Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, jeudi 19 avril 2012
Bejun Mehta (Orlando) et les trois Amours
Après l’exceptionnelle réussite
de La Didone de Cavalli au Théâtre
des Champs-Elysées à Paris (voir plus bas le compte-rendu du 13 avril) réalisée par William
Christie et Clément Hervieu-Léger, celle du plus couru Orlando de Haendel que le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles a
confiée à René Jacobs et à Pierre Audi dit combien l’opéra des XVIIe
et XVIIIe siècle a de la chance tant il est remarquablement servi,
les productions mettant en exergue avec brio sa force dramatique et son originalité
d’inspiration qui le rend incroyablement contemporain. Trente et unième des
quarante deux opéras de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), créé à Londres le
27 janvier 1733 au King’s Theater, théâtre lyrique privé dont le compositeur
était l’impresario et qui le conduisit à la ruine, Orlando est l’un des sommets de la création lyrique du maître
saxon. Cet ouvrage repose sur un livret du XVIIe siècle que le
dramaturge romain Carlo Sigismondo Capace (1652-1728), auteur d’une quarantaine
de livrets, écrivit pour
Domenico Scarlatti en 1711, Orlando ovvero la Gelosia Pazzia. Inspiré
des livres XIX à XXXVIII de l’Orlando
furioso (1516) de l’Arioste, il a été
remis au goût du jour pour les besoins de Haendel - sans doute auteur de l’adaptation,
du moins si l’on en croit les « nombreuses fautes de syntaxe du texte
italien ajouté » (Jacobs) -, qui y puisera en 1735 les sujets d’Alcina et d’Ariodante. L’adaptation mise en musique par Haendel étoffe le rôle
de la bergère Dorinda et ajoute le personnage du sage magicien Zoroastro, sorte
de philosophe annonciateur du Zarastro de la
Flûte enchantée de Mozart écrit pour une basse renommée, Antonio
Montagnana, qui, comme le souligne René Jacobs, dit combien Haendel était
marqué par les Lumières. Dans l’opéra, Orlando est éperdument épris de la reine
païenne Angelica, elle-même amoureuse du prince africain Medoro, lui-même aimé
par la pastourelle Dorinda… Cette inextricable situation plonge le chevalier
franc dans la folie, dont seul le magicien Zoroastro peut le délivrer.
La création d’Orlando a été un franc
succès, mais l’ouvrage n’a tenu que onze représentations, du 27 janvier au 5
mai 1733, à cause de deux impondérables : une maladie de la célèbre soprano
Anna Maria Strada (Angelica) et les renâclements du castrat Senesino (Orlando),
mécontent que son rôle se limite à trois arie
da capo (airs avec reprise) et laisse peu de place à la roucoulade, ce qui allait
susciter l’éviction du chanteur de la troupe de Haendel. Néanmoins, Orlando est aujourd’hui l’un des opéras
les plus joués du compositeur. La force et l’originalité de ce dramma per musica en trois actes reposent
dans son orchestration foisonnante quoique traditionnelle, ses ensembles, plus
nombreux qu’à l’ordinaire pour la période londonienne, la nouveauté de ses arie, Haendel n’y recyclant guère de pages
antérieures, et le sujet qui incita le compositeur à transcender les
conventions de l’opera seria et de l’aria da capo dont la rigidité ne peut convenir à
un personnage qui perd la raison. « Ce type de scène de folie n’est pas
nouveau, puisqu’on le trouve chez Vivaldi et Steffani, entre autres, rappelle
René Jacobs, mais l’abondance et la variété du récitatif haendélien sont ici très
novateurs. » Connaisseur éminent de l’œuvre de Haendel, le chanteur chef
d’orchestre belge est ici à la fois respectueux du texte et créatif.
