L'aticle ci-dessous a vingt et un ans. Je l'ai écrit en 1997 à la demande de l'hebdomadaire La Vie à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Franz Schubert (1797-1828).
Franz Schubert au piano, tableau de Gustav Klimt (1899) aujourd'hui disparu. Photo : DR
« Etranger je
suis venu, étranger je repars... » Ces mots, qui ouvrent Le
Voyage d’hiver, le cycle de mélodies
le plus bouleversant né de l’esprit d’un musicien, résument à eux seuls l’une
des personnalités les plus riches et profondes de l’histoire de la musique,
Franz Schubert. Le plus Viennois des compositeurs ayant vécu à Vienne, où il
naquit et passa l’essentiel de son existence, n’eut guère le temps de se sentir
chez lui où que ce soit. Solitaire quoique entouré d’amis fidèles, n’ayant
jamais eu de domicile personnel, il fut une sorte de SDF avant la lettre. Né au
tournant d’un siècle placé sous le signe de la Révolution française et de la
bourgeoisie triomphante dont il allait devenir l’un des symboles, par ses lieder
et ses œuvres écrites dans l’esprit «Hausmusik» (musique domestique), mort à
trente et un an miné par la souffrance et la maladie, Schubert est considéré
comme le premier compositeur romantique, dont il est aujourd’hui l’archétype.
Paysage hivernal en Autriche. Photo : DR
Fondée en partie sur ses propres déclarations – n’a-t-il pas écrit
dans ses carnets : «Mes œuvres sont les
enfants de ma connaissance de la musique et de la douleur» ? –, sa
réputation de compositeur maudit est en partie le résultat d’un malentendu. Car
si le désespoir perce dans ses œuvres les plus sombres, derrière le musicien
solitaire, malade et méconnu de ses pairs se cache aussi un pianiste bon enfant
qui aimait faire danser de joyeuses compagnies lors de «schubertiades» animées.
La première assemblée du genre a probablement été organisée dans les premiers
mois de 1821. Schubert savait précisément ce qu’il valait, et il n’a pas été
aussi méconnu de son vivant qu’on le pense généralement. Ce qu’atteste sa
nomination en 1822 au sein du comité directeur de la célèbre Société des Amis
de la Musique de Vienne. Après Mozart, et plus encore que Beethoven, son aîné
et contemporain qui a aussi été un modèle inapprochable, Schubert compte parmi
les compositeurs les plus populaires des temps modernes. Il partage d’ailleurs
plus d’un point commun avec le premier. Même précocité ou presque, même
apparente facilité d’écriture, même génie mélodique, même aptitude à exprimer
de noirs tourments avec une élégance et un charme enchanteurs, même capacité à
briller en société pour donner le change à une existence malheureuse, même
destin cruel au tournant de la trentaine... Ajoutons que tous deux étaient en
musique loin d’être des révolutionnaires. Alors que Haydn codifiait les
principaux modes d’expression du classicisme en musique et que Beethoven les
poussait jusqu’à leurs limites extrêmes sans craindre de les faire imploser,
Schubert, comme Mozart, en aura respecté formes et canons se contentant de les
amplifier et les bousculer un peu.
Franz Schubert (1797-1828).
Si l’âme de Schubert, jovial et souriant, sombre et tragique, est
complexe, sa physionomie est plutôt banale. Stature courtaude, 1,57 mètre,
physique ingrat, peu élégant et très myope – il dormait les lunettes sur le nez
afin de noter sur le champ toute idée musicale qui lui traversait l’esprit –,
il était gai et pleinement conscient de ce qu’il pouvait apporter d’inédit,
d’unique à la musique. Timide, pudique, secret, il était aussi convivial,
aimant se plonger dans la tendre intimité de ses amis, plaisanter en leur
compagnie dans les tavernes et cabarets de Vienne. Toujours habitée par un
désespoir impénétrable, sa part d’ombre imprègne la totalité de son œuvre, dès Marguerite au rouet et Le Roi des aulnes, deux des plus fameux
lieder écrits en 1814 à l’âge de dix-sept ans. Si bien que l’on a du mal à
imaginer que l’auteur de La Jeune fille
et la Mort, lied qu’il devait déployer dans un quatuor à cordes, a été ce
jeune homme insouciant, mondain et joyeux qui régalait la bourgeoisie viennoise
en l’envoûtant de son jeu brillant et de ses mélodies enjôleuses, comme
l’attestent danses allemandes et autres cotillons qui étourdissaient les
danseurs, et autour de qui s’étaient formées à Vienne les «schubertiades»,
soirées pleines de grâce et de fantaisie. Mais à partir de 1824, ces réunions
artistiques deviennent des moments de plus en plus difficiles pour Schubert,
qui se plaint de vives douleurs des os et, dans les années suivantes, du bras
gauche qui l’empêchent de jouer du piano autant qu’il le souhaite.
