Ve Annecy Classic Festival, Annecy (Haute-Savoie), Impérial Palace, lundi 25 août 2014
Annecy Classic Festival. Le Yamaha et la salle de l'Impéria Palace avant la Nuit du Piano. Photo : (c) Bruno Serrou
Une longue et belle soirée de piano attendait hier le
public de l’Annecy Classic Festival dans le grand salon de l’Impérial Palace
dont les larges baies vitrées donnent sur le lac d’Annecy au couchant. Une « Nuit
du piano » de six heures dont Eliane Richepin est l’initiatrice avant que
le concept soit repris ailleurs, durant laquelle se sont succédés quatre pianistes
de la jeune génération pour autant de récitals aux programmes denses, variés et
exigeants.
A soirée exceptionnelle, piano d’exception. Si j’ai
pu relever à Annecy depuis le début de cette édition de l’Annecy Classic Festival les
défaillances des Yamaha utilisés dans le cadre des concerts en l’église Sainte-Bernadette
et du Musée-Château, réglés par un accordeur haut-savoyard, il convient de
saluer la grande qualité du Yamaha en provenance d’Allemagne sur lequel ont pu
s’exprimer hier soir les quatre pianistes venus d’autant de pays différents, la
Chinoise Li Siqian, l’Ukrainienne Anna Fedorova, le Britannique Benjamin Grosvenor
et le Français David Fray.
Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. Anna Fedorova. Photo : (c) Yannick Perrin
Le
cheminement progressif d’Anna Fedorova
C’est à Anna Fedorova (1) qu’est revenue la mission
d’ouvrir la Nuit du piano 2014. Née dans une famille de musiciens, elle a commencé l’étude
du piano à l’âge de cinq ans, avant de donner son premier récital un an plus
tard et de se produire en concerto à sept ans avec l’Orchestre National d’Ukraine.
Elève de Norma Fisher au Royal College of Music de Londres et de Leonid
Margarius à l’Accademia Pianistica Incontri col Maestro à Imola (Italie), elle
est lauréate d’une quinzaine de concours internationaux. Cette jeune pianiste ukrainienne
de 24 ans que j’ai découverte quant à moi en 2012 lors du Concours Piano Campus
à Cergy-Pontoise, a conçu un programme dont la structure, la progression musicale et l’exigence
trahissent une réelle maturité. Apparemment « facile » est la Sonate n° 13 en si bémol majeur KV. 333
de Mozart composée à Linz fin 1783 quelques semaines après la Symphonie n° 36 en ut majeur KV. 425. Pourtant, tout
en semblant vouloir s’échauffer dans la perspective de l’œuvre finale, Fedorova
a donné la quintessence de la partition, dessinant les contours ludiques et
animés de l’Allegro, le chant d’un
ardent lyrisme de l’Andante cantabile
et la joyeuse progression de l’Allegretto final conçu à la façon d’un triptyque . Après une courte
pause, la pianiste a enchaîné les trois Valses
op. 64 (1847) de Chopin, qui s’ouvrent sur la Valse Minute en raison de sa brièveté ou Valse du petit chien parce qu’inspirée par la danse d’un chien qui cherchait sous les yeux du compositeur à attraper sa queue. Cette courte page est suivie de la valse en trois parties dite « pure »
dont le thème célèbre est beaucoup utilisé par les cinéastes. Le cahier se conclut sur
une valse en la bémol majeur dont la difficulté croissante a préludé hier au plat
de résistance de la prestation d’Anna Fedorova, l’extraordinaire juge de paix
que constitue le triptyque que Maurice Ravel a composé en 1908 d’après trois poèmes
éponymes d’Aloysius Bertrand, Gaspard de
la Nuit. La noirceur et l'exceptionnelle difficulté de ce recueil qui se déploient sur
près de vingt-cinq minutes en font l’une des œuvres les plus emblématiques de son auteur. Dans Ondine, quil conte l’histoire
d’une sirène qui invite un être humain à visiter son royaume aquatique, la
digitalité du jeu de Fedorova lui a permis de restituer à la perfection la
liquidité comparable aux Jeux d’eau, tout en soulignant l’onirisme et la virtuosité
transcendante de ces pages. Dans Le Gibet,
qui narre les dernières impressions d’un pendu au soleil couchant, la pianiste
a su tenir la délicate gageure de soutenir la pression des cent cinquante trois
octaves de pédales de si bémol inlassablement répétés cinquante-deux mesures
durant, mettant également en exergue l’extraordinaire potentiel harmonique de ce morceau.
