Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Samedi 2 septembre 2023
Chaque
apparition de l’Orchestre Philharmonique de Berlin à Paris constitue un
véritable événement. Certes, il est loin le temps où, voilà une quarantaine
d’années, la première phalange symphonique au monde se produisait au Théâtre du
Châtelet pour un prix modique des places (100FF pour les plus chères en 1985)
sous la direction de Herbert von Karajan, mais les foules se pressent toujours
autant à chacun de ses concerts. Je me souviens de ce séjour au Châtelet des
Berlinois, qui, pour leurs deux prestations publiques en trois jours, avaient
investi le vieux théâtre à l’italienne une semaine durant, illuminant ce lieu
tandis que je travaillais en écoutant le retour-scène de mon bureau situé deux
étages au-dessus du plateau, et qui, avant leur service, pendant les pauses et
après les répétitions, n’avaient de cesse de travailler et retravailler jusque
dans les moindre recoins des étages de l’administration du théâtre, y compris
jusque dans les toilettes, pour travailler un trait, s’échauffer sur leurs
instruments, jusqu’à l’appel des troupes par l’assistant du Maestro. C’est là
que j’ai compris que la qualité d’un orchestre n’est pas le fruit du hasard
mais du seul travail ajouté à la volonté d’être le meilleur…
Lointain successeur d’Hebert von Karajan - il a pris les rênes de la fabuleuse phalange voilà quatre ans, soit trente ans après la mort de son illustre aîné -, le chef russo-germano-autrichien Kirill Petrenko a donné le 2 septembre pour sa deuxième venue à Paris avec la phalange brandebourgeoise, voilà tout juste deux ans (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2021/09/les-berliner-philharmoniker-premiere.html) un programme dans la tradition du chef autrichien, à qui ont succédé les chefs italien Claudio Abbado et britannique Simon Rattle -, avec deux partitions du romantisme tardif, ou postromantisme allemand nées de deux Bavarois contemporains l’un de l’autre qui se respectaient et s’appréciaient, en dépit de leurs différences, Richard Strauss (1864-1949) et son cadet de neuf ans à la vie plus brève Max Reger (1873-1916), qui fit la connaissance de son aîné en 1896 avant d’orchestrer une douzaine de ses lieder.
C’est à
une œuvre du cadet que les Berliner Philharmoniker et Kirill Petrenko ont
consacré la première partie de leur concert. Une œuvre grise, qui traîne en
longueur malgré la brièveté de ses variations qui, ajoutées les unes aux
autres, constituent tout de même une partition de
plus d’une demie heure, les Variations et
Fugue sur un thème de Mozart op. 132 composées par Max Reger en 1914 et
créées à Wiesbaden le 8 janvier 1915. Ecrite sur le thème du mouvement initial
de la Sonate pour piano n° 11 en la
majeur KV. 331, cette œuvre compte huit variations et une longue fugue en conclusion,
Reger respectant le caractère classique et luminescent de Mozart dans l’exposé du
thème d’où le hautbois solo et les deux clarinettes émergent avant d’être repris
par les cordes, puis plonge dans les variations qui se situent dans le registre des couleurs sombres et profondes
de l'instrument que jouait l’excellent organiste qu’était le compositeur, la lueur ne se manifestant que dans deux d’entre
elles, les deuxième et cinquième, avec leurs rythmes guillerets, tandis que l’immense
fugue finale, qui allie baroque, classicisme et expressionnisme, reprend le
thème initial triomphalement coloré par deux trompettes. Les Berliner
Philharmoniker en ont donné une lecture au cordeau, éclairant ces pages de l’intérieur
en donnant à la grisaille générale qui tend à en émaner une carnation polychrome
et une souple élasticité bienvenue qui convainquent et maintiennent d’un bout à l’autre
l’attention de l’auditeur en éveil.