Le piano et le salon de Franz Schubert à Vienne. Photo : DR
Schubert est une sorte d’enfant de bohème qui aime vivre selon sa
fantaisie et les caprices de son imagination. Tenant table ouverte à l’auberge
quand il est en fonds, régalé par ses amis quand il n’a pas le sou, jamais il
ne souffrira de faim ni de froid, les amis veillant sur lui au point de
l’accueillir de longs mois voire plusieurs années durant. Seule condition
déterminante à ses yeux, la présence d’un piano. Ne pouvant pourtant exprimer à
quiconque son mal de vivre, il ne l’a fait que par l’intermédiaire des plus
grands poètes de son temps. Gœthe, Schiller, Heine et tant d’autres sauront
mieux que lui dire ses souffrances et ses rares moments d’espoir, sa quête d’un
bonheur inaccessible, son éprouvant voyage à travers une vie qu’il eut
souhaitée toute autre. Les images de Schubert les plus fortes préservées par la
postérité sont celles qui le représentent entouré de ses proches : sa mère,
Elisabeth née Vietz, ancienne cuisinière viennoise, femme douce et délicieuse
morte trop tôt, son père, l’instituteur Franz Theodor, brave homme pieux mais
sévère venu de Silésie qui sut reconnaître le talent de son fils, ses frères
Ignaz et Ferdinand, ses modèles Haydn et Mozart, son maître Salieri, et
Beethoven à l’aune de qui il se mesure pour progresser, ses nombreux amis
artistes, poètes, écrivains, peintres, chanteurs, musiciens, ainsi que ses
amours, des femmes toujours très jeunes, la fille de soyeux Therese Grob, amour
d’adolescence qui dura trois ans et fut sans doute l’inspirateur du lied Marguerite au rouet, son élève Caroline
Marie, fille cadette du comte Johann Karl Esterházy, amour platonique avoué à
l’intéressée en 1824, mais il devra se contenter de soubrettes, comme Pepi
Pöcklhofer, et de prostituées. C’est d’ailleurs l’une de ces dernières qui, en
1823 dans la quartier du Spittelber, lui a probablement transmis la syphilis
dont il allait mourir après plusieurs années de souffrance.
Photo : DR
Contrairement à des Mozart, Weber, Mendelssohn, Schumann, Brahms
ou Liszt, Schubert ne voyagera qu’exceptionnellement, notamment pour ses
séjours en terre hongroise, à Zseliz chez les Esterházy, ou pour de courtes
vacances à Graz en Styrie ou à Steyr en Haute-Autriche et pour quelques
escapades dans la campagne viennoise. C’est pourtant chez lui que l’on retrouve
le plus souvent la notion de voyage, d’errance (Wanderer ) qui l’obsédera sa vie durant et que l’on accole
volontiers à sa personnalité. Ses voyages, il les fera de façon toute
intérieure, motivé par la quête sans cesse renouvelée d’un «ailleurs» supposé
meilleur et par l’obsession de la mort. Ce qui explique sans doute la lancinante
présence de textes poétiques évoquant le voyageur fatigué, le promeneur
inconsolé, le joueur de vielle vagabond, l’étranger de passage... Autant de
thèmes émanant généralement d’un homme usé par la maladie et qui pressent sa
fin prochaine, mais qui sont omniprésents chez le jeune Schubert. Chez lui, le
mot «Wanderer» atteint une force hallucinante. On le
retrouve dans quantité de lieder, depuis celui qu’il compose en octobre 1816
sur un poème de Schmidt von Lübeck, Der
Wanderer, dont il reprendra les vers dans la Wanderer Fantasie pour piano de 1822 «... Sur cette terre tout est froid / Mon sang se glace, ma vie s’en
va, / Et vos paroles sont en vain bruit. / Je suis à tous inconnu ici. / Je
cherche, je cherche mon pays aimé. / Vers lui j’aspire, toujours en vain /
Pays, pays où luit l’espoir, / Pays tout plein de roses où vivent mes amis
heureux. / Où dorment tous mes morts si chers, / Pays de mon enfance, pays,
cher pays». De 1816 à 1828, les nombreux poèmes traitant de ce thème qu’il
met en musique ne cessent d’affirmer sa volonté d’échapper au réel, de
poursuivre inlassablement un idéal en suivant un chemin jonché d’illusions
perdues mais bordé aussi, lorsque l’espoir renaît timidement, de sources et de
ruisseaux, de saules verts et de rosiers sauvages. Chaque lied évoque à sa
façon ce héros égaré et solitaire qui laisse derrière lui l’amour de sa vie,
contraint d’aller toujours de l’avant, à la recherche hypothétique d’une
contrée et d’une société susceptibles de le comprendre. «Je vais mon chemin, / traversant d’un pas pesant / la vie claire et
joyeuse / seul et sans espoir» est-il dit dans le lied Solitude du Voyage d’hiver.
