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L’une des écoles musicales occidentales les plus remarquables du XXe
siècle s’est épanouie aux confins de l’Europe occidentale, à l’ombre de
l’empire bicéphale des Habsbourg, la Hongrie. Compositeurs et interprètes,
pianistes, violonistes, violoncellistes, chanteurs, chefs d’orchestre, portent
nombreux les couleurs de la nation magyare à travers le monde. Longtemps sous
le joug étranger, mongol puis autrichien, puis, pendant les trois quarts de ce
siècle finissant, placée sous la botte des dictatures les plus terrifiantes de
l’histoire, cette école parvint malgré tout à s’imposer, à subsister et à se
répandre partout dans le monde sous l’impulsion de quelques-uns des musiciens
les plus novateurs et sensibles de ce siècle. Au point qu’aujourd’hui tout
artiste, tout mélomane voue une admiration profonde à la musique hongroise, qui
puise sa source dans un fonds d’une richesse infinie. Richesse due pour
l’essentiel à la situation géographique de la nation hongroise, placée aux
confins de l’Occident et aux marches de l’Orient, à son isolement, à la
stabilité de ses structures sociales, à une tradition orale qui a permis aux
formes archaïques de résister au temps et aux influences hégémoniques
étrangères.
L'Académie Ferenc Liszt de Budapest. Photo : DR
Ainsi, pendant dix siècles, le fonds musical magyar est-il resté
vivant, heureusement sauvegardé, tout d’abord, à la fin du siècle dernier, par
István Bartalus, qui publia plusieurs volumes de mélodies populaires, puis, de
façon plus scientifique et systématique, par Béla Bartók et par Zoltan Kodály.
Mais aux yeux du public occidental, la notoriété de la musique hongroise s’est
longtemps confondue avec celle de la musique tzigane. De Haydn à Liszt en
passant par Wagner et Brahms, le style « alla
ungarese » (à la hongroise)
tenait en fait non pas de la tradition hongroise mais de la musique tzigane,
particulièrement de la danse des racoleurs ou verbunkos. Si des artistes comme Stephen Heller, Johann Nepomuk
Hummel ou Franz Liszt ont su imposer l’école hongroise du piano, Károly
Goldmark ou Jozsef Joachim celle du violon, des compositeurs comme Imre Kálmán
ou Franz Lehár s’illustrer dans l’opérette viennoise, l’école hongroise
proprement dite ne s’est affermie qu’avec Bartók et Kodály.
Ferenc (Franz) Liszt (1811-1886) au piano. DR
Pourtant, lorsque l’on s’aventure à soutenir devant le pianiste
hongrois György Sandór que Bartók est le premier grand maître de l’Ecole
hongroise, ce fin connaisseur de l’univers de Bartók dont il fut l’élève
s’étonne « Et Liszt, qu’en faites-vous ? », avant d’ajouter à ceux qui relèvent
le cosmopolitisme de ce dernier : « Et que croyez-vous que l’on trouve chez
Bartók ? Tout Debussy ! Les œuvres de Bartók qui ne s’appuient pas sur la
musique populaire sont souvent d’inspiration française. Il a éliminé le dodécaphonisme de son vocabulaire. Sa musique
n’est pas même bitonale. Il me l’a dit : “Nos contemporains ne comprenant pas
ce que j’ai écrit, me classent comme bitonal”. L’écriture moderne remonte à
Liszt ! Bartók n’a fait qu’ajouter ses propres gammes et le folklore danubien.