Mais c’est la seconde partie du concert qui était la plus attendue. Et nul n’a eu à regretter d’avoir dû écouter les pages de Reger au demeurant très rares au concert en France, contrairement à l’Allemagne. Pour Richard Strauss, Ein Heldeleben op. 40 (Une Vie de Héros) est dans la lignée de la Symphonie « Eroica » de Beethoven, de la même tonalité de mi bémol majeur. C’est à Berlin, où il venait d’être nommé directeur de l’Opéra d’Etat « Unter den Linden », poste qu’il occupera vingt ans, que Richard Strauss achève son pénultième poème symphonique, second volet de son diptyque Held und Welt (Héros et Monde) commencé en 1896 avec Don Quichotte op. 35. Cette vaste et impressionnante fresque pour orchestre, qui fait appel entre autres à huit cors et cinq trompettes, clôt la première maturité du compositeur. A partir de cette œuvre, la création de Strauss prend son envol pour atteindre les sommets au cours des vingt années qu'il allait passer à Berlin. Une Vie de Héros, contrairement aux poèmes précédents, ne s'appuie plus sur un texte littéraire mais sur l'expérience accumulée par le compositeur lui-même depuis près de vingt ans. Strauss se raconte ici, comme le fit Berlioz en son temps dans son Episode de la vie d'un artiste op.14, cela avec des moyens mais aussi des sentiments tout aussi gigantesques que ceux de son aîné qu’il admirait. Cette œuvre est la première des étapes d’une création dont le personnage central est Strauss en personne, ainsi que son entourage immédiat, puisque Pauline est également un élément-clef de la narration. Par son ample développement, par la magnificence des effectifs qu’elle requiert, la vivacité qui en émane, sa puissante virilité, sa gourmande sensualité, mais aussi par son titre présomptueux et les idées qu’elle défend, Une vie de Héros est une page qui, selon le mot du romancier musicologue Romain Rolland, trahit l’esprit allemand du temps, l’époque wilhelmienne. Dans cette immense symphonie mêlée de concerto pour violon, Strauss présente l’idée du Combat pour la vie et la liberté, pour la Création, de la Quête de la Perfection artistique, retrouvant ainsi certains des thèmes développés dans le poème symphonique Mort et Transfiguration op. 24. Au-delà du « nombrilisme » qui lui est souvent reproché, Strauss, en composant cette œuvre, souhaitait décrire le conflit entre l’artiste et le monde immanquablement hostile et incompréhensif. Cependant, quiconque reproche au musicien de se mettre en scène doit se rappeler que le genre autoportrait est indissociable de la peinture et du romanesque, et que celui de l’autobiographie, depuis le XVIIIe siècle, joue un rôle considérable. La musique, d’essence spirituelle par nature, permet d’illustrer tout concept, y compris celui du « moi » poétique, l’univers du subjectif. Et à trente-quatre ans, Strauss n’en est pas encore à l’heure des bilans : on ne décrit pas à cet âge sa propre fuite du monde et l’accomplissement de sa personne. Ce n’est certes pas le sujet de fond de Une vie de héros, bien qu’il y ait mis dans la somptueuse et volubile partie de violon solo sa compagne en scène, la fantasque, ironique, tendre et sensuelle Pauline de Ahna, et qu'il y fasse allusion à ses créations par la voie d’un catalogue quasi exhaustif de ses partitions antérieures. Quoi qu’il en soit, comme Strauss l’écrit à Rolland le 9 juillet 1907, avec ou sans programme, le point de départ de l’œuvre est un sentiment d’ardeur et de joie héroïque, cela quel que soit le personnage chez qui s’agitent les passions qui y sont incluses. Cependant, le morceau qui impressionnera le plus les premiers auditeurs de la partition est le Combat du héros (Des Helden Walstatt), déchaînement orchestral que personne n’avait pu entendre jusqu’alors, violences telluriques pourtant évoquées avec les seuls moyens - certes