Giacinto Scelsi (1905-1988). Photo : DR
« Celui
qui ne pénètre pas à l’intérieur, au cœur du son, il se peut qu’il soit un
parfait artisan, un grand technicien, mais jamais il ne sera un véritable artiste,
un véritable musicien. » Giacinto
Scelsi
Giacinto Scelsi au piano en 1930. Photo : DR
Voilà bientôt trente ans, le 9 août 1988, s’éteignait à Rome,
aussi discrètement qu’il avait vécu, l’un des grands compositeurs italiens du XXe
siècle, Giacinto Scelsi. Homme de culture, il fut non seulement musicien mais
aussi poète inspiré. L’on ne sait pourtant que peu de choses sur lui, car il a
toujours veillé à entretenir le plus complet mystère sur sa personne. Il
insistait néanmoins sur le fait qu’il n’était pas un compositeur au sens commun
du terme, seulement un intermédiaire, un messager entre deux univers. Alors
que, au tout début des années 1960, le monde musical découvrait des œuvres
comme Apparitions ou Atmosphères du Hongrois György Ligeti,
nul ne savait que, quelques années plus tôt, l’Italien Scelsi avait ouvert une
voie plus radicale encore. Pour lui en effet, le son était un organisme vivant,
donc capable d’activité. « Le son, affirmait-il,
est le premier mouvement de l’immobile »,
précisant « c’est là le début de la
création ». Chez Scelsi, la musique est principalement transition,
souvent la plus infime, la moins perceptible.
Compositeur secret, Scelsi a laissé pour seules informations
biographiques les quelques lignes reprises dans le catalogue Salabert. Il n’accepta
que de rares entretiens et refusa toute photographie. Il ne fut révélé au
public qu’au début des années 1980, restant peu joué dans son pays natal, qui
le boycotta, accolant à cet aristocrate détaché de tout problème matériel,
libre de toute école l’étiquette de dilettante. « Les Italiens ne sont que de fichus matérialistes, regrettait-il, je ne vis, moi, que pour la transcendance. »
Alors que l’essentiel de sa
production avait été conçu entre 1930 et 1976, il dut attendre l’âge de
soixante-seize ans pour voir son premier disque publié. Mais il compta parmi
ses fidèles des artistes comme Carlo Maria Giulini, Franco Evangelisti, ses
compatriotes, mais aussi des étrangers comme Alfred Cortot, Pierre Monteux, Igor
Markevitch, John Cage, Morton Feldman, Iannis Xenakis, György Ligeti...
Né le 8 janvier 1905 à La Spezia – là même où, en 1853, Richard
Wagner jeta sur le papier les premières notes du prélude de L’Or du Rhin dans lequel le maître
saxon, sous l’impression du bruissement des vagues dans le golfe de Gênes,
creuse le son et la transition à l’intérieur d’un accord de mi bémol majeur
annonciateur à un demi-siècle de distance des innovations de son cadet –,
Scelsi est issu de la vieille noblesse du sud de l’Italie. Son enfance se
déroula dans un vieux château du midi où il bénéficia d’une « éducation
médiévale » et passa des heures au piano. Il fit ses études au Conservatoire
de Rome, notamment dans la classe de composition de Giacinto Sallustio.
Excellent pianiste, il fut aussi un improvisateur inspiré. Avant Luigi
Dallapiccola, Scelsi fut le premier italien à adopter les techniques
dodécaphoniques qu’il étudia à Vienne en 1935 auprès de Walter Klein, élève d’Arnold
Schönberg. Mais, sentant l’impasse, il s’en détourna et se rendit à Genève pour
étudier avec Egon Koehler, disciple d’Alexandre Scriabine, enseignement dont il
tira profit sur les plans musical et spirituel. De retour en Italie, il
organisa des concerts de musique contemporaine, puis retrouva la Suisse pendant
la Seconde Guerre mondiale. Au cours de cette période il composa une trentaine
d’œuvres qui lui permirent de passer du concept de note à celui de son.