« Quand j’ai commencé à préparer Orlando
de Haendel voilà près de deux ans, j’ai commandé les facsimile de l’autographe
et celui de la première partition de direction, ainsi que celle de l’incunable
imprimé qui se trouve à la British Library. Cette étude des originaux ne m’a
pas empêché de prendre quelque liberté, comme la substitution des violettes marines,
instruments qui n’existent plus, par des violes d’amour, et l’ajout de
percussions dans les scènes de folie. » Les deux voix de femmes sont très
différenciées, Angelica étant un rôle typiquement seria et Dorinda étant en revanche dans le registre comique mais
s’avère particulièrement touchant. Ce dernier personnage a été écrit pour la
soprano napolitaine Céleste Resse, dite La Celestina, chanteuse cantonnée au
répertoire comique en raison de sa basse extraction. « Il paraît qu’en
Italie, remarque Jacobs, une femme de petite condition ne pouvait pas se voir
confier de rôles de prima donna dans
l’opera seria, même si elle chantait divinement. Mais, apparemment, La
Celestina chantait si bien que des compositeurs comme Hasse ont écrit des rôles
dans ces intermezzi comiques mais
avec des colorature telles que ses
collègues du seria en mouraient de jalousie. » Autre
personnage touchant, Médor, qui est un très beau rôle que Haendel a conçu pour
une femme. « Il serait mal venu de confier ce personnage à un contre-ténor,
car il faut absolument qu’il y ait un contraste de timbres entre lui et
Orlando », avertit Jacobs.
Bejun Mehta (Orlando) et Sunhae Im (Dorinda)
Aussi étonnant que cela puisse
paraître considérant les affinités communes aux deux artistes avec l’opéra
baroque, René Jacobs collabore dans ce spectacle pour la première fois avec
Pierre Audi dans une même production, cela à l’invitation de la Monnaie de
Bruxelles. L’entente entre les deux hommes, qui se connaissent néanmoins depuis
l’époque où Audi avait proposé à Jacobs de réaliser avec lui à Amsterdam un
cycle Monteverdi sans que le projet aboutisse pour cause d’agendas incompatibles,
est ici parfaite, non seulement de l’aveu même du musicien belge, mais aussi à
en juger par la réussite de la production. « La première fois que j’ai vu
Pierre pour cet Orlando, il avait déjà
l’idée de la maison de Dorinda en flamme dès le début de l’opéra, et des
pompiers qui viennent éteindre l’incendie, se souvient Jacobs. Au début des
répétitions, ce concept a été un choc pour moi, mais j’ai commencé à y adhérer
rapidement - c’est un avantage que le chef soit là dès les premières
répétitions, six semaines en aval. » Une partie de la réussite de cette
production, convient Jacobs, est que l’œuvre ne requiert que cinq chanteurs, et
qu’il a l’habitude de travailler avec les cinq qui constituent la troupe de
cette production.
Pierre Audi, qui distille
l’humour avec parcimonie mais avec a propos, ouvre et ferme le spectacle avec
trois Amours potelés et nus façon Manneken Pis qu’il a parés de sa propre tête
au regard malicieux. Le metteur en scène a su magnifiquement éviter l’écueil du
deuxième acte qui, contrairement aux deux actes extrêmes en compte chacun un - un
remarquable trio dans le premier (le plus long que l’on puisse trouver de tous
les opéras de Haendel) et un second dans le finale -, n’est ponctué d’aucun
ensemble, ce qui constitue une faiblesse dramaturgique puisque, pendant une
heure pleine, il s’agit d’une suite ininterrompue d’airs avec reprise chichement
ponctués de récitatifs. Le metteur en scène d’origine libanaise, également directeur
artistique de l’Opéra d’Amsterdam, surmonte
cet obstacle en concevant un rêve d’Orlando, dès le début de l’acte et jusqu’à
la fin, que le héros vit tel un cauchemar, ce que le scénographe Christof
Hertzer évoque avec un parterre de bougies parcouru de praticables qui
représentent les arcanes de la tête d’Orlando, que la dramaturgie élaborée par Audi transforme en pompier pyromane... Autre idée-force de la mise en
scène, l’omniprésence de tous les personnages. Rarement Audi s’est montré aussi
moderne qu’ici dans ses productions baroques, cet opéra conçu par Haendel pour
des stars devenant un opéra d’ensemble. Comme le reconnaît Jacobs, il est difficile
de nos jours en effet de faire vivre un opéra mû par cette convention d’époque
qui consiste à faire se succéder sur scène des chanteurs qui viennent à tour de
rôle exposer leur aria seuls sur
scène, avant de se retirer pour laisser la place au suivant, à la façon d’un
défilé. La belle scénographie qui expose une bâtisse détruite par le feu qui se
reconstruit peu à peu est enrichie d’une vidéo réalisée par Michael Saxer qui, subtilement
utilisée, est discrète mais intelligente et expressive.
