Nantes (Loire-Atlantique). Angers-Nantes-Opéra. Théâtre Graslin. Dimanche 9 octobre 2022
Toute œuvre nouvelle de Philippe Leroux crée l’événement tant ce compositeur exigeant et sa musique extraordinairement raffinée sont une magistrale expérience au service du Verbe, ce que confirme son premier opéra fondé sur un « mystère » de l’un des plus grands auteurs dramatiques du XXe siècle, Paul Claudel (1868-1955).
Compositeur rare, Philippe Leroux (né en 1958) compte parmi les plus significatifs de sa riche génération, celle des années cinquante. « Je me souviens du jour où il est venu se présenter à moi, au conservatoire, me rappelait Ivo Malec en 2006 pour un documentaire produit par l’INA. C’était un très beau garçon, plein de cheveux bouclés. Une apparition très belle et étrange. Il est arrivé comme un ange, et il m’a parlé comme il le fait encore, doucement. Avec lui, il faut toujours tendre l’oreille. » Tel qu’il est dépeint par son professeur au Conservatoire de Paris, Philippe Leroux est un artiste discret et lucide, qui allie rigueur technique et passion pour la transmission, autant vers le public que vers les musiciens, notamment dans le cadre de son enseignement à l’IRCAM puis à l’Université McGill de Montréal. Créateur au talent exceptionnel, il s’est tourné vers la composition dès l’âge de onze ans, avant de s’imposer aujourd’hui comme l’un des créateurs majeurs par la puissance de son inspiration, l’exigence de son écriture, la profondeur, la délicatesse, l’expressivité de sa musique.
Sur une magistrale adaptation de Raphaèle Fleury, spécialiste du théâtre claudélien qui s’était déjà illustrée par son travail remarquable sur Le Soulier de satin pour l’opéra de Marc-André Dalbavie créé au palais Garnier en mai 2021, Philippe Leroux réalise un pur joyau qui confine au chef-d’œuvre. Ce premier opéra réunit six chanteurs (deux sopranos, mezzo-soprano, ténor, deux barytons) et neuf instrumentistes (guitare, piano, violon, violoncelle, flûte, clarinette, trompette, percussion, clavier), et l’outil informatique en temps réel de l’IRCAM.
Initialement intitulé La Jeune Fille Violaine dans sa première version de 1892, remanié en 1899 puis en 1948, le « mystère » en un prologue et quatre actes de Claudel L’Annonce faite à Marie, qui tire son titre de l’annonce de la maternité divine du Christ à la vierge Marie par l’archange Gabriel, conte l’histoire de deux sœurs qui se déchirent. Violaine, fille aînée du riche fermier Anne Vercors, qui après avoir appris de celui qui l’a abusé antan, le bâtisseur d’églises Pierre de Craon, qu’il est atteint de la lèpre, lui donne par mansuétude un baiser sur la bouche et un anneau, ignorant que sa sœur Mara les voit. Cette dernière harcèle le jeune paysan Jacques Hury, fiancé de Violaine, et l’informe qu’il est trompé. Fou de jalousie, il presse Violaine de se disculper. Ce qu’elle refuse, préférant que son fiancé la croie coupable et l’oublie. Violaine finira par mourir de la lèpre sous les coups des accusations de Mara, bien qu’elle ait sauvé par une miraculeuse nuit de Noël l’enfant que cette dernière faillit perdre.
Philippe Leroux laisse le texte s’exprimer clairement, utilisant tous les modes d’expression que le théâtre lyrique met à sa disposition après cinq siècles d’histoire, du parler au chant en passant par le recitativo cantando, le parler-chanter et jusqu’au phonème, qui magnifie rythme et prosodie. Ce « mystère » de Claudel qui décrit la « possession d’une âme par le surnaturel » selon le dramaturge, est somptueusement mis en musique par Philippe Leroux dont l’orchestre est empli de sortilèges, de magie surnaturelle, de timbres et de sonorités continuellement mouvants, renouvelés et envoûtants, la musique étant extraordinairement originale. Elle est à la fois précise, fourmillante, sensible, délicate, ingénieuse, épique, tendre, toujours surprenante. Elle tient de l’irrationnel, de l’onirique, qu’elle soit instrumentale ou vocale. A l’écoute de ce joyau, il s’avère que le compositeur était indubitablement fait pour l’opéra, comme le laissait présager ses Voi(Rex), pour voix, six instruments et dispositif électronique dédié à François Paris créé le 20 janvier 2003 à l’IRCAM, et Quid sit Musicus?, pour sept voix, deux instruments et électronique créé dans le cadre de Manifeste de l’IRCAM le 18 juin 2014, deux partitions qui constituent autant d’étapes majeures dans un parcours qui conduisait le compositeur vers l’opéra dont il rêvait depuis quarante ans. Le passage entre acoustique et électronique est fascinant, le traitement des voix unique, L’Annonce faite à Marie est l’une de ses créations les plus complexes et originales, avec cet électronique qui s’intègre à la perfection au sein de l’élément acoustique sculptant le son instrumental et vocal, donnant un relief exceptionnel au dessein sonore et dramatique du verbe et de la musique, les parties vocales, souvent traitées dans le style madrigalesque, instrumentales et l’électronique en temps réel étant étroitement imbriquées, laissant percer tout autant l’indépendance et la fusion des voix d’une mobilité perpétuelle grâce à une écriture serrée au large ambitus, l’individuel et le collectif étant travaillés sous une forme composite. Les alliages de timbres et la dynamique bigarrée qui émane de l’écriture de Leroux font de cette partition une œuvre de tout premier plan.
