Huitième directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain créé en 1976
par Pierre Boulez, Pierre Bleuse, né le 6 novembre 1977 à Boulogne-Billancourt,
a pris ses fonctions en août 2023 dans le cadre d’une tournée européenne pour la
création d’un opéra d’Hèctor Parra et un programme György Ligeti. Il succède à
une lignée de chefs d’orchestre qui, depuis quarante-sept ans, compte dans ses
rangs compositeurs et interprètes avec dans l’ordre chronologique Pierre Boulez
(1976-1978, compositeur), le Suisse Michel Tabachnik (1978-1979, compositeur),
le Hongrois Péter Eötvös (1979-1991, compositeur), l’Etatsunien David Robertson
(1992-1999, corniste), le Britannique Jonathan Nott (2000-2005, chanteur), la
Finlandaise Susanna Mälkki (2006-2012, violoncelliste) et l’Allemand Matthias
Pintscher (2013-2023, compositeur). Violoniste de renom, chef principal de
l’Odense Symfonieorkester au Danemark depuis 2021, directeur du Festival Pablo Casals de Prades depuis 2020, Pierre Bleuse est le second musicien français
après le fondateur à la tête de cet ensemble de solistes de trente et un instrumentistes
qui fait référence dans le monde en matière de création.
Bruno Serrou : Vous êtes le premier directeur
musical de l’Ensemble Intercontemporain à ne pas avoir été choisi par Pierre
Boulez…
Pierre Bleuse : C’est vrai. Je m’en suis aperçu en découvrant l’histoire
de l’ensemble. Je pense qu’une nouvelle période s’ouvre. D’abord parce que je
suis le premier Français depuis Pierre Boulez. Prendre une responsabilité comme
celle de l’Ensemble Intercontemporain est pour moi émouvant, tant je suis
conscient du fait qu’il représente un moment particulier dans ma vie. Après la
joie immédiate qu’une telle nomination procure, le sens des responsabilités
m’est très vite venu.
B. S. : Avez-vous accepté sans hésiter cette proposition ?
P. B. : Non… Les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain et moi nous sommes rencontrés lors d’un concert Présences, peu avant la Covid-19. J’ai notamment dirigé Into the Little Hill de George Benjamin. Ce fut un moment très fort. Avec la musique de Benjamin d’abord. Ensuite, parce que cela se passait à un moment de ma vie où je commençais énormément de choses. Le lendemain de ce concert, je faisais mes débuts à Vienne avec le Tonkünstlerorchester dans la Cinquième Symphonie de Beethoven, et j’arrivais du Danemark où je venais de diriger mon orchestre, l’Odense Symfonieorkester. J’ignorais alors que l’Intercontemporain cherchait un directeur musical. J’étais concentré sur mon travail. C’est pendant la période Covid-19 que j’ai été informé de leur quête d’un directeur musical. Ce qui m’a conduit à me retourner vers mon adolescence, à l’époque où je découvrais l’EIC, son répertoire, et mes premières rencontres avec Pierre Boulez. J’avais huit ans quand il est venu chez mes parents. Je me souviens des deux fois où ils l’ont reçu. J’étais comme un enfant qui regarde une brillante personnalité, conscient que quelque chose d’important est en train de se passer sans vraiment mesurer ce qu’il en est. Puis j’ai eu la chance de jouer à deux reprises sous sa direction comme violoniste, une fois durant mes études au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris puis avec l’Ensemble Court-Circuit pour l’un de ses anniversaires. Et chaque fois, j’ai eu la joie de parler avec lui. A huit ans, je rêvais déjà de diriger, avant même de commencer le violon, mais j’ai toujours été très patient, comme si je savais qu’il me fallait attendre le bon moment. J’avais tellement de respect pour la direction d’orchestre que j’attendais patiemment. Quelque chose en moi disait qu’il le fallait. J’observais, je dirigeais en autodidacte, mais je n’avais pas fait le grand plongeon. J’avais encore des choses à réaliser en tant qu’instrumentiste. Ces rencontres avec Pierre Boulez sont inoubliables tant elles ont été fortes. J’avais entre dix-neuf et vingt-deux ans au moment où j’ai joué sous sa direction.