» « Tous les Hongrois sont profondément marqués par la personnalité de Bartók,
constate pourtant le compositeur Peter Eötvös. Pour chacun de nous il
représente une étape très importante de notre formation. »
Péter Eötvös (né en 1944) chez lui devant son piano. Photo : DR
Mais ce qui fait la spécificité de l’âme hongroise, c’est la
nostalgie qui transperce aujourd’hui encore au détour de chaque phrase
musicale, y compris chez les plus novateurs des compositeurs hongroiss. « La
souffrance des Hongrois, dit le compositeur Peter Eötvös, est comme celle des
Russes, de tous temps. Tout le monde souffre chez nous, phénomène sans doute
lié à notre langue. Il y a chez nous une sorte de fatalisme de la souffrance,
et nous laissons les gens souffrir car nous ne pouvons rien y faire. Pour nous,
l’optimisme est un devoir, sinon, rien ne fonctionne. Mais le pessimisme est
toujours sous-jacent. »
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Béla Bartók (1881-1945) au piano en 1943. Photo : DR
Chez BELA BARTÓK, que tous
ses compatriotes reconnaissent avoir pris pour modèle, le piano tient une place
centrale. Le clavier, pour lequel il composa quelques trois cents pièces réunies
en vingt-huit cahiers, est en effet le terrain privilégié de ses recherches qui
seront développées dans ses œuvres de grande envergure.
Les Huit Improvisations sur des chants paysans hongrois op. 20 ont été écrites en 1920 à
Budapest, où Bartók les créa lui-même le 27 février 1921. Il s’agit de l’un des
sommets de la création du compositeur dans l’exploitation du folklore le plus
authentique et l’une de ses avancées les plus audacieuses dans les territoires
encore inouïs de la musique. Ces huit pièces se fondent sur des chants
populaires d’origines diverses, certains notés par Bartók lui-même, comme ceux
des première et quatrième pièces consignées dans le district de Tolan en 1907,
les autres étant empruntées aux collections de ses confrères folkloristes Béla
Vikar (n° 2 et 5 venus du district de Zala, n° 6 de Csik, n° 7 d’Udvarhely),
Alos Garay (n° 3 de la région de Szerém), et Laszlo Lajtha (n° 8 du district de
Szilágy).
Les deux premières Improvisations
et les deux dernières se succèdent sans interruption, enchaînant danse rapide
et lente mélopée, les trois morceaux centraux formant aussi un cycle
ininterrompu, au tempo de plus en plus vif. Il faut préciser que la page
ultime, très expressive, était initialement dédiée à la mémoire de Claude Debussy,
et c’est comme telle qu’elle fut publiée dans le Tombeau de Claude Debussy que la
Revue musicale publia dans son numéro du 1er mars 1921, et qui contenait
aussi des hommages signés Igor Stravinsky, Paul Dukas, Manuel de Falla et Maurice
Ravel. Dans ses Improvisations,
Bartók prit sans doute conscience d’atteindre des sommets puisqu’il attendit
six ans avant d’entreprendre une nouvelle partition pour piano seul, son unique
Sonate de 1926.
Achevées en 1910 à Budapest, où elles sont créées le 17 octobre
1917 par Ernö Dohnányi, les Quatre Nénies sont autant de chants
funèbres, lents hymnes d’une étrange fascination avec leurs blocs d’accords
d’une profondeur extraordinaire. Leur immense richesse harmonique les
rapprochent de l’univers des Préludes de
Debussy pourtant postérieurs de plusieurs mois.
Né en 1882, mort en 1967, ZOLTAN
KODÁLY se place dans l’ombre de Béla Bartók, son aîné de vingt mois. C’est
d’ailleurs sa rencontre avec Bartók en 1906 qui l’incita à se consacrer
exclusivement à la musique. Il vint alors en France, où il étudia avec
Charles-Marie Widor. Comme Bartók, il subit l’influence de Debussy, à qui il
rendit également hommage en 1907 dans une pièce pour piano, Méditation sur un motif de Claude Debussy.
Pédagogue accompli, notamment comme auteur d’une méthode portant son nom, il
n’aura que peu écrit pour le piano.
Composées en 1917-1918, à l’exception de la troisième datée de 1910
et qui porte en épigraphe un vers de Paul Verlaine extrait des Romances sans paroles, « Il pleut
sur la ville comme il pleut dans mon cœur », les Sept Pièces op. 11 sont toutes empruntes de nostalgie. L’élément
populaire est également très présent. La première pièce, Lento, est d’un dépouillement tout désolé. Suivent Szekely lament à l’intensité croissante
jusqu’à l’évocation de puissantes sonneries de cloches, « Il pleut sur la ville comme il pleut sur mon cœur »
d’une amère monotonie, Epiphanie,
pièce dont l’ampleur et la virtuosité rappellent ce que Kodaly doit à Debussy
et à Ravel, Tranquilo où se déploie
une mélodie ample et dépouillée en octaves sur fond d’accords tenus, Poco rubato au ton populaire qui précède
le Rubato final qui, par son
écriture, semble fusionner les deux morceaux qui le précèdent.
