans
Le Messie, nous ne sommes pas du tout
dans les effets et la démonstration.
B. S.
: Se trouve-t-il des éléments opératiques
dans Le Messie ?
L. E. : Pas beaucoup. En action
pure, un peu la naissance, et un petit peu la Passion, sinon l’oratorio conte
une histoire. Il n’y a pas de personnages directement, pas même le Christ,
contrairement aux Passions de Bach. On
est tout de suite dans ce que cette histoire implique pour l’Homme, ce qui
s’est passé, comment est vue la Rédemption. On est dans le contexte du
commentaire et de la réflexion spirituelle, pas dans l’action. Les seuls
oratorios de Haendel que j’ai dirigés jusqu’à présent sont Alexander Feast et le Te Deum
de Dettingen. J’essaye de faire deux projets baroques par an, mais,
après Le Messie, je n’ai pour le
moment pas d’autre projet d’oratorio de Haendel. Or, il y en a beaucoup, alors
il va me falloir choisir… Mais auparavant, je souhaite diriger la Messe en si mineur de Bach...
B. S. : Qu’a apporté Haendel à la musique par
rapport à son contemporain Jean-Sébastien Bach ?
L. E. : Je pense qu’il a considéré
le chœur comme un instrument véloce et habile pour la transmission du grand
contrepoint, mais aussi du dramatisme, et qu’en la matière il a été un jalon
capital dans l’histoire de l’art choral. Après lui, viennent les grands
oratorios romantiques. Il a donc développé le genre au côté de Bach, plus
encore peut-être, parce que dans ses
oratorios le chœur est extrêmement sollicité, ce qui est génial. Pas seulement
pour de courtes interventions, mais souvent pour des grandes choses. En cela,
je pense qu’il est vraiment très important pour l’histoire de l’oratorio. Bach
et lui sont Saxons, le premier est resté en Saxe, le second a franchi la Mer du
Nord. L’un est un protestant pur, l’autre est anglican. Haendel est beaucoup
moins religieux que Bach. Il a d’ailleurs écrit tellement d’opéras que je pense
qu’il connaissait mieux les choses de l’amour que celles de la religion.
B. S. : Que pensez-vous de la situation des
femmes dans le domaine de la direction d’orchestre aujourd’hui ? Il semblerait
que la carrière leur soit désormais de plus en plus ouverte…
L. E. : C’est une impression, mais
quand on regarde les chiffres, on constate que l’on est toujours à cinq pour
cent des chefs programmés. Avant, on était à trois pour cent, ce qui donne un
sentiment de progrès considérable. On est maintenant peut-être à six pour cent,
mais ce n’est pas non plus foudroyant… Surtout à l’opéra, milieu moins ouvert
encore que celui des orchestres. Cela bouge favorablement, plus que pour les
metteuses en scène d’opéras, mais fort peu dans les régions. Heureusement,
l’Orchestre de Paris fait des efforts à l’initiative de Laurent Bayle, qui a
offert beaucoup de podiums féminins en son temps, et j’espère que l’Orchestre
de Paris va persévérer. Radio France confie ses deux orchestres une ou deux fois
par an à une femme, ce n’est pas non plus la bousculade. Cela dit, il ne faut
pas trop exposer certains artistes, parce que cela peut leur brûler les ailes
d’être trop exposés et trop rapidement. Il est néanmoins vrai que l’on est
aujourd’hui dans le mieux. Mais cela va-t-il durer ? Je n’en suis pas
certaine, car si la feuille de route du ministère de la Culture est très bonne,
elle n’est pas forcément exécutée, ce qui est regrettable. Quand j’ai
enregistré les symphonies de Louise Farrenc, j’ai donné des concerts
confrontant Farrenc et Beethoven. Je vais faire de même avec Emilie Mayer que
je vais mettre face à Schubert. J’aime la confrontation parce que sinon on
a l’impression que les femmes ne peuvent pas être jugées selon les mêmes
critères que les hommes. Cela dit, c’est ce qui se passe dans le sport, mais
pour des raisons valables puisque les performances reposent sur des critères
physiques et physiologiques, non pas intellectuelles. Au sein d’Insula, je
veille à avoir un bon quota de garçons, parce que tout compte fait il y a
énormément de femmes parmi les cordes, surtout dans les violons, et je tiens à
la mixité, parce qu’inversement on peut n’avoir que des violons féminins,
tandis que tous les chefs d’attaque sont des hommes. Ici, nous veillons à l’équité.
Recueilli
par Bruno Serrou
Paris,
mardi 31 octobre 2023
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