Une errance qui devait s’achever le 19 novembre 1828, huit mois après l’unique
concert public consacré à ses œuvres auquel il aura pu assister. Réalisera-t-on
jamais assez qu’aucune de ses symphonies, aucun de ses opéras n’a été publié de
son vivant ? Qu’il n’a réussi à publier qu’un seul de ses quatuors à cordes,
une de ses messes, trois de ses sonates pour piano, 187 de ses 603 lieder ?...
La maison natale de Franz Schubert à Lichtenthal, un faubourg de Vienne. Photo : DR
Franz Schubert est né sous le règne de l’empereur François Ier
d’Autriche dans un faubourg de Vienne de trois mille habitants, Lichtenthal. Il
est venu au monde le 31 janvier 1797 à 13H30, dans le petit appartement n° 14
de la maison dite «Zum roten Krebsen»
(A l’écrevisse rouge). Il est le quatrième des cinq enfants survivants
(douzième de quatorze naissances) du couple Franz Theodor et Elisabeth
Schubert. Son père, maître et directeur d’école, taquine du violoncelle et est
répétiteur du chœur paroissial. Ses compétences d’enseignant lui vaudront le
titre de Bourgeois de la Ville de Vienne. Franz a environ quatre ans lorsque
son père acquiert à l’aide d’une hypothèque la maison «Zum schwarzen Rössel» (Au petit cheval noir) de la Säulengasse, à
quelques encablures de son ancien domicile. Il y avait auparavant installé son
école, dont les effectifs étaient passés de trente à cent soixante quatorze
élèves auxquels il enseigne le plus souvent sans frais de scolarité, la plupart
étant de famille indigente. Excellent élève, Franz reçoit à huit ans ses
premières leçons de violon et d’alto de son père, qui confie sa formation
vocale à Michael Holzer, chef de chœur de Lichtenthal, alors que son frère
Ignaz l’initie au piano. A onze ans, doté d’une jolie voix de soprano, il est
soliste du chœur paroissial. Il prend simultanément des leçons d’orgue,
d’harmonie et de basse continue. En octobre 1808, son père le présente avec
succès à la Chapelle impériale dont le premier maître est alors Franz Salieri –
compositeur rendu célèbre par Milos Forman, qui, dans son film Amadeus et à l’exemple de Pouchkine, en
a fait l’assassin de Mozart. Petit chanteur de la Chapelle de la Cour, il
participe aux offices religieux de la chapelle de la Hofburg et est admis comme
boursier au collège de la Ville de Vienne, le «Stadtkonvikt». La municipalité
viennoise avait confié en 1802 cet établissement, sa pédagogie et son internat
aux Piaristes, ordre enseignant catholique connu alors pour son dévouement en
faveur des plus démunis, l’importance qu’il accordait aux sciences et la place
privilégiée qu’il donnait à la musique. C’est au collège que Schubert fait la
connaissance de son ami Josef von Spaun lors d’un concert au sein de
l’orchestre du Stadtkonvikt dans lequel ils sont tous deux violonistes. Premier
violon de cette formation jouant tous les soirs après dîner une symphonie ou
une ouverture, il découvre les partitions pour orchestre de Haydn, Mozart et
Beethoven, acquérant ainsi une culture musicale et une connaissance du répertoire
partagée par trop peu d’enfants de son âge. Son père tient expressément à ce
qu’il ne s’absente pas de l’école. Il finit néanmoins par céder en 1812 lorsque
son fils lui avoue sa vocation. Trois semaines après la mort de sa femme, il
accepte que Franz suive l’enseignement de Salieri dont il sera l’élève jusqu’en
1817. Mais, dès 1813, Schubert renonce à ses études au collège.
Franz Schubert au piano. Tableau de Rudolf Klingsbögl (1881-1943). Photo : DR
Ni virtuose, ni savant, comme l’écrit le pianiste Alfred Brendel,
Schubert s’investit sans réserve dans son travail de compositeur. Il l’exerce
quotidiennement de six/sept heures du matin jusqu’à midi ou treize heures dans
un état de transe. Puis il se rend au café ou dans une auberge et passe le
reste de la journée avec ses amis, va régulièrement au théâtre et à l’Opéra.