B. S. : Vous aviez rencontré Pierre Boulez alors
que vous étiez enfant, grâce à vos parents…
P. B. : J’avais huit ans, la première fois, et dix ans la deuxième. Mon père, Marc Bleuse, était alors directeur du Conservatoire de Paris avant d’être nommé directeur de la Musique et de la Danse du ministère de la Culture à l’époque du ministre François Léotard ; ma mère, Anne Fondeville, était cantatrice. Captivé par la direction d’orchestre, je me souviens d’avoir très jeune pu observer les grands chefs que j’admirais. Des profils très divers. Pierre Boulez a été pour moi, avant d’être un compositeur, un chef éblouissant. Ce que j’ai le plus admiré chez lui tient au fait que l’on sent en lui une immense force de caractère avec, au début, une raideur tout aussi impressionnante dans la battue, quelque chose de très rigide, et soudain, le génie de cet homme qui, commençant très tard, a très vite acquis l’art du geste. C’est-à-dire qu’il a tout intégré en autodidacte au contact des orchestres les plus réputés, au point de devenir l’un des plus grands chefs de l’Histoire. Il suffisait de regarder ses mains pour savoir ce que l’on allait entendre, l’attaque, la couleur, l’intonation, le tempo. Cette respiration dans les mains, cette compréhension de la phrase, du phrasé, du son qu’il entendait obtenir étaient extraordinaires. J’ai considérablement appris en le regardant, en suivant le parcours absolument génial de ce compositeur qui devient un très grand chef d’orchestre, ouvrant finalement son répertoire, puisqu’il est allé jusqu’à enregistrer Anton Bruckner (1). Cela tient du prodige. La proposition de l’Intercontemporain m’a touché parce qu’elle m’a conduit à convenir que le travail que j’avais accompli a été fructueux. Pour le chef d’orchestre que je suis, le retour vient toujours des musiciens, je partage avec eux, je suis là pour essayer de faire en sorte que chacun puisse donner le meilleur de lui-même, pour que nous allions tous ensemble dans une même direction musicale. Ce travail que nous avons fait collectivement avant ma nomination a été ressenti de façon positive.
B. S. : A l’époque de Pierre Boulez et de Brigitte Margé, son administratrice,
un slogan de l’Ensemble Intercontemporain le présentait comme des « Solistes
ensemble »…
P. B. : C’est beau. Et si vrai. C’est exactement cela. Ce qui m’a séduit dès ma première expérience avec l’ensemble, ce sont précisément ces deux états, des musiciens virtuoses qui jouent merveilleusement ensemble. Avant de diriger l’EIC, je le voyais comme un Everest, et je me demandais si j’étais vraiment préparé pour en faire l’ascension. Et il y a des réputations qui impressionnent, ce qui est le cas de l’EIC, dont les musiciens sont particulièrement exigeants, y compris envers eux-mêmes… Etais-je vraiment prêt ?...
B. S.: Est-ce comme premier violon de l’Ensemble Court-Circuit que vous avez
commencé à pratiquer la musique contemporaine ?
