mercredi 21 février 2018

Les violons de Stradivarius, main mise des milliardaires sur la musique

Cet article consacré aux prix exorbitants atteints par les violons du célèbre luthier de Crémone remonte à vingt ans. Il a été publié dans le quotidien La Croix en février 1998. D’où les montants exprimés en francs français

Le violon de Stradivarius Lady Blunt. Photo : DR

« Le Stradivarius que je joue est le prolongement de mon âme et je n’ose envisager une séparation. » A 25 ans, David Grimal [ndr : il a aujourd’hui 45 ans] est sans doute le seul violoniste français de son âge à avoir un Stradivarius pour compagnon [l’ex-Roederer de 1710]. Et s’il évoque une éventuelle rupture, c’est qu’il ne sait s’il pourra un jour en posséder un en propre s’il venait à l’esprit de son mécène de le lui reprendre.

Cinq violon de Stradivari conservés par le Musée de la Musique. De gauche à droite : le Davidoff et le Tua de 1708, le Longuet de 1692, le Provigny de 1716 et le Sarasate de 1724. Photo : (c) A. Giordan/Philharmonie de Paris

Car les 6,2 MF qu’a atteint le Maurien (1714) de Stradivarius le 3 février 1998 [ndr : il sera volé en 2002] aux enchères de l’Hôtel Drouot représentent certes une somme respectable mais pas exceptionnelle. Il se trouve en effet des Stradivarius évalués à plus de 15 MF. « Il faudrait centupler le montant de mes cachets pour que je puisse prétendre à un tel instrument », se désole Grimal. « Malheureusement pour les jeunes, renchérit Pierre Amoyal, ils démarrent leur carrière à un moment où même s’ils jouent cinq concerts par jour leur vie durant ils ne pourront jamais trouver les fonds pour se payer un Stradivarius. » Mais il arrive encore que les musiciens cèdent leurs instruments à leurs confrères dans des conditions privilégiées. Et outre de riches particuliers, qui prêtent parfois leur violon toute une carrière d’artiste, comme ce fut tel le cas pour Arthur Grumiaux, il est des entreprises qui achètent des instruments pour les confier à de jeunes violonistes, comme LVMH dont la fondation possède deux violons de Stradivarius, dont le Reynier ex-Hart (1727) qui appartint à Salvatore Accardo. « Le grand violon est devenu un objet de pouvoir, regrette un jeune virtuose. Seuls les gens très riches peuvent se l’acheter. Du coup, ils ont un certain pouvoir sur le monde de la musique classique. »

Antonio Stradivari (1644-1737) dans son atelier. Photo : DR

Mais qu’est-ce qui fait que musiciens et spéculateurs se disputent les créations d’Antonio Stradivari (v.1644-1737), au point que d’innombrables faux circulent dans le monde ? Car il est en Italie quantité de luthiers tout aussi célèbres que lui. Les dynasties Amati, Guarneri, Ruggeri, Contreras, Montagnana, Serafino, Guadagnini, Bergonzi à Crémone, Bertolotti, Maggini à Brescia, Testore à Milan, Linarol à Venise, et autres Camilli à Mantoue ont fait du nord de la péninsule le centre mondial du violon. Longtemps jugé aigre et sans charme, le violon s’y imposa puis conquit l’Europe. Le nom de l’instrument apparaît en 1523 dans un registre de la Trésorerie générale de Savoie, et il finit par devenir le « Roy des instruments » en 1636. Ses premiers grands concepteurs appartiennent à la famille bavaroise des Tieffenbrucker qui s’implanta en Italie mais dont le plus fameux des représentants, Gaspard Tieffenbrucker (1514-1570), s’établit en 1553 à Lyon où il travailla pour le roi de France Charles IX. Mais c’est dans la cité lombarde de Crémone, ville natale de Claudio Monteverdi, que le violon allait connaître son âge d’or, de la fin du XVIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe.