Toujours prêt à distraire la compagnie, à accompagner un chanteur, à improviser
des variations et des danses, il organise ses schubertiades dans des estaminets
ou chez quelque bourgeois où l’on joue saynètes, charades, divertissements
divers dont il est généralement l’inspirateur. «A travers Schubert, nous devenons tous amis», affirmait Spaun.
Seul compositeur du cénacle, il ne quitte que fort peu le piano, improvise sur
les poèmes de ses amis chantés par d’autres, comme le célèbre baryton Vogl,
pendant que d’autres encore peignent les tableaux-témoins de ces instants de
bonheur. Le tout en discutant du quotidien, en flirtant ou en faisant des
projets éternels autour de festins et de souriantes bacchanales. Pourtant, la
mélancolie, la fascination de la mort sont les compagnons de route de Schubert.
«Chaque soir quand je m’endors, j’espère
bien ne plus me réveiller, et chaque matin m’apporte seulement l’affliction de
la veille», confie-t-il en mars 1824 à l’un de ses amis. Cette
préoccupation constante de la Camarde peut trouver un début d’explication dans
l’environnement familial du jeune enfant qui perd sa mère trop tôt, voit
disparaître prématurément plusieurs de ses frères et sœurs dans la promiscuité
d’un appartement beaucoup trop petit. Mais, revers de la médaille, au-delà de
la douleur, la maladie et la mort, la proximité de ses frères et sœurs
survivants et surtout de sa mère, qui l’aimait tendrement, le gratifient d’un
fort sentiment de chaleur et de convivialité familiales. «Tout va mal pour moi en général, mais cela ne fait rien et je suis
joyeux !» écrit-il en 1827... Autant d’indices pour une création qui penche
constamment entre deux mondes, placée sous le double signe de la joie de vivre
et de l’angoisse du néant, chaleureuse et inquiète, sensuelle et confiante à la
fois, avec de longs moments de grâce immatérielle, le tout dans une sensation
d’apesanteur qui impose une vision éthérée de l’au-delà. Cette inquiétude – il
envisageait encore d’étudier le contrepoint avec Simon Sechter quelques
semaines avant sa mort –, ce sentiment de vie en sursis peuvent également
expliquer sa fièvre d’écrire, comme s’il voulait au plus vite jeter sur le
papier le témoignage de son génie. D’où sans doute le nombre étonnant d’œuvres
laissées inachevées où à peine esquissées, près de cent-cinquante au total. Et
que penser de ses «divines longueurs», notion proposée par Robert Schumann à
propos de la Symphonie en ut majeur «la
Grande» et qui laisse percer ce qu’il y a de surhumain chez Schubert,
capable d’étirer à l’infini un matériau d’apparence ténue ?...
Franz Schubert jouant de la guitare, tableau d'Otto Nowak (1874-1945). Photo : DR
En 1814, à dix-sept ans, diplôme d’instituteur en poche, Schubert
peut quitter le domicile familial et vivre en toute indépendance grâce à ses
émoluments d’aide-instituteur. Métier qu’il exerce dans l’établissement de son
père et auquel il renoncera au bout de quatre années d’exercice. Au même
moment, il achève l’opéra le Château de
plaisance du diable auquel Salieri
donne son blanc-seing en déclarant que son auteur «sait tout faire : des lieder, des messes, des quatuors à cordes, et
maintenant un opéra !» Cette même année 1814 en effet, l’élève signe sa
première Messe et le fameux lied Marguerite au rouet. En 1815, il compose
quelque cent cinquante lieder, dont La
Petite rose des bruyères, la première version de A la lune et le Roi des aulnes, les Deuxième et Troisième
Symphonies, les deuxième et
troisième Messes et quatre
opéras-comiques, dont les Amis de
Salamanque. Bien qu’il ait exercé une partie de sa vie la profession de
compositeur en amateur, il a pu léguer à la postérité près d’un millier
d’œuvres en à peine plus de trente ans d’existence. «Je suis venu au monde pour composer», a-t-il écrit. «Il n’avait, rappelle le fidèle Leopold
von Sonnleithner, pas d’ami qui lui fût
supérieur comme maître, qui eût pu le guider en lui donnant des conseils, en le
dissuadant, en le faisant progresser dans des œuvres de grande envergure. Il
avait suivi jadis l’enseignement de Salieri ; mais celui-ci était trop âgé et
appartenait à une école et à une période artistique toutes différentes. Salieri
