Cet article consacré aux prix exorbitants
atteints par les violons du célèbre luthier de Crémone remonte à vingt ans. Il
a été publié dans le quotidien La Croix en février 1998. D’où les montants
exprimés en francs français
Le violon de Stradivarius Lady Blunt. Photo : DR
« Le Stradivarius que je
joue est le prolongement de mon âme et je n’ose envisager une séparation. »
A 25 ans, David Grimal [ndr : il a aujourd’hui 45 ans] est sans doute le
seul violoniste français de son âge à avoir un Stradivarius pour compagnon [l’ex-Roederer
de 1710]. Et s’il évoque une éventuelle rupture, c’est qu’il ne sait s’il
pourra un jour en posséder un en propre s’il venait à l’esprit de son mécène de
le lui reprendre.
Cinq violon de Stradivari conservés par le Musée de la Musique. De gauche à droite : le Davidoff et le Tua de 1708, le Longuet de 1692, le Provigny de 1716 et le Sarasate de 1724. Photo : (c) A. Giordan/Philharmonie de Paris
Car les 6,2 MF qu’a atteint le Maurien (1714) de Stradivarius le 3
février 1998 [ndr : il sera volé en 2002] aux enchères de l’Hôtel Drouot représentent
certes une somme respectable mais pas exceptionnelle. Il se trouve en effet des
Stradivarius évalués à plus de 15 MF. « Il faudrait centupler le montant
de mes cachets pour que je puisse prétendre à un tel instrument », se
désole Grimal. « Malheureusement pour les jeunes, renchérit Pierre Amoyal,
ils démarrent leur carrière à un moment où même s’ils jouent cinq concerts par
jour leur vie durant ils ne pourront jamais trouver les fonds pour se payer un
Stradivarius. » Mais il arrive encore que les musiciens cèdent leurs
instruments à leurs confrères dans des conditions privilégiées. Et outre de
riches particuliers, qui prêtent parfois leur violon toute une carrière
d’artiste, comme ce fut tel le cas pour Arthur Grumiaux, il est des entreprises
qui achètent des instruments pour les confier à de jeunes violonistes, comme LVMH
dont la fondation possède deux violons de Stradivarius, dont le Reynier ex-Hart (1727) qui appartint à Salvatore Accardo. « Le grand
violon est devenu un objet de pouvoir, regrette un jeune virtuose. Seuls les
gens très riches peuvent se l’acheter. Du coup, ils ont un certain pouvoir sur
le monde de la musique classique. »
Antonio Stradivari (1644-1737) dans son atelier. Photo : DR
Mais qu’est-ce qui fait que
musiciens et spéculateurs se disputent les créations d’Antonio Stradivari (v.1644-1737),
au point que d’innombrables faux circulent dans le monde ? Car il est en Italie
quantité de luthiers tout aussi célèbres que lui. Les dynasties Amati,
Guarneri, Ruggeri, Contreras, Montagnana, Serafino, Guadagnini, Bergonzi à
Crémone, Bertolotti, Maggini à Brescia, Testore à Milan, Linarol à Venise, et
autres Camilli à Mantoue ont fait du nord de la péninsule le centre mondial du
violon. Longtemps jugé aigre et sans charme, le violon s’y imposa puis conquit
l’Europe. Le nom de l’instrument apparaît en 1523 dans un registre de la
Trésorerie générale de Savoie, et il finit par devenir le « Roy des
instruments » en 1636. Ses premiers grands concepteurs appartiennent à la
famille bavaroise des Tieffenbrucker qui s’implanta en Italie mais dont le plus
fameux des représentants, Gaspard Tieffenbrucker (1514-1570), s’établit en 1553
à Lyon où il travailla pour le roi de France Charles IX. Mais c’est dans la
cité lombarde de Crémone, ville natale de Claudio Monteverdi, que le violon
allait connaître son âge d’or, de la fin du XVIe siècle jusqu'au
milieu du XVIIIe.
Photo : DR
Elève de Niccolò Amati (1596-1684), dont la
production est aussi prisée que la sienne, Antonio Stradivari devait produire
moins d’un millier d’instruments à cordes dont environ six cents violons.
Quatre cent cinquante ont survécu. N’ayant de cesse que de faire évoluer ses
instruments, sa production se répartit en trois périodes, des petits modèles
(1666-1690) et « longuets » (1690-1700), il arriva à un standard plus
court pour ses chefs-d’œuvre qui fixent les proportions définitives du violon
et, par le choix des bois, la qualité des vernis, le fini de la facture,
restent des modèles toujours inégalés. « Mais, même dans ses grandes
années, dit le luthier Etienne Vatelot, ses instruments sont différents. Tous
ont d’exceptionnelles qualités de projection, de timbre. Et ces chefs-d’œuvre
ne cesseront de se bonifier au cours des siècles s’ils sont joués souvent et
dans de bonnes conditions. Les grands instruments ont une subtilité que les
musiciens sentent immédiatement, car ils ont tous dans l’oreille leur idéal
sonore. »
David Grimal jouant le Stradivarius Davidoff de 1708. Photo : (c) Philharmonie de Paris
« J’ai acquis mon premier
Stradivarius en 1968, se souvient Salvatore Accardo. Je l’ai acheté à Christian
Ferras. Aujourd’hui j’ai le Reynier
ex-Hart (1727) de Zino Francescatti [ndr :
cet instrument est aujourd’hui la propriété de LVMH, qui l’a prêté à Maxime
Vengerov puis à Tedi Papavrami] et l’Oiseau
de feu (1718) d’Antoine de Saint-Exupéry. Ces instruments sont très vieux.