P. B. : Comme je vous l’ai déjà dit plus haut, je suis comme « tombé dedans » tout petit. J’ai toujours vu et entendu mon père composer à la maison, j’ai joué son Concerto pour violon très tôt, alors que j’étais étudiant au Conservatoire de Toulouse dont il était directeur. J’avais douze ans quand il a été nommé à Toulouse, ma fratrie était bercée par la création musicale. La musique contemporaine a donc toujours été présente dans ma vie de façon très naturelle, à l’instar du reste du répertoire. Ensuite, pendant mes études, il m’a été demandé d’assurer un remplacement à Court-Circuit, qui m’a immédiatement intégré à son équipe alors que j’étais encore étudiant. Puis il y a eu TM+. Après Court-Circuit, terminant mes études au Conservatoire de Paris, j’ai commencé le quatuor à cordes avec le Quatuor Satie où la musique contemporaine était très présente. Nous avons par exemple enregistré le Quatuor « Eridan » de François-Bernard Mâche avec le Quatuor de Ravel, et les musiciens que je côtoyais avaient en général une réelle curiosité pour la création. J’aime travailler avec les compositeurs, étant moi-même fils de compositeur. Je les apprécie tellement que je me demande comment il est possible de se couper de ce qu’il y a de plus merveilleux au monde, la création. A mon avis, les choses ont été prises plus ou moins à l’envers au XXe siècle quand la musique du passé a été redécouverte grâce au disque. C’était bien sûr merveilleux, mais le danger tient au fait que nous sommes soudain allés écouter la seule musique que nous connaissons, alors qu’auparavant on allait toujours écouter des créations. Comme disait Leonard Bernstein, on ne va pas au concert pour avoir des réponses mais pour se poser des questions, pour éveiller la curiosité. J’ai décidé de m’orienter résolument vers la direction d’orchestre en 2010, grâce notamment à Jorma Panula dont je suis devenu l’élève. Il m’a dit « démissionne de ton poste de violon solo, maintenant tu es chef d’orchestre ». Après, j’ai décidé de faire un Master à Genève avec Laurent Gay, personnalité peu connue dans le monde des interprètes mais extraordinaire pédagogue, et les classes de composition de Michael Jarrell et de Luis Nahon. Les élèves devaient diriger des œuvres contemporaines, ce qui me passionnait, je me suis lié d’amitié avec Michael Jarrell, qui m’a tout de suite demandé d’en faire de plus en plus, C’est ainsi que j’ai découvert sa musique. Cette période a été fantastique, et Michaël est devenu l’un de mes proches. Genève a été un endroit formidable, parce qu’il m’est toujours paru naturel de confronter le patrimoine culturel, la modernité et la contemporanéité, de réfléchir, de me poser des questions. Quand on travaille avec les compositeurs, il est quand même inouï de se dire que nous nous situons dans la continuité de l’histoire de la musique…
B. S. : L’esprit de ce passé se retrouve dans les éditions Urtext…
P. B. : J’ai fait du violon baroque, ce qui m’a passionné. J’ai notamment eu la chance de remplacer au pied levé un confrère et de jouer ainsi en trio avec Christophe Coin. Ce fut une expérience très riche. Cet homme est fantastique, un très grand musicien avec une vision extrêmement large. J’ai beaucoup appris à son contact. La question de l’Urtext est intéressante aussi lorsqu’il est question de création. L’Urtext et sa réalisation conduisent à la redécouverte d’éléments qui ont conduit à la cristallisation de l’œuvre telle qu’elle nous est parvenue, les musicologues se concentrant sur des informations réputées authentiques, et ce travail censé aboutit à une partition plus conforme aux vœux du compositeur mort depuis des lustres et devient une bible immuable et intouchable. Si bien que l’on passe d’un coup de l’autre côté du miroir au risque de se tromper totalement. Quand on travaille avec les compositeurs, on mesure à quel point l’échange créateur-interprète est important. Les choses peuvent évoluer en fonction du contexte, les notions de tempo, d’acoustique, de phrasé, de dynamique, rien n’est jamais figé. Quand je me plonge dans le passé, j’imagine autant que possible que je suis avec le compositeur, et avec ceux d’aujourd’hui, je suis comme si j’étais à côté de Ravel ou de Debussy, et je me pose toujours des questions, je réfléchis, je travaille sur les partitions avec des éléments les plus purs possibles. Mais en même temps Nikolaus Harnoncourt disait toujours travailler avec des mauvaises éditions pour se poser lui-même les bonnes questions afin de chercher ce que le compositeur veut dire derrière les notes. Mais quand un chef d’orchestre arrive sur un podium, il ne doit plus se poser de questions, il se doit d’être prêt. Autre point qu’il lui faut connaître, savoir précisément qui joue quoi, mais surtout exprimer ce qu’il attend des musiciens, ce que veut nous dire le compositeur, ce qui est caché derrière les notes. Je considère mon travail comme celui d’un archéologue : je cherche, je creuse, je me demande ce que le compositeur veut exprimer dans une architecture, dans un temps donné. Dans une œuvre, l’on saisit l’architecte à l’intérieur du temps. Parfois, on sent des choses extraordinaires mais qui soudain se perdent plus ou moins… Le rapport du compositeur avec le temps, sa façon de le gérer, la force rythmique de la construction sont des éléments capitaux. Pour moi, rien de plus riche que de consacrer une part de mon activité avec les compositeurs, de me remettre constamment en question à leur contact, de parler avec eux du son. Quand je me projette à rebours, je constate que tout ce qui a été fait dans le domaine de la musique contemporaine a été merveilleux, pourquoi la création musicale est-elle devenue un monde à part ?... Vous avez commencé cet entretien en disant « vous êtes le premier directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain à ne pas avoir été nommé par Pierre Boulez »… C’est vrai, et cela signifie que nous sommes désormais dans une autre époque, que nous avons changé de temps. Il est important pour moi et pour l’Ensemble de nous en rendre compte et de nous demander comment avec nos responsabilités nous allons passer dans cette ère nouvelle, comment un ensemble créé pour des raisons et à un moment précis avec des besoins de cette époque-là, comment aujourd’hui est-il perçu, quelle place doit être la sienne et comment le faire évoluer et passer dans notre époque. Le tout sans perdre son âme.