Pál Kadosa (1903-1983) en 1962. Photo : DR
Né à Léva le 6 septembre 1903, mort à Budapest le 30 mars 1983, PÁL KADOSA a étudié le piano avec
Arnold Székely et la composition avec Zoltan Kodály à l’Académie Franz Liszt de
Budapest, où il devait enseigner à son tour le piano à partir de 1945.
Considéré dès 1927 comme l’un des professeurs de piano les plus éminents de Hongrie
— il a eu parmi ses élèves des pianistes comme Andras Mihaly, Zoltan Kocsis,
Deszö Ranki —, ardent défenseur de la musique de ses contemporains, il fondait
dès 1928 l’ensemble des Musiciens Modernes Hongrois qui devait bientôt
fusionner avec l’Association pour la Nouvelle Musique hongroise. Membre de
quantité d’organismes et institutions musicaux de la Hongrie communiste, dont
il fut un personnage officiel, il a notamment appartenu au conseil
d’administration de l’éditeur Editio Musica de Budapest, il a également été
membre honoraire de l’Académie royale de musique de Londres à partir de 1967 et
membre correspondant de l’Académie allemande des Arts en 1970. Ayant abordé
tous les genres, de l’opéra aux pièces pédagogiques, en passant par dix
symphonies, quatre concertos pour piano et trois quatuors à cordes, son
catalogue compte quantité de pièces pour piano, dont quatre Sonates et deux Bagatelles. Tristia op. 36 est un recueil de trois
pièces conçu en 1948, alors que le compositeur commençait à se détacher de la
double influence de Kodaly et du néoclassicisme de Hindemith et Stravinsky,
simplifiant son langage pour tenter d’atteindre plus aisément le plus grand
nombre d’auditeurs.
Szunyogh Balázs (1954-1977). Photo : DR
BALÁZS
SZUNYOGH est l’un
des petits-fils spirituels de Bartók et Kodaly, qu’ils n’ont connu que par le
seul biais de leur création et par ce que leur en ont dit leurs pères. La
plupart d’entre eux sont par ailleurs les disciples plus ou moins directs de
György Kurtág. Né le 5 février 1954, Szunyogh et mort le 4 juillet 1999 à
Budapest, il a étudié la composition à l’Ecole de musique Béla Bartók auprès de
József Soproni, lui-même disciple de Janos Viski, qui avait été l’élève de
Kodaly, puis avec Emil Petrovics à l’Académie de musique de Budapest où il
suivit également les cours de musique de chambre de György Kurtág. Enseignant
lui-même à partir de 1977 la musique de chambre et la composition dans cette
même académie, il se trouve à la tête d’un catalogue assez varié. Première de
ses pièces publiées, composée en 1975, son mouvement pour piano Hommage
à Stravinsky remonte à ses
années d’études avec Jószef Soproni.
Ernö Dohnányi (1877-1960). Photo : DR
Moins connu
en France que ses cadets Bartók et Kodály, ERNÖ
DOHNÁNYI, ou Ernst von Dohnányi, tient une place importante dans l’histoire
de la musique hongroise, dont il fut l’un des principaux animateurs durant la
première moitié de ce siècle. Pianiste virtuose - l’un des plus grands de son
temps -, chef d’orchestre, né à Presbourg le 27 juillet 1877 (soit moins de
quatre ans avant Bartók), il se forma à l’aune de l’Académie Ferenc Liszt de
Budapest, où il eut Bartók comme condisciple, puis en 1897 à Berlin auprès
d’Eugen d’Albert, à qui il dédie son Concerto
en mi mineur pour piano et orchestre. Il aborde la carrière de soliste en
1899 à Berlin, où il enseigne le piano au Conservatoire, avant de rentrer à
Budapest en 1914, où il enseigne le piano avant d’être nommé directeur de
l’Académie Ferenc Liszt, s’occupant plus particulièrement des classes de
perfectionnement et de composition, et préside la Société philharmonique. De
1931 à 1944 il est également directeur de la musique à la Radio hongroise. En
1948, il quitte la Hongrie, séjourne brièvement en Argentine, et termine sa
carrière comme professeur à l’Université de Floride, avant de mourir à New York
en 1960.
