Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 17 et mardi 18
octobre 2022
La Philharmonie Tchèque (Česká filharmonie) a offert aux Parisiens deux concerts d’exception, confirmant qu’il demeure l’un des plus grands orchestres du monde, et qu’il est donc injuste de ne pas le citer en tant que tel lorsqu’il s’agit de faire la recension des phalanges internationales les plus significatives.
Antonín Dvořák, Václav Talich, ex-violon solo du Philharmonique de Berlin qui en vingt ans forgea sa notoriété internationale, Rafael Kubelík, Karel Ančerl, Václav Neumann, Jiří Bělohlávek, Zdeněk Mácal ont fait de la Philharmonie Tchèque un orchestre légendaire. Donnant son premier concert à Prague où il est basé le 4 janvier 1896 sous la direction d’Antonín Dvořák, c’est dans le répertoire tchèque qu’il s’est imposé dans le monde, en étant incontestablement l’interprète idéal et jamais égalé. En témoignent largement ses enregistrements d’intégrales Bedřich Smetana, Antonín Dvořák, Leoš Janáček, Josef Suk, Bohuslav Martinů, Josef Bohuslav Foester, Erwin Schulhoff, Viktor Ullmann, Miloslav Kabeláč, Jaroslav Krček, Jiří Štědroň … Et s’il y eut à sa tête, en nombre restreint il est vrai, des chefs étrangers, comme le Russe Vladimir Ashkenazy, l’Allemand Gerd Albrecht ou le Britannique Charles Mackerras, lui-même éminent connaisseur du répertoire tchèque, avant Semyon Bychkov, l’orchestre pragois garde sa spécificité. Le timbre unique des cordes qui reste pérenne du fait que les titulaires sont tous issus d’une même école donc d’une même technique de jeu, tandis que les bois associent précision et vibrato hérités des écoles allemande et française, et les cuivres se caractérisent par leurs sonorités moelleuses et rondes.
C’est à Paris que la Philharmonie Tchèque a commencé ce début de troisième semaine d’octobre sa tournée 2022 qui doit la conduire à Luxembourg, Bruxelles, Hambourg, Cologne, Tel-Aviv, Essen, Vienne, Milan, Edimbourg, San Sebastian et Leipzig. Directeur musical depuis 2018, Semyon Bychkov a non seulement su préserver les propriétés de la phalange pragoise mais il se plaît de toute évidence à en jouer et à les magnifier. Le concert de lundi a permis de se délecter tour à tour le velouté des cordes dans Haydn et la magnificence de l’ensemble des pupitres dans Chostakovitch, depuis les pianississimi les plus proches du silence jusqu’au fortississimi les plus virulents, mettant en évidence la virtuosité de tous les pupitres, leurs timbres brûlants et suaves au point que l’oreille à l’impression de s’y lover. Nous oublierons vite la prestation de Gautier Capuçon dans le Concerto pour violoncelle et orchestre n° 1 en ut majeur Hob. VIIb:1 de Joseph Haydn dans lequel le soliste français faisait tout son possible pour se mettre en avant en dodelinant de la tête et de l’archet comme pour se montrer compatissant fac à un orchestre pourtant particulièrement aguerri dans le répertoire de l’empire austro-hongrois, alors même que ce qu’il donnait à entendre distillait l’ennui, plus particulièrement dans un Adagio interminable. Le comble a été le bis qu’il a proposé, l’arrangement de sa main d’un Prélude pour piano de Dimitri Chostakovitch « en préambule à la seconde partie du programme » pour violoncelle solo et accompagnement de quatre violoncelles…
En seconde partie de programme de son premier concert, Semyon Bychkov a choisi la Symphonie n° 11 en sol mineur op. 103 « l’année 1905 » de Chostakovitch. Ecrite pour le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre mais commémorant la première révolution ouvrière russe avortée de 1905, créée à Moscou le 30 octobre 1957, la Onzième Symphonie de Chostakovitch est en fait un poème symphonique d’une heure en quatre mouvements les deux derniers s’enchaînant brutalement, chacun étant doté d’un sous-titre glorifiant la révolution en faveur d’un régime qui aura brisé toute résistance. Pour mieux en souligner l’objet, le compositeur utilise quantité de chants populaires et révolutionnaires auxquels il associe deux citations de ses propres œuvres et un passage d’une opérette de son élève Georgy Sviridov, les Petites Flammes. La symphonie est constituée d’un unique matériau, âpre, d’une raideur si singulière qu’elle en devient un implacable monolithe d’une sècheresse heureusement inégalée dans la création du compositeur soviétique, ce qui en fait la partition la moins convaincante de son auteur tant ses contours tiennent de la propagande la plus débridée. Pour évoquer les massacres de 1905 à Saint-Pétersbourg de manifestants pacifiques par les troupes tsaristes, particulièrement dans l’Allegro (« le 9 janvier »), événement précurseur de la Révolution de 1917 déjà chanté par le Tchèque Leoš Janáček dans sa Sonate pour piano, le compositeur russe fait appel à un orchestre conséquent qui chanter la puissance d’un peuple en marche et la violence de la répression. Ce qui a valu à Chostakovitch son retour en grâce auprès des autorités soviétiques, qui lui ont attribué le Prix Lénine 1958.