La Spezia où naquit Giacinto Scelsi en 1905. Photo : DR
Les pages les plus significatives de l’époque sont le premier de
ses cinq Quatuors à cordes (1944), la
Ballade pour violoncelle et piano
(1943), les quatre Sonates
(1939-1941) et les sept premières des onze Suites
(1939-1956) pour piano, instrument auquel il consacra son corpus le plus
important mais qu’il abandonna au milieu des années 1950 lorsqu’il aborda le
micro-intervalle (seule exception, en 1974, avec Aitsi), et sa cantate pour chœur mixte et orchestre La nascita del Verbo (La naissance du Verbe, 1948). Une grave
dépression et de nombreux séjours à l’hôpital le contraignirent à interrompre
son activité musicale en 1948. Il s’installa alors à Paris, où il suivit sa
propre thérapie en écrivant quatre volumes de poèmes français et jouant des
heures durant la même note au piano.
L'immeuble de Giacinto Scelsi à Rome, via di San Teodoro, 8, siège de la Fondation Isabella Scelsi. Photo : (c) Fondazione Isabella Scelsi
Rentré à Rome en 1952, il reprit la
composition, participa brièvement au mouvement Nuova Consonanza avant de se tenir définitivement à l’écart de
l’avant-garde pour suivre une voie personnelle radicale, jusqu’à l’ésotérisme :
l’exploration fondamentale du son, « force
cosmique qui est à la base de tout », avec l’objectif de rendre
perceptible le son jusqu’en ses plus infimes secrets. Le son et son énergie
intrinsèque, sa relation au temps sont le reflet de l’intérêt de Scelsi pour
l’Orient et ses diverses philosophies. Les Quattro
Pezzi (sur une seule note) pour
orchestre (1959) sont la première étape d’une grande période créatrice au cours
de laquelle le compositeur s’attacha à pénétrer à l’intérieur du son pour en
révéler des dimensions jusqu’alors inexplorées, grain, texture, densité. Du
coup, il renonça à toute articulation, mélodique, rythmique, formelle, et
mobilisa les techniques instrumentales les plus complexes dans le seul but de
différencier les multiples façons d’entretenir un son unique. Après 1964, il
adopta pour les instruments à cordes une notation sur plusieurs portées, une
par corde. Dans les années 1967-1969, il élargit ses recherches aux spectres
inharmoniques, ce qui l’incita à user davantage d’« effets spéciaux »
et de la percussion. L’ultime étape créatrice de Scelsi commence au tournant
des années 1970, sans doute la plus porteuse d’avenir car la plus radicale par
son extrême dépouillement.
Auteur de plus de cent cinquante partitions, tous genres confondus
excepté l’opéra, qu’il ne signa jamais de son nom mais d’un simple cercle
souligné ou non d’un trait – le signe zen « o » figurant le soleil à
l’horizon –, sa destinée posthume a d’abord été fulgurante, jusqu’à ce qu’une
polémique sur la réalité de sa créativité pose sur lui la suspicion. Ses
apôtres imposèrent rapidement en lui le novateur en révélant ses plus puissants
chefs-d’œuvre, Elegia per Ty (1958), Hurqualia (Un royaume différent) (1960),
les Quatuors à cordes n° 2 (1961), 4 (1964) et 5 (1984, son œuvre ultime, dédiée à la mémoire d’Henri Michaux), Aiôn (Quatre épisodes d’une journée de
Brahma) (1961), Hymnos et Chukrum (1963),
Trilogy (Les Trois Stades de l’homme) (1956-1965), Anahit (Poème lyrique dédié à Vénus) (1965), Uaxuctum (avec ondes Martenot) (1966), Konx-om-pax (Trois Aspects du Son) (1969), Okanagon (1968), Pfhat (Un
éclat... et le ciel s’ouvrit) et In
nomine lucis (A la mémoire de Franco
Evangelisti) (1974)... Ces œuvres font de Scelsi l’un des pionniers de la
musique du XXe siècle,
ouvrant des voies nouvelles dans lesquelles, outre les spectraux, se sont
engouffrés nombre de compositeurs des jeunes générations.
Bruno Serrou
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