En tant que
compositeur, Dohnanyi appartient au mouvement postromantique et se place dans
l’esthétique de Brahms, qu’il rencontra à Vienne à l’âge de 19 ans, mais ses
fonctions de chef d’orchestre lui donnent l’occasion de soutenir la jeune école
hongroise, en dépit de l’opposition des institutions de son pays, école dont il
resta personnellement éloigné, ne pouvant se résoudre à « tuer le père »
Brahms, si bien que les références hongroises sont chez lui rares et
superficielles. « Pouvoir étudier avec mon grand-père, se souvient le chef
d’orchestre Christoph von Dohnányi, fut pour moi une chance inouïe. Malgré ses
75 ans, il était magnifique de jeunesse. Pourtant, il était déjà l'un des derniers
grands témoins du XIXe siècle : il avait connu Wagner, Bruckner,
Brahms, Mahler... Ainsi ai-je pu étudier, toucher de très près classicisme et
romantisme ! Style, tradition perdurent à travers les générations : Mendelssohn
conduit à Brahms, Beethoven à Wagner. Pour saisir les nuances plus ou moins
accusées qui séparent Berlioz de Schumann, Mahler de Schubert, je pense qu'il
est utile d'avoir recueilli le témoignage d'observateurs directs, seuls à pouvoir
attester de la direction de Wagner, de Mahler ou du jeune Strauss. Le jeu
pianistique de mon grand-père était très moderne. Vous savez, le romantisme musical
est une invention du XXe siècle... »
Composées en 1916, créées par leur auteur le 12 décembre de la
même année, les Etudes de concert op. 28 sont des morceaux de virtuosité
transcendante écrites à la mesure des doigts de Dohnányi, qui exalte une
technique de poignets et d’avant-bras davantage que de doigts, à l’exception de
la cinquième, en mi majeur, dédiée à la seule vélocité digitale. La première,
en la mineur, présente un dessin d’accords tombant en cascade au-dessus d’un
thème volontaire confié à la main gauche, avec inversion des rôles dans les
mesures suivantes. La deuxième, en ré majeur, presto, est la plus intéressante des six, confrontant le staccato de doubles notes d’une main au legato de triolets de l’autre, la
quatrième au ton héroïque en si bémol majeur, poco maestoso, au lourd et piaffant motif initial, aux trémolos
compacts, aux octaves tonitruants, la sixième en fa mineur, vivace, le plus célèbre, intitulée Capriccio, où les mains se chevauchent
acrobatiquement, se divisent en accords brisés, se succèdent en martèlements
serrés.
Né à Balatonfüzfö le 11 août 1939 et mort le 14 septembre 1999, ATTILÁ BOZAY a été l’élève de Istvan
Szelényi au Conservatoire Béla Bartók et de Ferenc Farkas - lui-même disciple
de Leo Weiner et de l’Italien Ottorino Respighi et qui, outre Attilá Bozay, eut
pour élèves György Ligeti, György Kurtág, Sandor Szokolay, Emil Petrovics entre
autres - à l’Académie Ferenc Liszt de Budapest, il enseigne à son tour au
Conservatoire de Szeged en 1962 puis collabore de 1963 à 1965 à la Radio
hongroise, avant de se rendre à Paris en 1967 grâce à une bourse de l’Unesco.