Emportant l’œuvre avec une
vivacité extrême, tout en sollicitant des couleurs chaudes et épanouies, Semyon
Bychkov amenuise ainsi judicieusement son côté musique de propagande, s’attardant
pour magnifier les moments où le compositeur se laisse aller à son souffle
naturel, donnant ainsi une densité impressionnante au climat d’anxiété qu’il
est aisé de pousser de façon outrée, dégoulinant d’un pathos qui sans la vigilance
du chef eût pu submerger la partition entière. Ample, vigoureuse, gommant les
aspects pompeux et bruts de fonderie de l’écriture et du matériau de
Chostakovitch, la vision de Bychkov est puissante et noble, à l’instar d’un André
Cluytens dans son enregistrement de 1958 avec l’Orchestre National de France. La
Philharmonie Tchèque répond avec ferveur aux sollicitations de son directeur
musical, s’avérant précis et onctueux, ce qui tend à donner à cette messe de
gloire à la révolution soviétique un tour quasi brucknérien, ce qui n’est pas
sans être à l’avantage de cette partition qui atteint ici une valeur
insoupçonnée. Il faut dire que Bychkov est l’un des incontestables champions de
l’œuvre de Chostakovitch, qu’il a introduite en France à l’époque où il était
directeur musical de l’Orchestre de Paris, dans les années 1989-1998, au grand
dam de nombreux critiques, d’une partie des musiciens de la phalange parisienne
et du public qui qualifiaient le compositeur russe de « sous-Mahler »…
Gustav Mahler aura été le héros du second concert de la Philharmonie Tchèque. Semyon Bychkov a fort judicieusement choisi la Symphonie n° 7 en mi mineur « Chant de la nuit » du compositeur né en Bohême qui en avait dirigé la création mondiale à Prague le 19 septembre 1908 à la tête de la Philharmonie Tchèque… Dans la généalogie des symphonies de Mahler, la Septième, d’une saisissante modernité, est assurément la plus difficile à mettre en place et à en assurer l’unité tant les plans séquences sont nombreux, s’entremêlent, se disloquent, se déchirent, se fondent, s’enfouissent ou se détachent. Aucune baisse de tension dans ce qu’ont offert à entendre Bychkov et l’orchestre tchèque, qui chantait dans son jardin. Remarquablement introduit par le cor ténor installé au côté du tuba, le mouvement initial a pris son envol dans un climat lugubre et énigmatique exalté par des basses si charnelles et profondes qu’elles ont pénétré les corps de façon saisissante. Dans la première des deux Nachtstück, Bychkov impulse au mouvement de marche un tour incisif, saillant au sein de clairs obscurs menaçants. Sinistre et grinçant, le Scherzo central se déploie telle une valse grotesque et infernale, avec son rythme effréné et ses accents clairement décalés singulièrement déstabilisants, l’orchestre, qui se fait subtilement acide, et son chef en sollicitant à loisir le tour fantomatique et fluide tout en retenant judicieusement les tempi. Dans la seconde Nachtstück, deux harpes, la guitare, tenue par la troisième clarinette depuis sa place, et la mandoline, jouée par l’un des premiers violons qui s’est installé devant le chef d’orchestre, épandent des accents particulièrement mystérieux et surréalistes dans un climat de nostalgique abandon mais non dénué d’ironie. Enfin, dans le rondo final, la maîtrise des instrumentistes tchèques est au pinacle, l’orchestre s’abîmant avec panache dans le chaos supérieurement organisé par Mahler, entre solennité triomphale, citations de fanfares et de musique de kermesse, une juxtaposition d’atmosphères avec cloches plaques et cloches de vaches qui confine à la névrose, que la Philharmonie Tchèque porte avec passion, en magnifiant les audaces sans que l’oreille de l’auditeur en perde une miette tant la polyphonie étourdissante reste prodigieusement claire, maîtrisée. Une longue ovation de plus d’une dizaine de minutes a suivi le point d’orgue final, notamment de la part d’un jeune public venu en nombre de toute évidence enthousiasmé par ce qu’ils venaient d’entendre, faisant fi de la complexité de la partition.
A noter que la Philharmonie Tchèque, qui a notamment gravé une « Titan » et une Neuvième de Mahler avec Karel Ančerl, ainsi qu’une intégrale dirigée par Václav Neumann pour Supraphon (aujourd’hui Pentatone), a commencé en mars dernier une nouvelle intégrale discographique des Symphonies de Mahler pour son propre label (Czech Phil Media) avec Semyon Bychkov, en commençant par la Quatrième.
Bruno Serrou
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