ne pouvait être le maître d’un jeune homme enthousiasmé et pénétré par le génie
de Beethoven.» S’il doit néanmoins à
son vieux maître sa connaissance intime de la voix, il n’a pas su remporter un
succès comparable sur la scène lyrique. Il ne réussit en effet à aucun moment à
s’imposer dans un domaine qui le préoccupe pourtant jusqu’à l’obsession. A tel
point que la seule partition restée inachevée en raison de son décès est un
opéra. Sa désillusion est d’autant plus grande que la notoriété ne pouvait
alors se construire à Vienne que sur la scène à une époque où seul l’opéra
italien était en cour, comme l’ont appris à leurs dépends des Mozart et autres
Beethoven qui se voyaient préférer des Salieri ou Cimarosa. Puis ce fut le tour
de Rossini... «Schubert a toujours eu un
grand désir de faire du théâtre, rappelait le compositeur Luciano Berio,
grand connaisseur de Schubert, mais il
n’y est pas parvenu parce que son univers musical ne pouvait coller avec la
nuée dramaturgique. Nous sommes habitués à un théâtre musical dans lequel
musique et scène se confondent, mais dans la vision musicale de Schubert il est
impossible de déceler la moindre influence entre les deux.» Schubert a laissé une quinzaine d’essais dans
divers formats, du grand opéra dramatique à la pastorale en passant par le
conte de fées et le singspiel avec
dialogues parlés, équivalent allemand de l’opéra-comique français – seuls Alfonso und Estrella et Fierabras connaissent aujourd’hui un
regain d’intérêt. Il doit pourtant sa notoriété principalement à ses lieder,
véritables saynètes d’une intensité dramatique inouïe concentrée en quelques
courtes minutes. Il réussit ainsi à faire tenir tout un drame dans un simple
lied alors qu’il échouait dans l’opéra. Mais les escales poétiques des cycles La Belle Meunière et Le Voyage d’hiver,
au total quarante-quatre lieder composés sur des vers de Wilhelm Müller, ne
sont-ils pas une succession de tableaux d’opéras miniatures, véritables
feuillets de romans mélodiques aux scènes dramatiques progressant d’un seul
élan ?...
Franz Schubert en 1816. Photo : DR
Chaleureuse, d’une beauté souvent fragile, la musique de Schubert
est avant tout spirituelle. Mais sa création d’inspiration religieuse
proprement dite est d’abord le fruit d’une solide formation inculquée par un
père dévot puis par les pères Piaristes du «Stadtkonvikt». Bien qu’on lise
parfois que sa foi est «plutôt celle d’un charbonnier que celle d’un maître
d’école», Schubert n’a pas été libre penseur.
Mais il a indubitablement voulu prendre ses distances à l’égard d’un
père bigot. Comme celui de Mozart, son catholicisme est plus hétérodoxe
qu’orthodoxe. Sa piété s’inspire davantage d’une religiosité proche du
«joséphisme» issue des Lumières sous l’impulsion de l’empereur Joseph II, qui,
après avoir ordonné la destruction des ouvrages théologiques et modifié la
géographie ecclésiastique de ses Etats, avait créé ses propres séminaires en
1786. Dans ses œuvres destinées à l’église, Schubert se montre souvent
conventionnel, surtout dans les pièces résultant de commandes. Dans les six Messes qu’il a laissées, il omet
systématiquement les passages qui ne lui conviennent pas, notamment dans le Credo, le verset «Et unam sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam» , alors que
la plus populaire de ses deux Messes
allemandes doit son succès à la simplicité avec laquelle il a mis en
musique les Lieder spirituels pour la
sainte Messe de Johann Philipp Neumann plus proches des chorals luthériens
que de la liturgie romaine. Quant aux deux dernières Messes écrites entre 1819 et 1828, elles n’ont rien à envier à la Missa solemnis de Beethoven ou au Requiem allemand de Brahms, partitions
majeures de la musique sacrée du XIXème siècle. Son unique oratorio, Lazare, est resté inachevé. S’appuyant
sur l’Evangile selon saint Jean, cette œuvre aurait dû prendre la forme d’une
grande cantate scénique pascale contant la mort, les funérailles et la
résurrection de Lazare. Schubert termina la musique de la première partie mais
ne composa jamais celle de la troisième, et seul un fragment de la deuxième est
parvenu jusqu’à nous.