Professeur de composition et d’orchestration à l’Académie Ferenc Liszt, il
s’est vu remettre en 1988 le Prix Bartók-Pasztory. Placé tout d’abord sous
l’influence d’Anton Webern et de Béla Bartók, le style Attilá Bozay est bien
trempé, régi par une écriture plus ou moins aléatoire et, malgré une influence
sérielle, il clame son indépendance de toute mouvance scolastique. Au sein
d’une production abondante, le piano tient une place centrale. Ses Bagatelles
op. 4, titre emprunté à Webern davantage qu’à Beethoven, datent de 1961.
Zsolt Durkó (1934-1997). Photo : DR
Autre disciple de Ferenc Farkas à l’Académie Franz Liszt de
Budapest, né le 10 octobre 1934 à Szeged, mort le 2 avril 1997 à Budapest, ZSOLT DURKÓ a suivi l’exemple de son
maître en se rendant à Rome pour étudier auprès de Goffredo Petrassi à
l’Académie Sainte-Cécile. Considéré avec Attilá Bozay comme l’une des figures
les plus représentatives de la troisième génération de compositeurs hongrois, son
influence aura marqué l’Académie Ferenc Liszt où il a enseigné la musique du XXe
siècle de 1972 à 1977. Attiré par la musique médiévale, il fonde principalement
son écriture sur les structures mélodiques, et s’inspire des musiques populaires
hongroises, ce qui n’empêche nullement sa musique d’apparaître relativement
austère, du moins jusque dans les années 1970 où la notion de timbre acquiert
une place de plus en plus prépondérante. Son et lumière date de 1982.
Jenö Takacs (1902-2005). Photo : DR
Pianiste,
compositeur, musicologue, pédagogue, JENÖ
TAKACS - qui n’a rien à voir avec le Quatuor à cordes éponyme lauréat du
Concours d’Evian 1977 - appartient à la génération précédente. Né le 25
septembre 1902 à Siegendorf (Cinfalva), non loin d’Eisenstadt dans la province du
Burgenland aux confins de l’Autriche et de la Hongrie, mort à Eisenstadt, Autriche, le 14 novembre 2005, Jenö Takacs a fait ses études
à Vienne où il a été l’élève de Joseph Marx et de Paul Weingartner. En 1926, il
rencontre Bartók, puis il se rend au Caire où il enseigne piano et composition
au Conservatoire jusqu’en 1937. De 1939 à 1948, de retour en Hongrie, il est
directeur du Conservatoire de Pécs, puis il se rend aux Etats-Unis, où il
enseigne piano et composition à l’Université de Cincinnati jusqu’en 1970, année
où il se réinstalle dans sa ville natale. Maître de la petite forme, Takacs a
composé pour le piano toute une somme de recueils de miniatures. Twilight
Music (Musique crépusculaire)
réunit six pièces composées en 1970-1971,
tout comme Wenn der Frosch auf Reisen geht (Quand la grenouille part en voyage), partition pédagogique de six
morceaux destinés aux débutants.
György Kurtag (né en 1926) et son épouse Martha. Photo : (c) Kurtspan
Solitaire, exigeant, GYÖRGY
KURTÁG n’a été découvert en France que tardivement, lorsque, en 1981,
Pierre Boulez inscrivit au répertoire de l’Ensemble Intercontemporain ses Messages de feu demoiselle R. V. Troussova
op. 17 pour soprano et orchestre de chambre composés en 1976-1980. Kurtág
appartient pourtant à la même génération que György Ligeti, de trois ans son
aîné. Il faut dire que, contrairement à ce dernier, Kurtág resta en Hongrie où
la majorité de ses œuvres ont été créées jusque dans les années quatre-vingts.
Né le 19 février 1926 à Lurgos, Roumanie, Kurtág a étudié le piano
avec Pal Kadosa, la musique de chambre avec Leo Weiner et la composition avec
Sandor Varess et Ferenc Farkas. En 1957-1958, il séjourne à Paris, où il
rencontre la psychologue Marianne Stein qui l’aide à prendre conscience de sa
véritable personnalité d’artiste, et travaille avec Darius Milhaud et Olivier
Messiaen auprès de qui il se familiarise avec le mouvement de l’avant-garde
occidentale. A partir de 1967, il consacre une grande partie de son temps à la
pédagogie, donnant des cours de musique de chambre à l’Académie Ferenc Liszt de
Budapest, et animant de nombreux stages, notamment à Vienne, où il a été
compositeur en résidence, situation qu’il retrouva à Paris à partir de janvier
2000 et pour deux ans à la Cité de la musique.