Fedorova s’est vaillamment lancée dans Scarbo, miroir pianistique d'un gnome diabolique et facétieux porteur de funestes présages qui apparaît
dans les songes des dormeurs, qu'elle a emporté sans efforts apparents, se jouant avec naturel et
simplicité dans ses rythmes frénétiques, ses tempos extraordinairement rapides sans jamais faillir, faisant oublier au public qu’il s’agissait pour elle de surmonter
les exceptionnelles difficultés techniques et la virtuosité requise par l’écriture
singulièrement exigeante de Ravel. Sortant de Gaspard de la Nuit aussi fraîche mais plus
détendue qu’au début de sa prestation, Anna Fedorova a offert en bis un Prélude
de Rachmaninov ample et aéré, faisant oublier que, depuis Le Gibet, le piano vibrait bruyamment dans le médium au contact du plancher du
praticable où il était installé et qui allait se faire plus prégnant pendant
le récital suivant…
Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. David Fray. Photo : (c) Yannick Perin
David Fray
bachien
La deuxième prestation est revenue à David Fray. Le pianiste français de trente-trois ans tirait pourtant
une moue des mauvais jours en franchissant le seuil du plateau et en traversant ce dernier pour se rendre au piano, avant de s’installer sur une chaise rembourrée et
basse devant le clavier comme s’il subissait une punition. Ainsi assis bas
devant le Yamaha, alors qu’il s’apprêtait à jouer des pages du
Cantor de Leipzig, il s’est avéré impossible de ne pas songer à Glenn Gould et
au fait que Fray est né en 1981, année où le Canadien gravait son
ultime approche des Variations Goldberg,
quelques mois avant sa mort. Faisant fi du public comme s’il était seul au
monde et jouait pour lui-même, Fray a néanmoins donné des Bach éblouissants,
avec quatre Préludes et Fugues autour
de diverses tonalités d’ut (majeur/mineur et ut dièse majeur/mineur), les doigts se
détachant avec une puissance, un délié et une régularité de nature gouldienne auxquels il a ajouté une musicalité que je lui connaissais guère. Puis ce
fut le Prélude religieux pour piano puis harmonium de l’Offertoire de la Petite messe
solennelle pour quatre voix solistes,
chœur mixte, deux pianos et harmonium de Rossini qui, du moins sous les
doigts de Fray, a pris le tour d’une page de Bach. Après cet intermède, qui
s’est avéré monotone, David Fray a offert au public annécien, qu’il semblait ne
toujours pas voir, une Sonate pour piano
n° 23 en fa mineur op. 57 « Appassionata »
de Beethoven énergique et d’une puissance conquérante, ce qui n’a pas
empêché l'émergence de phases plus oniriques et sensibles trahissant quelques blessures
sans pour autant s’épancher, Fray rattachant ainsi judicieusement Beethoven au
classicisme plutôt qu’au romantisme. Ce qu’il a d’ailleurs souligné davantage encore en
donnant en bis un Prélude de Bach…
Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. Li Siqian. Photo : (c) Yannick Perrin
La
digitalité extrême de Li Siqian
Née à Chongqing en 1992, Li Siqian était pour moi jusqu'à sa prestation d'hier soir une pargaite inconnue. Et je tiens à affirmer sans tarder combien elle
m’a convaincu, même si sa conception globale suscite quelques regrets en raison d'un manque de diversité dans les contrastes et les couleurs. Néanmoins, il est clair qu'à vingt-deux ans cette jeune chinoise est l’un des fruits les
plus prometteurs de cette école de piano émergeante qui, née après la mort de
Mao Tsé Toung, est en train de s’imposer rapidement dans le monde, avec les Lang-Lang et autres
Yundi Li, Yuja Wang, etc. Amorcée avec deux Sonates de Domenico Scarlatti (K.
466 L. 118 et K. 141 L. 422) jouées sur un piano enfin défait des vibrations du plancher avec une légèreté et une souplesse qui ont instillé au grand Yamaha de concert le tour d’une épinette plutôt que d’un clavecin tant le
nuancier du toucher a été large, la prestation de Li Siqian s’est déployée dans les Etudes op. 10 de Chopin qu’elle a conçues comme une partition unique en dix mouvements contant un véritable
poème pour piano grâce à un réel sens discoursif qui a suscité une structure en forme d'arche à laquelle il n'a manqué qu'une diversité de tons plus prégnante. Son toucher liquide et détaché a néanmoins séduit, chaque note s’exposant en toute limpidité en s’épanouissant
indépendamment les unes les autres jusque dans les accords les plus fournis. Sous
ses doigts, le Yamaha de concert est devenu un grand piano riche en
harmoniques, de bas en haut du clavier réglé de façon égale. Après quoi la Valse de Faust
de Gounod arrangée par Liszt est apparue superflue, autant du fait de la
pianiste que de la pièce elle-même. Mais l’on a pu juger de l’amplitude
des affinités musicales de la pianiste chinoise dans Jardins sous la pluie de Debussy que le doigté fluide et aérien de
Li Siqian a subtilement paré.
Annecy Classic Festival. Nuit du Piano. Benjamin Grosvenor. Photo : (c) Yannick Perrin
Les
sonorités moelleuses de Benjamin Grosvenor
A vingt-deux ans, Benjamin Grosvenor a le vent en
poupe. Cet été, il a été l’invité de plusieurs grands festivals, et Universal
vient de publier sous le label Decca (2) un récital solo où l’on peut découvrir
l’ampleur de son répertoire. Ampleur confortée par la diversité des styles et des compositeurs qu’il a sélectionnés pour son récital d’hier soir, du plus
populaire au plus rare, mais constamment difficile et d’un haut degré d’exigence,
pour l’interprète comme pour l’auditeur. C’est sur une éblouissante première Ballade de Chopin que le pianiste britannique a ouvert son programme. Il y a démontré d’emblée son sens de la narration qu’il développe de ses doigts d’airain avec lesquels il exalte des sonorités
profondes et riches en harmoniques et qui lui permettent de transcender le piano pour en
faire un orchestre entier. Grosvenor s’est ensuite tourné vers les rares trois Paysages du Catalan Federico Mompou
(1893-1987) dont il a enluminé les climats et les images qui y sont toutes inclues,
avant d’interpréter Deux contes de fées op. 51/3 et op. 14/2, cette dernière intitulée
Marche des Paladins, du Russe Nikolaï Medtner (1880-1951), un proche de Dimitri
Chostakovitch qui se fait plus présent qu’autrefois dans les programmations
occidentales. Grosvenor a ensuite donné des Valses nobles et sentimentales
de Ravel une interprétation lumineuse et charnelle, gommant les côtés kitschs que
l'on y trouve trop souvent, avant de conclure sur une ultime valse, celle du Faust de Gounod brillamment arrangée par
Liszt et tout aussi brillamment jouée. En bis, une étincelante Etude de Concert d’Ernö Dohnányi et un
étonnant Rush Hour in Hong-Kong d’Abram
Chasins…
La Nuit du Piano a été retransmise en direct sur Medici.tv, qui en propose le streaming pendant les trois mois qui viennent (www.medici.tv/#!/annecy-classic-festival).
La Nuit du Piano a été retransmise en direct sur Medici.tv, qui en propose le streaming pendant les trois mois qui viennent (www.medici.tv/#!/annecy-classic-festival).
Bruno
Serrou
1) Pour découvrir Anna Fedorova, je recommande le
premier CD de la nouvelle collection placée sous l’égide de l’Annecy Classic
Festival DiscAnnecY dans lequel la jeune pianiste ukrainienne interprète Chopin
(Sonate pour piano n° 3 en si mineur op.
58), Liszt (Sonnet de Pétrarque n°
104) et Brahms (Six Klavierstücke
op. 118) - CD DiscAnnecY DAY 01
(distribution Harmonia Mundi). Signalons également le récital programmé à
Paris, Théâtre de l’Athénée, le 28 octobre 2014
2) Bach, Chopin, Scriabine, Granados, Schulz-Evler, Albeniz et Gould. 1 CD Decca 478 5334
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