Deux scènes magistrales se détachent de l’ensemble où pas une faiblesse n’est décelable du début à la fin, le duo d’amour Jacques/Violaine du deuxième acte et la lecture de l’Evangile selon saint Luc énonçant l’Annonciation au troisième acte. Ainsi, le spectateur, transporté par l’émerveillement qui maintient continument son attention en éveil, ne voit pas le temps passer, malgré les deux heures trente sans entracte, ce qui de plus crée une unité extraordinaire à l’œuvre entière.
La mise en scène de Célie Pauthe, d’une grande efficacité théâtrale avec des gestes sobres et une vérité dramatique poignante qui se déploie au sein d’une scénographie de Guillaume Delaveau enfermant l’action dans un cube aux murs gris animé par des projections d’images décolorées de François Weber qui situent l’action dans un Moyen-Age finissant du temps des bâtisseurs de cathédrales délicatement souligné par les costumes sobres d’Anaïs Romand.
Le sextuor de chanteurs réunis pour cette création participe à la perfection à l’élaboration de cet univers fascinant par une présence scénique et une virtuosité vocale confondantes. Tous excellent à la fois dans la musique ancienne et dans la création contemporaine. Fidèle interprète de Philippe Leroux, voix pleine à l’articulation extrêmement claire, Raphaële Kennedy campe une Violaine Vercors bouleversante, tandis que la Portoricaine Sophia Burgos, voix charnelle et chaude, est au diapason du somptueux morceau d’anthologie qu’est le récit évangélique qu’elle déplore à la façon d’un madrigal. Els Janssens Vanmunster dans le rôle de la mère complète le trio féminin dans un style belcantiste idoine. Dans le personnage de Jacques Hury, le baryton britannique Charles Rice à la ligne de chant impeccable brille face Raphaële Kennedy dans l’ardent duo d’amour du deuxième acte, tandis que le baryton-ténor toulousain Vincent Bouchot, pilier de l’Ensemble Clément Janequin lui-même compositeur, incarne un Pierre de Craon déchiré et déchirant, le baryton Marc Scoffoni, familier du grand répertoire lyrique, forme brillamment auprès d’Els Janssens Vanmunster, le côté paternel du couple parental des deux sœurs rivales.
Dans la fosse, les huit solistes de l’Ensemble Cairn, qui connaît parfaitement l’univers de Philippe Leroux, servent à la perfection l’écriture instrumentale du compositeur, ses finesses, sa délicatesse, ses splendeurs, son écriture colorée, ses sonorités mystérieuses et ensorceleuses, ses saillies puissantes et amples, son onirisme captivant, sa fluidité prodigieuse, sa transparence cristalline. Directeur musical de l’Ensemble Cairn aux côtés du compositeur Jérôme Combier, enseignant à l’Université McGill à l’instar de Philippe Leroux, Guillaume Bourgogne dirige l’ouvrage avec une précision au cordeau, une maîtrise du temps et de l’espace saisissante, un sens du théâtre et des nuances qui emportent l’œuvre sur les cimes.
Pour découvrir sans attendre cette œuvre majeure, L’Annonce faite à Marie est donné à l’Opéra de Nantes jusqu’au 14 octobre, à l’Opéra de Rennes du 6 au 9 novembre., puis à l'Opéra d'Angers le 19 novembre. Reste à souhaiter que d’autres programmateurs de théâtres lyriques se décident à inscrire au plus vite à leur répertoire cet incontestable chef-d’œuvre...
Bruno Serrou
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