Bejun Mehta (Orlando) et Sophie Karthäuser (Angelica)
René Jacobs, qui, parmi les chefs
baroques, est l’un des rares à ne pas diriger son propre ensemble, cela pour
des raisons d’enrichissement mutuel musiciens/chef, a choisi pour cette
production un jeune ensemble belge fondé en 2005 sur le modèle du Freiburger
Barockorchester, de l’Akademie für Alte Musik Berlin et du Concerto Köln que
Jacobs dirige régulièrement. Il s’agit du Baroque Orchestra B’Rock (B pour
Baroque et Belge) basé à Gand dont le
noyau dur compte une vingtaine de musiciens belges et étrangers qui entendent
se concentrer sur l’exécution axée sur l’intensité expressive. Une formation
d’excellence qui, sous la direction dramatique et supérieurement ressentie de
Jacobs, exalte des sonorités larges, amples, contrastées, sensuelles et
lumineuses magnifiées par un jeu précis et sûr, un allant et une homogénéité
parfaite. Particulièrement équilibrée, la répartition des masses dans la fosse
se fonde sur la symétrie et la stéréophonie, avec un ample continuo formé de
chaque côté d’un clavecin et de deux contrebasses, au centre de deux luths et d’une
harpe, tandis que les violoncelles et les altos sont à droite du chef et les violons
à sa gauche, le tout enveloppant subtilement l’ensemble de l’espace du théâtre de
la Monnaie. Autre superbe idée, les deux violes d’amour jouant depuis une loge du
second balcon côté cour au-dessus de la fosse dans l’admirable aria du troisième acte dans laquelle
Orlando recouvre la raison qui couvrent un peu la voix de Bejun Mehta lorsqu’il
s’exprime dans les nuances piano,
mais, s’agissant d’instruments de magie envoyés par Zoroastre depuis l’au-delà,
ils est évident qu’ils ne peuvent que représenter la force de la musique. Le
contre-ténor américain, qui s’exprime dans l’aigu de sa tessiture avec des pianissimi d’une douceur extrême et qui
s’impose comme un remarquable comédien, campe un Orlando bouleversant de
vérité. A l’instar de la séduisante soprano belge Sophie Karthäuser, Angelica
perdue et éperdue, tortueuse et torturée, d’une exquise sincérité, de la soprano coréenne Sunhae Im,
Dorinda, toute de fraîcheur et de spontanéité, ainsi que de la mezzo-soprano suédoise
Kristina Hammarström, Medoro généreux et fébrile, tandis que la basse allemande
Konstantin Wolff est un Zoroastro noble et altier aux vocalises sûres et au
timbre clair.
Bruno Serrou
Photos : (c) Bernd Uhlig/Théâtre de La Monnaie de Bruxelles
Cher Monsieur Serrou, Merci pour vos analyses et critiques, toujours si éclairantes. J'aurais juste une question: vous dites qu'Orlando est "plus couru" que la Didone. Certes ! Mais par rapport au chef-d'oeuvre que c'est, ne trouvez-vous pas qu'Orlando reste très nettement sous-produit par rapport à d'autres ouvrages de Haendel moins réussis ? Vous qui avez une vision plus "globale" que moi, peut-être pourrez-vous me corriger mais j'ai l'impression qu'il n'y a eu que 3 productions de cet ouvrage en France ces 20 dernières années (et peut-être sur une plus longue période, car je n'ai pas encore pu trouver d'archives remontant plus haut). Merci d'avance de vos lumières.
RépondreSupprimerDans l'attente du plaisir de vous lire,
JJ Groleau.