Moulin à eau en Autriche. Photo : DR
De la simple chanson strophique aux cycles grandioses de la
maturité, le nom de Schubert reste à jamais attaché au lied – qui ne connaît en
effet aujourd’hui Marguerite au rouet,
Le Roi des aulnes, La Truite, Le Pâtre sur le rocher, l’Ave
Maria ou le recueil La Belle Meunière popularisé par Marcel
Pagnol et Tino Rossi ? Il est le premier des grands compositeurs de l’histoire
à réaliser une telle profusion de lieder. Haydn, Mozart et Beethoven s’y sont
certes essayés avant lui, mais de façon marginale. Sur plus de six cents lieder,
corpus colossal et d’une variété d’écriture prodigieuse érigé en quatorze ans
(1814-1828), environ soixante-dix sont écrits sur des poèmes de Gœthe. Sa
rencontre avec l’univers du plus grand des poètes allemands a été pour Schubert
un véritable choc fondateur. Pourtant, lorsque Spaun communique en avril 1816
un cahier de lieder de son ami à Gœthe, celui-ci le lui renvoie sans le moindre
commentaire. Avec quarante-deux poèmes, Schiller est, aux côtés de Wilhelm
Müller (45 poèmes), l’autre auteur favori de Schubert. Mais, de l’Italien
Métastase au Britannique Walter Scott en passant par Shakespeare, Novalis,
Pétrarque, Rückert, ses amis Grillparzer et Mayrhofer, il est quasi impossible
de recenser tous les inspirateurs de Schubert. Poète dans l’âme, le compositeur
ne s’en tient pas à une forme stricte. Ses lieder – certains fort courts,
d’autres frisant la demi heure – se montrent en effet d’une étonnante
diversité, investissant la moindre inflexion du poème choisi, illustrant ses
états d’âme en trouvant toujours la mélodie la plus juste, la modulation la
plus exacte, l’accord apte à souligner le plus infime contour d’une phrase,
d’un mot, le piano jouant un rôle central en commentant, voire en contant seul
un drame miniature. «Il a donné des sons
à la poésie et un langage à la
musique», dira justement Grillparzer.
Franz Schubert (1797-1828). Photo DR
La musique pour orchestre de Schubert se répartit en deux époques
séparées par une longue pause. C’est en 1811 ou 1812 qu’il compose sa première
pièce pour orchestre, une Ouverture en ré
majeur pour la comédie de J. F. E. Albrecht, Le Diable hydraulicien. Mais la part centrale de sa création
orchestrale est la symphonie. Les six premières naissent entre 1813 et 1818, et
l’on ne sait si les deux symphonies qui suivent la Sixième sont restées inachevées parce que leur auteur n’a pas eu
l’occasion de les diriger ou, pour la seconde, parce qu’il pensait avoir
atteint une limite au-delà de laquelle les notes ne pouvaient être que muettes,
à moins que ce ne soit plus simplement la maladie qui l’incite à renoncer en
1823... La puissance instrumentale des deux dernières symphonies, la grandiose
beauté des deux mouvements conservés de la Huitième
n’ont jamais été contestées depuis leur création posthume. En dépit du désespoir
suscité par le mal qui devait le conduire à l’hôpital entre l’été 1823 et le
début de l’année suivante, Schubert veut alors se «frayer la voie vers la grande
symphonie». Deux Quatuors à cordes,
l’Octuor et la Sonate en ut majeur pour
piano à quatre mains l’y préparent. Avec son ultime symphonie, la Neuvième dite «la Grande», que créera Félix Mendelssohn à Leipzig en 1839 sur les
conseils de son ami Robert Schumann, Schubert signe après quatre tentatives
inabouties l’un des monuments de la musique symphonique du XIXème siècle. Fruit
du génie créateur d’un compositeur de vingt-neuf ans, cette œuvre gigantesque
écrite en 1825-1826 prend place aux côtés de cet autre sommet qu’est la Neuvième de Beethoven. Beethoven qui, en
décembre 1826, lorsque l’un de ses proches lui remet un paquet de lieder de son
jeune confrère, déclare : «Dans ce
Schubert il y a vraiment une étincelle
divine».