colossaux – d’instruments classiques, mais déchaînées à l’envie. Ce tour de force suscita à la fois l’émoi et l’admiration des confrères de Strauss et de la critique du temps. Ce passage agressif, fracassant, tournoyant, se fonde sur des fragments de pages précédentes de l’œuvre (le Héros, sa Compagne, ses Adversaires et les thèmes liés à l’amour). Celui du Héros se métamorphose en un hymne de victoire ; hymne à l'apogée duquel le compositeur cite son Don Juan, particulièrement le motif de l’amour, et un extrait de son Zarathoustra (L’esprit de l'homme). Le 2 août 1898, pendant la saison d’été, Strauss commence la mise au net de sa partition, qu’il n'achève qu’à Berlin le 1er décembre, si l’on en croit son journal ; le 27 de ce même mois, si l’on se réfère à la partition publiée chez Leuckart en 1899. En fait, Strauss a écrit deux versions du finale pour Heldenleben. La première ne comprenait pas la grande montée d'accords que l’on connaît dans la rédaction définitive. Ce serait son ami Friedrich Rösche qui lui aurait suggéré de revoir les ultimes mesures de l'œuvre. Pour lui en effet, Heldenleben ne pouvait se conclure sur un pianissimo : le public suspectait alors Strauss d’être incapable de terminer la moindre de ses partitions par un quelconque forte… Strauss se serait exécuté en quelques minutes... En fait, le 23 décembre, il consigne dans son journal qu’il venait de commencer d'écrire un nouveau finale et, le 27, qu’il vient d’y poser le point final. Ce n’est qu'en 1924 que cette modification est rendue publique, l’information étant dévoilée dans un article de Wilhelm Klatte publié dans Die Musik du 16 septembre. Dans cet article, il est dit que les ultimes accords symbolisent la tombe du Héros.
Modèle d'unité, de puissance, d'équilibre, de netteté, chantant dans son jardin, l’Orchestre Philharmonique de Berlin, que le compositeur a souvent dirigé dans sa vie, a naturellement brillé de tous ses feux. Avec des gestes précis et discrets pétrissant la pâte sonore sans effet de manche ou d’estrade, n’insistant jamais dans la conduite des lignes solistes, se limitant à donner les départs avant de retourner à la globalité des pupitres puis à l’orchestre entier, Kirill Petrenko allège les textures pour épandre clarté et fluidité, quel que soit le nuancier, y compris dans les passages telluriques, pour offrir une lecture rayonnante et chaleureuse de cet immense poème, avec une admirable troisième partie, d’une tendresse, d’un onirisme et d’une beauté organique enchanteurs. Cet ample concerto d’amour pour violon de cet intense moment a permis au public parisien de découvrir la première violon solo de l’histoire de l’orchestre berlinois, la Lettone Vineta Sareika-Völkner, qui fut l’élève de Gérard Poulet au Conservatoire de Paris (CNSMDP) et d’Augustin Dumay à la Chapelle musicale Reine Elisabeth à Bruxelles qui a pris ses fonctions en avril dernier après une année de probation comme violoniste du rang, à la technique sans faille et à la musicalité parfaite mais au son trop clair et trop fin au point de manquer d’épaisseur et de velours pour restituer la grâce solaire, le charme sensuel, l’énergie vitale, la détermination piquante de l’épouse du compositeur qui revient pour conclure l’œuvre en son entier dans un somptueux duo avec le cor solo, qui, avec le violon, sont les instruments des parents de Richard Strauss (le cor pour Franz, le violon pour Joséphine née Pschorr). Si l’on eût apprécié une expressivité plus soutenue et une intensité plus irradiante, il s'est avéré impossible de résister à la beauté des pupitres de cet orchestre hors normes qui reste avec le temps et la succession de ses directeurs musicaux depuis Hans von Bülow la formation symphonique la plus remarquable de la planète.
Bruno Serrou
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