Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 7 septembre 2023
Le concert d’ouverture de saison de l’Orchestre
de Paris et de son directeur musical Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris a
été entièrement consacré à un programme russe de la période pré-Révolution
d’Octobre 1917 d’une modernité, d’une générosité et d’une liberté formelle établissant
un vivifiant contraste avec ce qui nous vient de la Russie actuelle.
Retrouvant son public et sa salle dont il s’était éloigné depuis plus de deux mois, l’Orchestre de Paris s’est avéré éblouissant, ainsi que son Chœur. C’est avec une œuvre généralement inscrite en seconde partie de concert que s’est ouverte la soirée, le deuxième ballet de la trilogie écrite avant la Première Guerre mondiale par Igor Stravinski (dont c’est la première grande œuvre conçue hors de Russie) pour les Ballets Russes de Serge Diaghilev, Petrouchka. Cette musique de ballet en quatre tableaux composée en 1910-1911 créée au Théâtre du Châtelet le 13 juin 1911 dans une chorégraphe de Michel Fokine et sous la direction de Pierre Monteux a été donnée ici dans sa révision de 1946-1947 qui entre autre développe quelque peu la partie piano dans les deux derniers tableaux, modifie des figures harmoniques de l’original par des lignes contrapuntiques, corrige considérablement les indications de tempo, ce qui enlève en tensions dramatiques et en violence. Si l’on peut regretter ce choix dans un programme réunissant des œuvres nées avant le premier conflit mondial qui aura conduit à la révolution bolchévique, il est indéniable que cette version adoucie a permis à Klaus Mäkelä de mettre en valeur le moelleux de l’orchestre entier et la beauté charnelle des sonorités de ses solistes, tout aurant que le luxueux pianiste discrètement installé au milieu des cordes de l’orchestre face au chef, Bertrand Chamayou, dont les timbres scintillants ont supérieurement mis en valeur les traits virtuoses que Stravinski a développés dans les trois pièces pour piano seul que lui avait commandées Arthur Rubinstein.
Soliste volubile au toucher aérien et aux doigts à la fois élastiques et fermes courant sur le clavier, Bertrand Chamayou a offert après le déplacement du Steinway à sa place habituelle, l’avant-scène, une interprétation vertigineuse du vif, bref, agile et peu fréquenté Concerto n° 1 pour piano et orchestre en ré bémol majeur op. 10 que Serge Prokofiev a composé en 1912. Chamayou en a enluminé les étincelantes textures du registre aigu du clavier très sollicité dans cette rutilante partition. Ne voulant de toute évidence pas rompre le charme de la soirée, visage au sourire irradiant, Chamayou a offert au public transporté un bis original, L’Alouette de Mikhaïl Glinka dans un arrangement pur piano solo de Mili Balakirev…
La seconde partie était entièrement dédiée à une œuvre impressionnante, une symphonie d’une quarantaine de minutes qui ne veut pas dire son nom malgré sa structure en quatre mouvements, nécessitant trois chanteurs solistes et un double chœur associés à un grand orchestre, Les Cloches composées en Russie en 1913 par un Serge Rachmaninov tout juste quadragénaire qui tiendra toute sa vie cette partition comme son chef-d’œuvre. Cette grande page, avec ses quatre vingt quinze instrumentistes dont six cors, quatre trompettes, trois trombones, tuba, cinq percussionnistes, célesta, piano et orgue, associés à autant de choristes auxquels s’ajoutent dans trois mouvements une soprano (deuxième mouvement, Lento), un ténor (premier mouvement, Allegro non troppo) et un baryton (Lento lugubre), se situe dans la lignée des œuvres colossales conçues en ces années du début du XXe siècle qui ont notamment vu naître les symphonies de Gustav Mahler, les Gurrelieder d’Arnold Schönberg ou l’Elektra de Richard Strauss. A l’instar de Petrouchka de Stravinsky, et quoique fondée sur le poème éponyme d’Edgar Allan Poe mais adapté en russe par Constantin Balmont, Rachmaninov plonge dans Les Cloches au cœur des musiques traditionnelles de sa terre ancestrale dont les tintements des cloches disait-il dominaient toutes les villes et accompagnaient chaque enfant de sa naissance jusqu’à sa mort. C’est ainsi que le compositeur choisit de diviser en quatre parties son œuvre, s’appuyant sur les quatre âges de la vie humaine comme autant de saisons. Il fait entendre clairement les clochettes des traineaux dans le morceau initial qu’il confie au célesta tandis le ténor expose un thème entraînant et le chœur chante à bouche fermée symbolisant ainsi l’amorce de la vie, ainsi que dans le mouvement lent qui suit, avec une unique cloche-tube qui ponctue le chant matrimonial confié à la soprano. Le troisième mouvement est plus sombre et complexe, et ne fait appel qu’au chœur et à l’orchestre, qui évoque plus ou moins le tocsin et conduit au finale dont le climat rappelle ceux de la Symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski et de la Neuvième de Mahler mais, aux sonorités mélancoliques de l’orchestre s’ajoutent ici les inflexions désespérées du baryton. Dirigés avec conviction et flamme, le geste ferme et précis plus contenu que pour Petrouchka où il s’est fait plus… chorégraphique, Klaus Mäkelä a donné à cette œuvre dense et puissante une force dramatique saisissante, contrastée et brillante mais jamais confuse, l’espace sonore n’étant aucunement saturé et restant de ce fait toujours parfaitement lisible, permettant ainsi à tous les pupitres de s’épanouir, plus particulièrement le cor anglais magnifiquement tenu par Gildas Prado, ainsi que les masses chorales jamais confuses, associant pour l’occasion le chœur finlandais Musiikkitalon Kuoro au Chœur de l’Orchestre de Paris et d’excellents solistes aux voix slaves somptueuses, la soprano russe Olga Peretyatko, sans le vibrato excessif propre aux cantatrices de son pays, le ténor biélorusse Pavel Petrov et le baryton russe Alexey Markov.
Bruno Serrou
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