Paris. Philharmonie. Salle Boulez. Mercredi 12 octobre 2022
Le Winterreise de Schubert est le cycle de lieder le plus déchirant de l’histoire de la musique. Plus de dix ans après l’avoir donné Salle Pleyel avec Christoph Eschenbach, et avec le même deux ans plus tôt à Monaco à l’invitation du compositeur Marc Monnet alors directeur du Printemps des Arts de Monte-Carlo, l’immense chanteur de lieder Matthias Goerne est revenu sur cet Himalaya du lied dans la grande salle Boulez de la Philharmonie de Paris devant plus de deux mille auditeurs, cette fois avec la complicité d’un autre éminent spécialiste de Schubert et du lied, le pianiste Leif Ove Andsnes pour une interprétation d’une déréliction hallucinante.
Il est des moments intenses que l’on
ne vit qu’une fois dans sa vie et que l’on cherche à tout prix à retenir, où
l’espace et le temps s’ouvrent sur l’infini et se fondent dans l’apesanteur. Telle
a été la soirée d’hier, et le retour à la réalité de la vie a été particulièrement
malaisé tant l’âme et le corps étaient imprégnés de sentiments et de
sensations d’une profondeur et d’une portée vertigineuses. En effet, le baryton allemand
Matthias Goerne et le pianiste norvégien Leif Ove Andsnes ont donné mercredi à
la Philharmonie une interprétation inouïe du Winterreise de Franz Schubert. Goerne est assurément le plus grand
baryton de notre temps, une voix d’une exceptionnelle beauté, d’une expressivité
phénoménale, vivant intensément chaque note qu’il incarne littéralement. Impossible
de résister à une telle musicalité !
Composé en 1827, ce cycle de
vingt-quatre lieder est l’une des partitions les plus déchirantes de l’histoire
de la musique. Le compositeur, qui se savait condamné par la maladie tandis qu’il n’était âgé que de trente ans, traversait alors une grave dépression. Le
climat de l’œuvre est d’un pessimisme abyssal, l’aspiration au silence de la
tombe l’enveloppant d’un bout à l’autre de son lourd manteau. Les poèmes de
Wilhelm Müller, auteur de ceux de la Belle meunière que Schubert avait mis en musique quatre ans plus tôt et qui
meurt cette même année à trente-trois ans d’une crise cardiaque, relatent
l’errance d’un amant délaissé qui, miné par le chagrin, prend la route, sans
volonté de retour, fuyant les contraintes du monde, sans s’apitoyer sur
lui-même et sans regrets. La poésie de Wilhelm Müller est d’une authenticité dramatique
sans équivalent que le compositeur a su souligner par la plus sublime et dépouillée des musiques, celle du cœur et de l’âme, et magnifiée par l’interprétation
fabuleuse de Matthias Goerne et Leif Ove Andsnes.
Considéré comme l’un des héritiers de Dietrich Fischer-Dieskau, qui lui a transmis un sens singulier du verbe alors qu’il était son élève en même temps que celui d’Elisabeth Schwartzkopf, Matthias Goerne agrège comme peu de ses confrères le mot et la note, qu’il vit intensément de l’intérieur, en tirant un alliage d’une beauté confondante et d’une pénétration sans équivalent chez les chanteurs de sa génération. Baryton au timbre aussi profond que lumineux, son approche de la musique saisit par son immédiateté, sa musicalité naturelle, sa voix d’une tendresse infinie, sa présence indicible qui ensorcelle l’auditeur, tandis que son chant se caractérise par un raffinement que suscite une intelligence de sentiment exceptionnelle. Mais, contrairement à Fischer-Dieskau, qui se focalisait sur le mot, Goerne prend la phrase entière qui devient par son souffle interminable pur enchantement. « L’étude des textes demande beaucoup de temps pour être saisis dans la diversité de leurs dimensions, me disait-il en décembre 2007 tandis que je l’interviewais pour le magazine espagnol Scherzo. Il ne suffit pas de se contenter de travailler les seules grandes œuvres ou les dix pièces les plus connues de Schubert, mais cent. Même chose pour Schumann et d’autres si l’on veut comprendre et pénétrer le style de chaque compositeur. Je pense par ailleurs qu’il est impossible d’interpréter Schumann sans connaître Schubert et saisir les différences de leurs univers, de leurs environnements, de leurs cultures. Schubert est plus proche, dans la concentration, la pureté, de Bach que ne l’est Schumann. J’aime aussi à travailler avec plusieurs très bons pianistes, qui ont tous des caractères bien trempés. Ils ont leur propre opinion, une façon d’aborder les partitions distincte et très personnelle. Ainsi les lieder sont-ils approchés diversement et selon des visions chaque fois plus conformes à leurs particularités. »
Auprès de Leif Ove Andsnes, magicien du son d’une musicalité subliminale, qui connaît son Schubert jusqu’en sa nostalgie la plus secrète, la conception de Matthias Goerne du Voyage d’Hiver a évolué vers davantage de frénésie, de terreur intime, d’introspection douloureuse, d’humaine et mâle souffrance, de solitude glacée. Totalement investi dans l’errance sans espoir du cycle schubertien, le faîte de l’émotion a été atteint avec ce Voyage d’Hiver d’anthologie par l’engagement ahurissant des deux artistes. Le saisissement aura été à son comble, chaque étape de ce périple conduisant à la mort étant littéralement vécu par les deux interprètes, Goerne, prenant tour à tour le public, le pianiste et le piano à témoin comme autant d’individus saisis d’effroi, a investi chaque étape du périple hivernal comme s’il en était lui-même le héros tragique, sentiment amplifié par la voix parfois fragile mais puissante et capable de nuances époustouflantes du baryton, dans un extraordinaire dialogue avec le piano somptueusement évocateur d’Andsnes, à la fois discret et présent, douloureux, amère, sépulcral, introverti, tendrement poétique. En vérité, un piano intensément humain. Aux côtés du baryton allemand, l’immense pianiste norvégien a offert du chef-d’œuvre schubertien une interprétation à la fois élégante, puissante et extrêmement sensible. Silhouette élancée, se tenant relativement loin du clavier tandis que les doigts courent l’air de rien sur le clavier qu’ils frôlent plutôt qu’ils le touchent, la perfection de la technique est avec lui au service d’une interprétation épique et pénétrante, qui saisit l’auditeur pour le transporter dans l’inouï. Se regardant comme deux êtres emportés dans le même drame sans retour, le pianiste norvégien et le baryton allemand ont fusionné leur conception de l’œuvre pour en faire un véritable chemin de croix.
Bouleversé
et transi de froid par la désolation exaltée de ce Winterreise de Schubert de légende, il était impossible de s’en
extraire, et applaudir était en briser la magie… seulement interrompue par
des toux bruyantes et des raclements de gorge intempestifs de la part d’une
partie du public entre chaque lied qui n’appelait pourtant que le silence et l’introspection…
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