B. S. : C’est plus ou moins ce qui avait été
reproché à David Robertson quand il a commencé à programmer la musique
répétitive dans la programmation de l’Ensemble Intercontemporain…
P. B. : Oui, mais d’un autre côté, je pense qu’il faut trouver le bon équilibre. Il faut ouvrir. C’est un besoin, une nécessité, ne serait-ce que pour la respiration des musiciens, la diversité des esthétiques permet de travailler d’autres choses, dans le son, dans la respiration… C’est un savant dosage à assurer, il convient d’être à la fois diplomate et toujours rigoureux dans le choix.
B. S. : L’Ensemble Intercontemporain est
dépositaire de l’esprit de Pierre Boulez et des compositeurs de sa génération.
Son ombre ne pèse-t-elle pas trop sur vos épaules ?
P. B. : Pierre Boulez était d’une grande bienveillance et authenticité. Il aimait les gens qui se comportaient de façon naturelle, qui ne jouaient pas les doctes savants. Je garde de lui ce souvenir incroyable. Cela m’a marqué parce que, dans cette nouvelle fonction de directeur musical de l’Ensemble, je pense à lui tous les jours. Vous évoquiez la formule « solistes, ensemble », c’est précisément ce que je ressens en travaillant avec eux depuis un moment, entre la tournée et le disque György Ligeti qui paraîtra en janvier chez Alpha Classic. Avoir commencé avec ce disque et cette tournée a été très important pour moi, parce que je tiens à échanger avec les musiciens sur leur immense expérience de cette musique.
B. S. : Que vous apportent vos différentes fonctions ici, à Paris, avec l’EIC, et à Odense avec l’orchestre symphonique ?
P. B. : Par rapport à ma vie aujourd’hui, avec l’EIC et mon orchestre danois, j’ai la chance de pouvoir développer des choses différentes. Je continue avec mon orchestre au Danemark qui m’a proposé de signer de nouveau un contrat de quatre ans. J’ai accepté deux ans, tant cela se passe très bien avec eux. En outre, cette année je vais au Japon, en Nouvelle-Zélande, je retourne à Singapour, à la BBC de Londres, à Birmingham, j’ai beaucoup de projets en Allemagne, notamment à la Elbphilharmonie de Hambourg… Donc, mes activités se développent dans des répertoires diversifiés. Et c’est précisément ce que je voulais au début de ma carrière.
B. S. : Etre à la fois à la tête de l’Ensemble
Intercontemporain et d’un orchestre symphonique vous convient donc parfaitement…
P. B. : Par rapport à ma vie aujourd’hui, avec l’EIC et mon
orchestre danois, j’ai la chance de pouvoir développer des choses différentes.
Je continue avec mon ensemble au Danemark, qui m’a proposé de signer de nouveau
un contrat de quatre ans. J’ai accepté deux ans, tant cela se passe très bien
avec eux.
B. S. : Comme vous, et depuis toujours, beaucoup
de violonistes sont devenus chefs d’orchestre, à l’instar des Charles Münch,
Lorin Maazel, Emmanuel Krivine… Qu’est-ce qui vous a attiré vers la direction d’orchestre ?