Vienne, une taverne. Photo : DR
La Vienne du XIXème siècle est l’un des havres favoris de la
musique de chambre, particulièrement du quatuor à cordes dont la pratique
s’impose dans tous les milieux de la société. A Beethoven l’aristocratie, à
Schubert la bourgeoisie et la bohème. Le premier de ses quinze Quatuors à cordes naît en 1811. Mais il
éprouve tout d’abord des difficultés à maîtriser un développement d’un discours
confié aux quatre voix de l’archet (deux violons, alto, violoncelle) conforme
aux critères fixés par Haydn. Trois œuvres de jeunesse méritent cependant le
détour, les Neuvième, Dixième et Onzième Quatuors, contemporains des Symphonies
n° 2, 3 et 4. En 1816, Schubert signe trois séduisantes Sonatines pour violon et piano, ce dernier instrument étant traité
sur un mode concertant, procédé qui atteint son apogée en 1819 avec le célèbre Quintette «La Truite». Si l’on ne décèle
pas dans cette part de la production de Schubert d’innovations fondamentales,
l’ensemble de sa musique de chambre affirme dès ses premiers essais une
étonnante souplesse de la narration que nourrit un jaillissement intangible du
lyrisme, l’esprit du lied imprégnant chaque mesure, chaque thème, dans les
structures comme dans les climats. Ici encore, guère de joie sans mélancolie,
de tendresse et de poésie sans quelque plaisanterie ou trait de malice, et,
surtout, l’omniprésente pensée de la mort. A partir du Mouvement de Quatuor de 1820, première de ses partitions du genre
pensée pour des musiciens professionnels susceptibles de traduire toutes les
intentions de l’auteur, un univers de souffrance ne cesse de filtrer. Dans le Quatuor «Rosamunde» de 1824, tourmenté
et anxieux, on entend des échos du lied Marguerite
au rouet de dix ans antérieur, alors que la thématique du mouvement lent
emprunte à la musique de scène de Rosamunde.
Le Quatuor «La Jeune Fille et la Mort»,
implacable, angoissé, retrouve l’atmosphère du lied éponyme dont le thème est
varié à l’infini dans le deuxième mouvement. Autres bouleversants
chefs-d’œuvre, trois partitions dominées par le registre grave et profondément
humain du violoncelle, les deux Trio avec
piano de 1827 et le grandiose Quintette à deux violoncelles né au
cours de l’été 1828 dans la foulée de la Symphonie
«La Grande».
Vienne, Mémorial Schubert. Photo : DR
En dépit d’une quantité impressionnante de chefs-d’œuvre, vingt et
une Sonates, dont onze complètes, Impromptus,
Moments musicaux, la Wanderer Fantasie, Schubert, pour de
trop nombreux pianistes, ne compte toujours pas parmi les grands compositeurs
pour le clavier... Impression d’autant plus inadmissible que, plus spontané que
celui de Beethoven, le piano de Schubert sonne aussi de façon plus naturelle. «Harmoniquement plus riche que celle de Beethoven, sa tonalité est plus orchestrale,
Beethoven s’attachant davantage au contrepoint», constate le pianiste
français Michel Dalberto, signataire d’une intégrale discographique du clavier
de Schubert. Son œuvre pianistique est d’une grande poésie, ce qui permet aux
interprètes de suggérer une palette infinie d’atmosphères, plus métaphysiques
que chez Beethoven. Schubert annonce
Schumann et, plus encore, Chopin, qui faisait travailler à ses élèves Impromptus et Moments musicaux, recueils annonçant Préludes et Nocturnes. Ce
pan de la création schubertienne a trop longtemps été perçu de façon erronée,
et il y faut impérativement renoncer à la
légèreté. Cette musique est sombre, introvertie, profondément masochiste, comme
l’affirme justement Dalberto. Elle va toujours chercher là où cela fait mal, et
lorsqu’elle réussit, rien ne lui fait plus plaisir que de revenir à la charge.
Comme Schubert lui-même, sa musique semble tourner en rond,
désespérée, à la manière du héros du Voyage
d’hiver. Elle parle de solitude, de difficulté d’être, d’impossibilité de
communiquer... C’est pourquoi Franz Schubert est notre contemporain.
Bruno Serrou
° °
°
L’ŒUVRE
603 lieder pour voix seule et piano, environ 130 chœurs et ensembles vocaux, 1 oratorio inachevé, Lazare, 6 Messes, 1 Messe allemande, Psaumes 23 et 92, Kyrie, Tantum ergo, Salve Regina,
Offertoires, Stabat Mater, Magnificat,
4 grands Trios et 1 Notturno avec
piano, 19 Quatuors à cordes, 1 Quatuor avec piano, 1 Quatuor pour guitare, flûte, alto et violoncelle,
les Quintettes «La Truite» et avec 2 violoncelles, Octuor en fa majeur, 21 Sonates pour piano, 6 Moments musicaux, 8 Impromptus, 3 Klavierstücke, diverses pièces pour piano à 4 mains dont la Sonate «Grand Duo», 8 symphonies, 12 opéras, 7 ouvertures...
Et près de 150 partitions inachevées !
POINTS DE
REPERE
Chronologie
de Schubert
1797 : Naissance à Vienne le 31
janvier
1808 : Entrée au collège
(Stadtkonvikt)
1810 : Première composition : Fantaisie en sol pour piano à quatre
mains
1812 : Mort de sa mère, le 28 mai.