Au sein d’une œuvre qui se place à l’écart des grands mouvements
contemporains, sans pour autant les ignorer ni les rejeter, dont les préceptes
sont principalement fondés sur la mémoire et l’imagination, associant
paraphrases, citations et autocitations d’objets « volés » ou « trouvés »,
le piano tient une place privilégiée. Sa création pianistique compte
principalement sept volumes de pièces pour enfant. Puisé dans le cycle opus 6, Cinque Merrycate pour guitare composé en 1962 mais resté inédit, Szálkák
(Eclats) a été écrit en 1973 pour
cymbalum à la mémoire de Stefan Romascanu et dédié à Marta Fabian qui le créa
sous cette forme à Budapest le 12 avril 1975. Trois ans plus tard, Kurtág
retravaillait ce morceau pour le piano, version qu’il a dédiée à Valéria
Szervansky. L’on y retrouve le style rigoureux des premières œuvres de Kurtág,
mais la logique de ces structures sérielles fermées sur elles-mêmes, dans leur
brièveté toute aphoristique, est brisée à plusieurs reprises par un mode
d’articulation dans la ligne de Bartók. Au point culminant du recueil, au début
du quatrième morceau, Mesto, apparaît
une complainte, un rubato qui
rapproche l’écriture instrumentale de l’expression vocale.
Parmi les nombreuses pièces pour enfant de Kurtág, quatre volumes
de miniatures écrites pour piano, piano à quatre mains ou deux pianos composés
entre 1973 et 1976 ont été réunis par Kurtág sous le titre générique Játékok
(Jeux). Dans ces pièces d’une
rare concision, Kurtág a souhaité retrouver le comportement de l’enfant partant
à la découverte du clavier qu’il veut embrasser en son entier. Il s’agit aussi
d’un véritable journal intime que le compositeur présente comme un « voyage
autobiographique ». Cette somme d’une rare concision est dédiée à la mémoire
de Magda Kardos. « Croyons à l’image de la partition, écrit Kurtág
dans la préface de Jeux, laissons-la
agir sur nous. L’image graphique donne une indication pour l’organisation
temporelle des pièces les plus libres. Utilisons toutes nos connaissances et
nos souvenirs encore vivaces de la déclamation libre, du parlando-rubato de la musique populaire, du chant grégorien et de
tout ce que la pratique de la musique improvisée a créé. Et affrontons
bravement - sans craindre l’erreur - le plus difficile : créer, avec des
valeurs longues ou courtes, des proportions valides, une unité et un flux -
pour notre propre joie aussi. »
György Ligeti (1923-2006). Photo : DR
« Le
piano est mon instrument favori. Je lui voue une véritable passion », affirmait GYÖRGY LIGETI, qui engrangea pendant quinze ans des Etudes pour piano comme autant de jalons
gouvernant l’ensemble de sa création. « Si
j’étais sûr d’avoir vingt ans devant moi, je pourrais écrire quantité d’études,
assurait-il. J’ai encore des
centaines d’idées... »
Dans la création de Ligeti (né à Târnăveni, bourg de Transylvanie aujourd’hui
en Roumanie le 28 mai 1923, mort à Vienne le 12 juin 2006), comme dans celle de
Johannes Brahms, le piano n’occupe que deux grandes époques. Dans l’intervalle,
rien ou presque. Il est vrai que, pour Ligeti, ces années correspondent à
l’exil, le compositeur ayant choisi la liberté aux lendemains de la sanglante
répression du soulèvement de Budapest par les troupes soviétiques en 1956. En
raison de ses conditions de vie précaires, travaillant à Cologne puis
s’installant à Vienne, et se déplaçant volontiers à travers l’Europe, Ligeti ne
pouvait alors disposer de piano à demeure, du moins jusqu’à la fin des années
soixante. Néanmoins, une fois entré en possession d’un instrument offert par
une généreuse mécène, Ligeti attendra encore plus de quinze ans avant de dédier
à l’instrument de nouvelles partitions.