P. B. : Je ne me suis jamais lassé du violon. La question était
que, avant même que l’on me présente un violon quand j’étais enfant, je voulais
diriger. Pour moi, le processus a donc été inversé. J’ai eu très tôt cette
passion. J’étais dans cette famille de musiciens, j’ai vu très tôt des chefs
d’orchestre, j’ai vu mon père diriger. J’ai adoré le violon. Mon père est aussi
compositeur, mon frère aîné, Emmanuel, a choisi le violoncelle, et ma sœur,
Jeanne, le piano. En fait, mes parents avaient envie de constituer un trio avec
leurs enfants. Ils m’ont donc incidemment dirigé vers le violon, ce fut pour
moi une très belle rencontre et il m’a énormément appris. Je pense que cela
explique pourquoi, quand je suis devant un orchestre, je me sens bien, ayant
vécu des choses extraordinaires avec le violon. J’ai été violon solo, premier
ou second violon de quatuor, comme il m’est arrivé d’être au fond de l’orchestre,
et j’ai toujours eu la même passion. Comme violoniste, j’ai eu des
responsabilités, j’ai été premier violon solo, concert master, je n’étais donc pas
en train d’attendre impatiemment de diriger. J’aime la musique et j’ai aimé
toutes les fonctions que j’ai occupées comme violoniste. Ce n’était donc pas un
choix dû à une lassitude pour mon instrument, mais une continuité logique.
C’est-à-dire que pour moi, à un certain moment, je me suis dit « et si
maintenant je pouvais essayer de réaliser mon rêve de devenir chef
d’orchestre ». Les personnes à qui j’en parlais m’ont dit
« vas-y », si bien que peu à peu le rêve a pris de plus en plus de
place, j’ai eu moins de temps pour le violon, et je me suis rendu compte que
pour le réaliser il me fallait me concentrer à deux cents pour cent.
B. S. : Comment abordez-vous les questions de
sensibilisation des publics à des formes musicales globalement
assez complexes ?
P.B. : L’écoute demande du temps. Or, nous vivons une ère de
l’immédiateté et de la communication souvent vidée de son sens. Je lutte contre
cela, car c’est un grand danger pour la société. Un certain nombre d’artistes
que j’adore font de très belles carrières mais qui, pour déjouer la crise de la
musique classique, versent à mon sens trop dans ce « marketing » de
l’instantané et des formats courts. Je pense que nous devons au contraire
retrouver le temps long, seule façon d’appréhender l’art dans toute sa
profondeur, sa complexité et sa richesse. Mon premier acte en tant que directeur musical de l’EIC est
clair : j’ai passé une commande d’une œuvre de soixante-quinze minutes au
compositeur écossais James Dillon. J’ai eu un véritable coup de foudre pour son
fantastique univers musical quand j’ai dirigé son cycle Pharmakeia en 2021 à la Cité de la musique. Cet acte nous conduit à
réfléchir ensemble pour pénétrer le langage d’un créateur, avec le temps
nécessaire. Quand j’ouvre une partition, je travaille, j’observe, je passe du
temps dessus. Nous avons besoin de ce temps long. Ce n’est pas pour rien que
Leonard Bernstein, à l’époque, jouait deux fois les créations, au début et à la
fin du concert, pour que les gens puissent mieux les appréhender. Pour la
création de Dillon, nous avons voulu embarquer les musiciens comme le public dans
une expérimentation inédite. Nous avons donc installé une scène tournante au
centre de la salle afin d’éviter une frontalité pour que, où que l’on se situe
dans la salle, on ait une expérience sonore égale.
B. S. : Que souhaitez-vous faire par rapport à vos
prédécesseurs ? Quelles seront les particularités de votre politique
artistique ?
P. B. : Ma volonté n’est pas de changer tout ce qui a été
fait avant moi. Mon idée est que chaque concert soit réfléchi comme un petit
bijou, en portant une extrême attention à la qualité de ce que nous produisons.
