Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 12 avril 2012
Kresimir Spicer (Didon) et Tehila Nini Goldstein (Créüse) - Photo DR
Elève de Claudio Monteverdi, Pier
Francesco Cavalli (1602-1676) est aux côtés de son maître le plus grand
compositeur lyrique du XVIIe siècle. Chantre et organiste à la
chapelle de la basilique San-Marco de Venise alors dirigée par Monteverdi, puis
organiste et maître de chapelle, auteur d’une quarantaine d’ouvrages lyriques, il
porta à son apogée l’opéra vénitien qui, bientôt, allait être submergé par son
rival napolitain. L’on ne peut que regretter cette lamentable situation, tant
le premier est supérieur au second, d’autant plus qu’il se fonde sur des
livrets d’une portée poétique inégalable et d’une force dramatique qui confine
au théâtre tandis que le second suscitera pour l’essentiel des morceaux de
bravoure vocale avec des arie da capo et des roucoulades interminables
figeant l’action et nécessitant les récitatifs secs pour la faire un tantinet
progresser, tandis que les ensembles vocaux passent par pertes et profits. De
quoi s’ennuyer ferme, même noblement, à moins de s’occuper un tant soit peu en
mondanités, victuailles et autres libations moins avouables… Il faudra attendre
Gluck et Mozart pour que l’opéra retourne peu ou prou aux sources vénitiennes
et reprenne son essor après s’être libéré du carcan de l’opera seria et de l’opera buffa, styles obligés de 1650 à 1780 environ.
Tehila Nini Goldstein (Créüse) et Kresimir Spicer (Enée) - Photo ©
Vincent Pontet / Wikispectacle
Après la formidable découverte
que constitua le retour en mai 1979 à l’Opéra de Lyon d’Ercole Amante (Hercule amoureux) composé pour le
mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse d’Autriche en 1662,
production dirigée par Michel Corboz et mise en scène par Jean-Louis Martinoty reprise
deux ans plus tard à Paris par le Théâtre du Châtelet, l’on sait combien
Cavalli a de génie pour le genre opéra, dont il exalte les canons fixés par
Claudio Monteverdi. De onze ans antérieur à Ercole,
La Didone (1) qui fut représenté au
théâtre Tron di San Cassiano de Venise le 1er mars 1641, se fonde
sur un livret d’une force dramatico-poétique hors du commun signé de l’un des
librettistes les plus talentueux de l’histoire de l’opéra, le juriste vénitien
Giovanni Francesco Busenello (1598-1659), auteur de celui de l’ultime opéra de
Claudio Monteverdi, l’Incoronazione di Poppea.
Tirée du Livre IV de l’Enéide de
Virgile, amalgamant drame et humour, l’intrigue de cet opéra tragico-héroïque
en trois actes conte les amours de la reine Didon de Carthage et du noble troyen
Enée, en fait le personnage auquel l’ouvrage s’attache le plus, puisque le
premier acte se déroule entièrement à Troie au moment où le héros s’apprête à
accomplir son destin pour fonder Rome, avant d’échouer au deuxième acte sur les
rives de Carthage pour succomber sous le charme de Didon suite à des rivalités entre
divinités. Enjoint par les dieux favorables d’abandonner les bras de Didon, Enée
reprendra finalement la mer en direction de l’Italie... Mais Busenello ne s’en
tient pas à une simple adaptation de Virgile, puisqu’il développe la portée d’un
personnage secondaire, celui de Iarba, roi des Gétules, amoureux transi de
Didon, qui finira par convaincre la reine de l’épouser dans un finale
précurseur de celui du Couronnement de
Poppée. Didon ne meurt donc point, du moins physiquement, puisqu’elle préfère le sacrifice par dépit en se donnant à un roi qu’elle n’aimera jamais, son esprit
et son cœur ayant quitté son corps pour suivre celui qui l’a abandonnée.
Anna Bonitatibus (Didon) et Kresimir Spicer (Enéée) - Photo : (c) Vincent Pontet / Wikispectacle
Si l’orchestre tient une place
importante dans le développement expressif du drame, avec ses tensions, ses
grondements et ses élans singuliers, l’écriture vocale déploie une diversité de styles d’une
modernité confondante, le récitatif allant de la simple déclamation dramatique
au recitativo cantando le plus complexe et varié, d’une expressivité plus efficiente
encore que l’aria, d’essence pourtant
extrêmement dramatique ici, et qui conduira à travers les siècles au récitatif
continu magnifié par Richard Wagner et Claude Debussy, Cavalli se plaisant à juxtaposer
recitativo, ariosi et arie pour porter un éclairage singulier
sur les conflits entre les personnages et intimement vécus par chacun d’eux. Centré
sur les dernières heures de Troie mise à sac par les Grecs, le premier acte,
ouvert sur la tentative d’enlèvement de Cassandre par Pyrrhus et la mort de
Chorèbe sous les yeux de son amante pour se conclure sur les adieux d’Enée à sa
femme Créüse et à sa cité détruite, est en lui-même un amoncellement
bouleversant de déchirements et de situations plus douloureuses les unes que
les autres, portant l’art du lamento
sur des sommets inégalés. Aux moments de désespoir et d’introversion des
personnages de la tragédie s’opposent des passages comiques réalistes et
colorés, notamment dans l’expression des conflits entre les dieux et les
déesses et lors des interventions des dames de compagnie de Didon, après que
Iarbas eut perdu la raison alors qu’il venait de constater la passion naissante
de la reine de Carthage pour le héros troyen.
Xavier Sabata (Iarba) et Anna Bonitatibus (Didon). Photo : (c) Vincent Pontet / Wikispectacle
La mise en scène de Clément
Hervieu-Léger, riche de son expérience acquise à la Comédie-Française dont il
est pensionnaire depuis 2005, est taillée au cordeau, avivée par une direction
d’acteur d’une redoutable efficacité, chaque chanteur campant avec un naturel
confondant le personnage qui lui est confié, certains en brossant plusieurs
successivement pour leur donner leur caractère propre, leur jeu se déployant
dans des décors d’Eric Ruf posant bien l’action, surtout celui du premier acte
fait de ruines sombres et incandescentes de toute beauté, le second décor étant
moins fort (un mur percé d’une porte et encombré côté cour d’un gigantesque échafaudage,
cadre des apparitions divines) mais tout
aussi signifiant grâce aux remarquables éclairages de Bertrand Couderc. La
distribution est d’une homogénéité exemplaire, tous les rôles étant incarnés de
façon quasi parfaite par des chanteurs pour la plupart formés au Jardin des
Voix, l’école d’art lyrique dirigée par William Christie, Kenneth Weiss et Paul
Agnew. En tête d’affiche, l’éblouissante mezzo-soprano italienne Anna
Bonitatibus, qui brosse une Didon ivre de vie, brûlante comme la braise, reine
implacable mais femme ardente et généreuse, et l’impressionnant ténor croate Kresimir
Spicer, Enée altier et solide. A leurs côtés, le Iarba énamouré et tendrement
béta du contre-ténor espagnol Xavier Sabata, et la brillante soprano
britannique Katherine Watson, successivement Cassandre bouleversante,
première demoiselle et troisième dame empressée et facétieuse, tandis que la
contralto suédoise Maria Streijffert est une déchirante Hécube. Mais il
faudrait saluer de façon particulière la prestation de chacun des quatorze protagonistes qui forment une troupe extraordinairement cohérente, comprenant la
soprano new-yorkaise Tehila Nini Golstein (Créüse, Junon, deuxièmes Demoiselle
et Dame), la soprano argentine Mariana Rewerski (Fortune, Anna, première Dame),
la soprano maltaise Claire Debono (Vénus, Iride, troisième Demoiselle), le
contre-ténor français Damien Guillon, qui doublait dextrement depuis la fosse
Terry Wey, qui, souffrant, mimait sur le plateau les rôles d’Ascanio, Amour et un
Chasseur, le baryton-basse français Nicolas Rivenq, le ténor italien Valerio
Contaldo (Chorèbe, Eole, Chasseur), le ténor français Matthias Vidal (Ilion,
Mercure), le ténor britannique Joseph Cornwell et la basse basque Francisco
Javier Borda. L’orchestre Les Arts florissants et William Christie ont donné
toute la mesure de la partition, réalisant dans la fosse un sans faute, le chef
français d’origine étatsunienne attestant d’incontestables affinités avec cette
musique raffinée, élancée et singulièrement théâtrale. Cette production de La Didone de Cavalli est assurément l’un
des spectacles d’opéra les plus enthousiasmants de la saison lyrique française.
Bruno Serrou
(1) A écouter, l'enregistrement
de La Didone de Cavalli, publié en 2010 en 2 CD chez Dynamic, avec Claron
McFadden, Magnus Staveland, Jordi Domènech, Orchestra Europa Galante, direction
Fabio Biondi
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