A partir de 1983, le piano s’impose définitivement dans l’œuvre de
Ligeti. Entreprises en 1985, les Etudes
sont devenues le centre de la création du compositeur. Jusqu’à sa mort, Ligeti
y est toujours revenu, « toute
sa créativité inouïe arrive à passer à travers un instrument aussi simple que
le piano », constate Pierre-Laurent Aimard, pianiste avec lequel Ligeti a travaillé
ces pages pendant plus d’une décennie. Cette « redécouverte » du
clavier, qui permet au compositeur de franchir un nouveau cap dans sa création,
correspond à quelques « coups de foudre » musicaux, notamment les
œuvres pour piano mécanique de Conlon Nancarrow, les musiques traditionnelles
d’Afrique centrale, les musiques occidentales du dernier tiers du XIVe
siècle, ainsi que différents aspects des mathématiques, plus particulièrement
la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot à laquelle l’initie Manfred Eigen en
1984. La connaissance profonde du clavier a permis à Ligeti de créer un univers
pianistique d’une richesse et d’une diversité exceptionnelles. En s’appuyant
sur une très grande virtuosité, il a pu adapter au piano des notions rythmiques
et polyphoniques jusqu’alors associées à des ensembles vocaux et instrumentaux
ou au seul piano mécanique. Quoiqu’il le nie, les Etudes constituent une sorte de laboratoire à des pages plus
développées, même s’il considère chacune de ces pièces comme une œuvre à part
entière à laquelle il tient particulièrement.
Composé en 1985, le premier
livre d’Etudes de Ligeti compte
six pièces. Chacune s’attache à une particularité d’écriture et de jeu propre
au compositeur. La première Etude,
dédiée comme les deux suivantes à Pierre Boulez, Désordre (Molto vivace, vigoroso, molto ritmico), qui se fonde sur
une polymétrie entre les deux mains avec des accentuations se décalant peu à
peu jusqu’à la dissociation totale des parties, et la sixième Automne à Varsovie (Presto cantabile, molto
ritmico e flessibile) sont des pages de très haute virtuosité, cette dernière,
qui combine la technique de l’hémiole (apparue au XVe siècle
consistant à insérer un rythme ternaire dans un rythme binaire, ce procédé a
été développé par Ligeti dans la notice publiée dans le programme de la
création du Premier Livre des Etudes pour
piano), de la musique romantique (Schumann, Chopin) avec la pensée en patterns (modèle simplifié de structure
ou « Pulsationsmetrik ») le tout ajouté à la musique africaine,
donnant ainsi l’illusion de plusieurs strates de vitesses superposées exécutées
par un unique interprète. Automne à
Varsovie compte aussi plusieurs passages combinant trois ou quatre tempi différents à la fois. Les séries
de notes accentuées ne sont plus alors seulement réparties entre les deux
mains, mais entre les doigts d’une même main. En faisant « naître la
musique de la position des dix doigts sur le clavier […] à cause des
limitations anatomiques », selon la formule du compositeur, Ligeti marche
dans les Etudes dans les traces de
Schumann, Liszt, Debussy, Bartók...
Entre les deux pièces déjà mentionnées, s’intercalent Cordes à vide (Andantino con moto, molto
tenero), Touches bloquées (Presto
possibile, sempre molto ritmico), problématique qui constituait déjà
l’essentiel de Selbstportrait pour
deux pianos composé en 1976, Fanfares
(Vivacissimo molto ritmico, con allegria e slancio), entièrement écrit sur
un ostinato, et Arc-en-ciel (Andante
molto rubato, con eleganza, with swing), dont l’écriture à quatre voix joue
sur une polymétrie (à 6/8 à la main gauche contre 3/4 à la main droite) d’où se
détache une double ligne mélodique qui se dissout finalement dans l’extrême
aigu.
Bruno Serrou
Paris, mardi 12 octobre 1999
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