Je tiens à développer plusieurs types de
productions. Dans le résultat artistique en premier
lieu, le sens venant derrière. Je tiens à développer plusieurs desseins. Nous avons
commencé avec Orgia d’Hèctor Parra des créations d’opéras, forme
scénique essentielle à développer à l’avenir. Nous avons aussi cette toute première
édition d’EIC and Friends en novembre de cette année. Il
s’agit d’un mini-festival avec deux concerts, l’un à la suite de l’autre. Pour
lancer ce nouveau projet, j’ai invité la violoniste Patricia Kopachinskaja. Le
concept est de disposer dans la saison d’un temps à part pour inviter des
artistes extérieurs à l’Ensemble Intercontemporain pour stimuler notre
imagination et nos pratiques. Les artistes ont besoin d’échanger, de découvrir
ce qui se passe ailleurs, de partager. Ce premier EIC&Friends aura pour fil d’Ariane l’Offrande musicale de Jean-Sébastien
Bach. Initialement, je souhaitais que nous nous concentrions sur les admirables
Fantaisies de Henry Purcell parce qu’elles sont d’une
modernité hallucinante, mais la date concordait avec le week-end Bach de la Philharmonie
de Paris. Nous nous sommes donc tournés vers l’Offrande musicale avec de larges extraits de l’œuvre mis en
regard avec des créations en forme de « miniatures » de quatre jeunes
compositeurs et compositrices. Ce premier concert, chambriste, dans lequel jouera
déjà Patricia [Kopachinskaja] sera suivi du second, cette fois dirigé, qui
poursuivra ce dialogue amical par-delà les siècles entre Bach et le répertoire,
du XXe siècle à aujourd’hui. La version d’Anton Webern du Ricercar fera le lien entre les deux concerts de la
soirée. Le thème de l’Offrande musicale
est d’une telle modernité que j’ai trouvé qu’il faisait sens avec l’EIC.
B. S. : Avez-vous invité d’autres ensembles à
travailler avec vous, allemands, autrichiens, belges, portugais ?...
P. B. : Pour l’instant ce n’est pas arrivé dans les
tuyaux. Mais pourquoi pas ? Mes premiers défis à relever sont d’un autre
ordre. L’Ensemble Intercontemporain, à l’origine, comptait trente et un
musiciens solistes. Ce qui n’est plus le cas depuis quelques années. Trois
postes ont été gelés, alors que nous jouons quantité de pièces avec des
supplémentaires. Mon premier objectif est de revenir à trente et un solistes. Je
travaille ardemment dans ce sens avec le ministère de la Culture. Nous sommes en
train de recevoir des signaux qui nous font plaisir. L’idée est d’aborder 2025,
année du centenaire du fondateur de l’EIC, Pierre Boulez, en n’étant plus
bancals, avec la totalité de nos effectifs. Ce qui veut dire aussi avoir des
commandes en conséquence, et la pièce de Dillon abonde dans le sens du grand
effectif. Parce que nous sommes uniques. Si nous demandons trente et un
solistes à l’Etat et que nous jouons toujours à seize ou à vingt, les pouvoirs
publics vont nous dire à quoi bon trente et un ? Il nous faut donc élaborer
un répertoire en conséquence, à la fois le construire et l’enrichir. Autre
projet très importants, un retour dans les Régions, ce qui nous était
impossible parce que nous étions trop chers.
B. S. : Quelle va être votre politique de chefs
invités ?
P. B. : Je souhaite une plus grande diversité dans le choix des chefs invités. Cette année, nous avons un projet avec Esa-Pekka Salonen, nous recevrons aussi Péter Eötvös, Jonathan Nott. Je souhaite également faire revenir David Robertson, François-Xavier Roth, et inviter des chefs comme Thierry Fischer qui sont aussi des passionnés ayant de magnifiques carrières.
Recueilli par Bruno Serrou
Cité de la
Musique/Philharmonie de Paris, mardi 29 août 2023
1) Pierre Boulez est allé jusqu’à
enregistrer Haendel à l’époque où il était directeur musical de l’Orchestre
Philharmonique de New York pour la Columbia (CBS/Sony Classical) voir http://brunoserrou.blogspot.com/2014/12/cd-pour-les-90-ans-de-pierre-boulezsony.html
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