Premières leçons avec Salieri. Premier Quatuor
à cordes
1813 : Remariage de son père. Entrée
à l’Ecole normale d’instituteurs. Symphonie
n° 1
1814 : Premiers lieder, dont le
fameux Marguerite au rouet. Messe n° 1 en fa majeur. Diplôme
d’aide-instituteur
1815 : 150 lieder dont «Le Roi des aulnes», 2 symphonies, 2
messes, 4 Singspiel
1816 : S’installe chez son ami
Schober. 6 Sonates pour piano, 100
lieder, 2 symphonies, 1 messe
1817 : Fin des leçons de Salieri.
Rencontre le ténor Vogl. Retour au domicile paternel. 7 sonates pour piano, 3
ouvertures pour orchestre
1818 : Sixième Symphonie. Renonce à la carrière d’aide-instituteur. Maître
de musique des comtesses Esterházy à Zseliz (Hongrie, aujourd’hui Slovaquie)
1819 : Quintette «La Truite»
1820 : Oratorio «Lazare»
1821 : Quitte le domicile familial.
Premières «schubertiades»
1822 : Symphonie «inachevée», Messe
en la bémol, «Alfonso und Estrella»,
Fantaisie «Wanderer». Retour au foyer
1823 : Premiers signes de syphilis. «Rosamund», «La Belle Meunière»
1824 : Séjour en Hongrie auprès de
Caroline Esterházy dont il est amoureux. Quatuor
«La Jeune Fille et la Mort»
1827 : «Le Voyage d’Hiver». 8 Impromptus
1828 : Symphonie en ut majeur «la Grande». Unique concert de ses œuvres
le 26 mars. «Le Chant du Cygne».
Trois dernières Sonates pour piano.
S’installe chez son frère Ferdinand. Mort le 19 novembre.
A lire
Brigitte Massin : Franz
Schubert, Ed. A. Fayard (1 400 p.). La somme en langue française
Marcel Schneider : Schubert,
Ed. Le Seuil, collection «Solfèges» (220 p.). Excellente introduction à la vie
de Schubert fort bien illustrée
Alfred Einstein : Schubert,
portrait d’un musicien, Ed. Gallimard, collection «Tel» (449 p.). Ouvrage
de référence à petit prix porté par l’expérience d’une vie
Dietrich Fischer-Dieskau : Les
Lieder de Schubert, Ed. Robert Laffont (465 p., épuisé)
Rémy Stricker : Franz
Schubert, le naïf et la mort, Ed. Gallimard, «Bibliothèque des idées» (355
p.). Livre salutaire débarrassant Schubert de toute affectation élégiaque
Franz Putz : Franz Schubert,
Ed. Chancellerie fédérale autrichienne (96 p.). Jolie synthèse et iconographie
remarquable
Arnold Feil : Franz Schubert,
La Belle Meunière, Voyage d’hiver,
Ed. Actes Sud (295 p.)
Photo : (c) Bruno Serrou
A écouter
Pour
découvrir Schubert :
Symphonie n°
9 «La Grande» par C.
Abbado (DG)
Seize Lieder par D. Fischer-Dieskau et S.
Richter (DG)
Trois dernières Sonates pour
piano et Impromptus par A. Brendel (Philips)
Fantaisie
«Wanderer» par M.
Pollini (DG)
Trios avec
piano n° 3 et 4 par I. Stern, L. Rose et E. Istomin (Sony Classical)
Quintette
«La Truite» par R.
Serkin, J. Laredo, P. Naegele, L. Parnas et J. Levine (Sony Classical)
Rosamunde, musique de scène, par B.
Haitink (Philips)
Pour aller
plus loin :
Quatuors à
cordes n° 13 «Rosamunde» et n° 14 «La Jeune fille et la
Mort» par le Quatuor Alban Berg
(EMI)
Quintette
avec 2 violoncelles par le
Quatuor Weller et D. Gurtler (Decca)
Symphonies
n°8 «Inachevée» et n° 3, par C. Kleiber (DG)
Moments
musicaux par Y. Nat
(EMI)
Messes D.
678 et D. 950 par W. Sawallisch (2 CD EMI)
Le Voyage
d’hiver, par H.
Hotter et G. Moore (EMI) ou M. Raucheisen (DG)
La Belle
Meunière par D.
Fischer-Dieskau et G. Moore (DG)
Pour les
connaisseurs :
Intégrale des Symphonies
par C. Abbado (5 CD DG)
Intégrale des Sonates pour
piano par A. Brendel (7 CD Philips) ou W. Kempff (7 CD DG)
404 Lieder par D.
Fischer-Dieskau et G. Moore (18 CD DG)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire