Théâtre des Champs-Elysées, mardi 24 avril 2012
Kent Nagano - Photo : DR
Un an presque jour pour jour après leur extraordinaire Parsifal dans cette même salle, le Théâtre
des Champs-Elysées a offert hier l’une des plus belles soirées de concerts de
la saison parisienne en accueillant de nouveau les forces artistiques de l’Opéra
d’Etat de Bavière dans une autre page de Richard Wagner, la première journée du
Ring, Die Walküre. Le public est sorti abasourdi par cette expérience
intense et rare lorsqu’il s’agit d’un opéra donné en version concert. Ecouter
cette œuvre avec l’orchestre du théâtre qui en a assuré la création sur l’ordre
du roi Louis II de Bavière le 26 juin 1870 sous la direction de Franz Wüllner
devant un parterre où se trouvaient réunis entre autres Johannes Brahms, Henri
Duparc, Judith Gautier, Joseph Joachim, Franz Liszt, Catulle Mendès, Camille
Saint-Saëns, mais en l’absence du mentor de l’auteur de l’opéra, est en soi
émouvant, même si le Théâtre des Champs-Elysées n’est pas l’Opéra de Munich, et
les musiciens de l’orchestre ne sont que les lointains successeurs de ceux qui
ont assuré la création, notamment du fameux corniste Franz Strauss, père d’un
certain Richard, au caractère bouillonnant.
Actuel directeur
musical de l’Opéra d’Etat de Bavière, Kent Nagano et son orchestre de fosse munichois,
qui viennent d’achever la première série de représentations de La Walkyrie en leur théâtre (1), ont
donné hier une interprétation survoltée mais scrupuleuse et extraordinairement théâtrale
de la partition. Le chef d’orchestre américain a indubitablement le sens du
drame wagnérien et de sa progression, tant il sait dégager avec subtilité les
idées forces et présenter les leitmotive dans leur infinie diversité de
couleurs et de sens en fonction du contexte où ils se présentent tout en les
inscrivant bel et bien dans leur signification première. Il sait aussi remarquablement
exalter la profondeur, l’intimité, la passion des personnages, des situations
et des climats tout en sollicitant avec perspicacité la vigueur, la frénésie et
l’énergie du flux musical, ce qui lui permet de façonner avec une justesse
saisissante les tensions dramatiques et rythmiques, ainsi que le riche nuancier
de la palette instrumentale. L’orchestre se déploie avec aisance dans ce
flot extraordinairement mobile, avec un élan sonore frénétique, une agilité inaltérable
et une tension prodigieuse qui emporte tout sur son passage, l’ensemble des
pupitres s’exprimant sans réserve, violons frémissants, altos moelleux,
violoncelles onctueux, contrebasses grondantes, bois frétillants, cuivres doués
de vies polychromes.
La remarquable
distribution réunie pour ce concert est à quelques variantes près celle des
représentations qui viennent de s’achever à Munich. D’où une présence quasi
idéale de chacun des protagonistes, la plupart étant emprunts de la direction d’acteur
d’Andreas Kriegenburg, metteur en scène de l’actuelle
production du Ring de l’Opéra de
Bavière. Ainsi, présente à Munich, Anja Kampe est
une Sieglinde de feu et de passion exacerbés. L’amante-jumelle, fille de Wälse
acquiert avec elle une densité et une vitalité prodigieuses. Cette incarnation
extraordinaire repose à la fois sur une voix large, des graves sombres galvanisés
par des aigus superbement projetés et une stature d’écorchée vive que l’affection de
Siegmund a du mal à rasséréner. Dans ses meilleurs
moments, fort nombreux au demeurant, il est impossible d’échapper au souvenir de
la merveilleuse Leonie Rysanek dans ce même rôle, leurs Sieglinde étant aussi
brûlantes, déchirées, généreuses l’une que l’autre. Face à la soprano allemande,
Lance Ryan, qui remplaçait Klaus Florian Vogt titulaire du rôle à Munich, est
un Siegmund puissant, parfois un peu trop sonore, mais conquérant et d’une
force mâle, capable de notes particulièrement impressionnantes, notamment celles
de ses « Nothung », vertigineux.
Thomas
Johann Mayer, que le public parisien a découvert en mai 2010 à
l’Opéra de Paris dans ce même ouvrage, est l’un des Wotan les plus éclatants de
sa génération. Voix sûre et égale, sa présence vocale s’est affermie, et, libéré
de la fâcheuse mise en scène de Günter Krämer, le baryton allemand s’impose en dieu
tourmenté et singulièrement humain se dissimulant désespérément sous une carapace
de guerrier irascible. Mayer vit son personnage de l’intérieur, brossant un
Wotan inquiet, troublé, atrabilaire, vindicatif, mais aimant et égaré – la façon
dont il interrompt violemment Brünnhilde, sa fille préférée qui l’a humilié, alors
qu’elle évoque le glaive qu’il avait forgé pour Siegmund – « Und das ich ihm in
Stücken schlug! » (Et que j’ai brisé en morceaux dans ses mains !)
–, est d’une vérité à couper le souffle… Thomas J. Mayer pèse
chaque syllabe de son juste poids fondé sur un phrasé d’une suprême musicalité.
Ainsi, son monologue du deuxième acte où il revient sur la malédiction d’Alberich
et ses conséquences, est d’une densité telle que ce passage souvent fastidieux
est passé trop vite. Sa confrontation avec Fricka est un autre grand
moment de théâtre, Wotan étant poussé dans ses derniers retranchements par une
femme qui est la droiture rigidifiée même et qui le manœuvre non sans un
certain sadisme. Passant avec un naturel confondant de l’état
d’épouse blessée à celui de femme victorieuse ayant obtenu gain de cause, après
être passée par l’humiliation, l’agressivité, le contentement, voix au beau
velours d’une puissance naturelle et droite, la Fricka de Michaela Schuster (qui
s’est substituée à Sophie Koch, Fricka à Munich) est extraordinairement
convaincante. Sur les même cimes que Wotan, puissante et sensible, prodige
de musicalité, la Brünnhilde de Nina Stemme est
éblouissante. La voix de la soprano suédoise ne souffre d’aucune défaillance, droite,
vibrante, riche en harmoniques, charnelle, et sa maîtrise de la scène est
totale, comme l’atteste la façon dont elle s’est rattrapée après un faux
départ, discrètement mais efficacement rétablie par Nagano, décalage sans doute
dû à un regard trop longuement porté sur la partition déposée sur un pupitre
trop éloigné – elle est d’ailleurs la seule à avoir jeté de temps à autre un œil
sur la partition, peut-être pour se rassurer, remplaçant hier Katarina Dalayman, Brünnhilde à Munich – et plus encore
peut-être engourdie par l’émotion. Voix puissante et noire, articulation claire
et sans faille, Ain Anger est un impressionnant Hunding. Enfin, les huit
Walkyries forment une formidable troupe d’où émergent la Gerhilde de Danielle
Halbwachs, l’Ortlinde de Golda Schultz et la Rossweisse d’Alexandra Petersamer.
Une soirée comme il en est peu qui laisse espérer un retour rapide de Kent Nagano
avec son ensemble munichois, les forces de l’Opéra de Bavière revenant sans lui
la saison prochaine, mais avec le jeune chef norvégien Eivind Gullberg Jensen, dans un Fidelio de Beethoven des plus prometteurs, puisqu’il réunira entre
autres Jonas Kaufmann, Waltraud Meier et Matti Salminen (2).
Bruno Serrou
1) Cette Walkyrie est reprise en juillet 2012 dans le cycle du Ring mis en scène par Andreas
Kriegenburg présenté dans le cadre du Festival de Munich puis en janvier-février
et juillet 2013 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner.
Munich reprend également à cette occasion ses productions du Fliegende Holländer, de Tannhäuser, Lohengrin, Tristan und Isolde
et Parsifal. A remarquer qu’il manque curieusement, parmi
les opéras ayant accès au plateau du Festspielhaus de Bayreuth, Die Meistersinger von Nürnberg, pourtant
créé en 1868 à l’Opéra de Munich…
http://www.bayerische.staatsoper.de/1164--~spielplan~premiere.html
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2) 30 octobre 2012.
http://2013.theatrechampselysees.fr/http://2013.theatrechampselysees.fr/
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