Ils peuvent se fatiguer. Il me faut donc en prendre soin. C’est pourquoi je les
alterne. Mais le Hart a un peu plus
de tout : son, qualité du piano,
puissance de la chanterelle, épaisseur du sol...» Reste que, quels que soient
qualité et prestige de l’instrument, le violoniste imprimera toujours sa propre
personnalité dont le violon n'est en fait que l’actif reflet.
Bruno Serrou
1) Vingt ans plus tard, les cotes
ne cessent de monter. Ainsi, en 2011, le Lady
Blunt a atteint lors d’une vente aux enchères chez Tarisio la coquette
somme de 11M€
° °
°
Entretien avec
Salvatore Accardo
Bruno
SERROU : Comment pouvez-vous expliquer que, malgré de remarquables
exceptions, le violon soit un instrument si typiquement italien ?
Salvatore ACCARDO : Je pense que c'est
tout simplement parce que c'est en Italie qu'il a acquis sa forme définitive,
sous l'impulsion d'Andrea Guarneri. A Crémone se trouve un exemplaire
extraordinaire d'A. Guarneri daté de 1660. J'ai enregistré des disques avec
tous les instruments de la collection de la ville de Crémone. Les violons
modernes sont aussi bons en Tchécoslovaquie, en France, ou en Allemagne qu'en
Italie. Quand je me trouve dans une ville, je vais le plus souvent possible
chez les luthiers. J'essaie toutes sortes d'instruments. On m'en apporte aussi
beaucoup à essayer ! (rires.) "J'ai un stradivarius", me dit-on
souvent. Et ce n'est jamais un stradivarius ! Mais s'il s'agit d'un
"strad", pour être bon, il faut qu'il soit entretenu. Il y en a
tellement d’abîmés. Mais c'est de la faute des violonistes. J'ai eu le chance
d'acquérir un violon sur lequel Zino Francescatti a joué pendant quarante-cinq
ans. Il m'est arrivé dans un état parfait. C'est à Francescatti que je le dois,
et à lui seul ! C'est lui qui a voulu que je l'achète. Il s'agit du "Hart
ex-Francescatti" de 1727.
B. S. : Comment un violoniste peut-il faire
l'acquisition d'un tel instrument ?
S. A. : C'est
impossible, même avec d'énormes cachets ! Pour ma part, je n'aimerais pas qu'un
mécène me prête un violon... J'ai commencé très jeune à acheter des violons. Le
premier était un Gagliaro, le second un Guarneri, puis ce fut un Montagnana...
J'ai acquis mon premier Stradivarius en 1968. C'était celui de Christian
Ferras, qui venait d'acheter un autre Stradivarius. Or, il lui fallait des
fonds !... Aujourd'hui, j'en possède deux. Le second est l'"Oiseau de feu
- Saint-Exupéry". L'écrivain et son frère violoncelliste étaient de réels
amateurs de lutherie et jouaient beaucoup -et fort bien !- de musique de
chambre. Antoine de Saint-Exupéry avait merveilleusement entretenu son
instrument. Lorsque je l'ai vu chez Etienne Vatelot, qui m'avait déjà appelé
quelques années plus tôt pour m'annoncer que Francescatti souhaitait me vendre
son violon, j'en suis tombé éperdument amoureux.
B. S. : Possédant désormais deux Stradivarius,
comment choisissez-vous l'instrument sur lequel vous allez jouer ?
S. A. : Il faut faire extrêmement attention à ces instruments. Ils sont très vieux. Ils peuvent être fatigués, c'est pourquoi je les fais alterner. Il y a aussi des raisons d'ordre musical. Par exemple, si je dois jouer le concerto de Brahms, je choisis le Francescatti parce qu'il a de plus grandes possibilités sonores. En fait, le Francescatti c'est un peu plus de tout : plus de sonorité, plus de qualité dans le piano, de puissance sur le mi, sur le sol... C'est dû à la forme de l'instrument, Stradivarius ayant trouvé une conformation nouvelle après 1720. De plus, Francescatti avait une sonorité exceptionnelle. Et il jouait juste !
S. A. : Il faut faire extrêmement attention à ces instruments. Ils sont très vieux. Ils peuvent être fatigués, c'est pourquoi je les fais alterner. Il y a aussi des raisons d'ordre musical. Par exemple, si je dois jouer le concerto de Brahms, je choisis le Francescatti parce qu'il a de plus grandes possibilités sonores. En fait, le Francescatti c'est un peu plus de tout : plus de sonorité, plus de qualité dans le piano, de puissance sur le mi, sur le sol... C'est dû à la forme de l'instrument, Stradivarius ayant trouvé une conformation nouvelle après 1720. De plus, Francescatti avait une sonorité exceptionnelle. Et il jouait juste !
Effectivement l'article n'est pas récent mais il soulève une préoccupation qui s'est encore accentuée. J'aimerai souligner qu'actuellement la plupart des virtuoses joue sur un instrument contemporain. En tant que luthier violon fabricant je peux témoigner de l'engouement pour la lutherie contemporaine bien présente pour assurer aux musiciens professionnels de pouvoir se doter d'instruments rivalisant avec les plus beaux anciens pour une budget accessible à la majorité.
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