Photo : DR

Elève de Niccolò Amati (1596-1684), dont la production est aussi prisée que la sienne, Antonio Stradivari devait produire moins d’un millier d’instruments à cordes dont environ six cents violons. Quatre cent cinquante ont survécu. N’ayant de cesse que de faire évoluer ses instruments, sa production se répartit en trois périodes, des petits modèles (1666-1690) et « longuets » (1690-1700), il arriva à un standard plus court pour ses chefs-d’œuvre qui fixent les proportions définitives du violon et, par le choix des bois, la qualité des vernis, le fini de la facture, restent des modèles toujours inégalés. « Mais, même dans ses grandes années, dit le luthier Etienne Vatelot, ses instruments sont différents. Tous ont d’exceptionnelles qualités de projection, de timbre. Et ces chefs-d’œuvre ne cesseront de se bonifier au cours des siècles s’ils sont joués souvent et dans de bonnes conditions. Les grands instruments ont une subtilité que les musiciens sentent immédiatement, car ils ont tous dans l’oreille leur idéal sonore. »

David Grimal jouant le Stradivarius Davidoff de 1708. Photo : (c) Philharmonie de Paris

« J’ai acquis mon premier Stradivarius en 1968, se souvient Salvatore Accardo. Je l’ai acheté à Christian Ferras. Aujourd’hui j’ai le Reynier ex-Hart (1727) de Zino Francescatti [ndr : cet instrument est aujourd’hui la propriété de LVMH, qui l’a prêté à Maxime Vengerov puis à Tedi Papavrami] et l’Oiseau de feu (1718) d’Antoine de Saint-Exupéry. Ces instruments sont très vieux. Ils peuvent se fatiguer. Il me faut donc en prendre soin. C’est pourquoi je les alterne. Mais le Hart a un peu plus de tout : son, qualité du piano, puissance de la chanterelle, épaisseur du sol...» Reste que, quels que soient qualité et prestige de l’instrument, le violoniste imprimera toujours sa propre personnalité dont le violon n'est en fait que l’actif reflet.

Bruno Serrou

1) Vingt ans plus tard, les cotes ne cessent de monter. Ainsi, en 2011, le Lady Blunt a atteint lors d’une vente aux enchères chez Tarisio la coquette somme de 11M€


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Entretien avec
Salvatore Accardo

Bruno SERROU : Comment pouvez-vous expliquer que, malgré de remarquables exceptions, le violon soit un instrument si typiquement italien ?
Salvatore ACCARDO : Je pense que c'est tout simplement parce que c'est en Italie qu'il a acquis sa forme définitive, sous l'impulsion d'Andrea Guarneri. A Crémone se trouve un exemplaire extraordinaire d'A. Guarneri daté de 1660. J'ai enregistré des disques avec tous les instruments de la collection de la ville de Crémone. Les violons modernes sont aussi bons en Tchécoslovaquie, en France, ou en Allemagne qu'en Italie. Quand je me trouve dans une ville, je vais le plus souvent possible chez les luthiers. J'essaie toutes sortes d'instruments. On m'en apporte aussi beaucoup à essayer ! (rires.) "J'ai un stradivarius", me dit-on souvent. Et ce n'est jamais un stradivarius ! Mais s'il s'agit d'un "strad", pour être bon, il faut qu'il soit entretenu. Il y en a tellement d’abîmés. Mais c'est de la faute des violonistes. J'ai eu le chance d'acquérir un violon sur lequel Zino Francescatti a joué pendant quarante-cinq ans. Il m'est arrivé dans un état parfait. C'est à Francescatti que je le dois, et à lui seul ! C'est lui qui a voulu que je l'achète. Il s'agit du "Hart ex-Francescatti" de 1727.

B. S. : Comment un violoniste peut-il faire l'acquisition d'un tel instrument ?
S. A. : C'est impossible, même avec d'énormes cachets ! Pour ma part, je n'aimerais pas qu'un mécène me prête un violon... J'ai commencé très jeune à acheter des violons. Le premier était un Gagliaro, le second un Guarneri, puis ce fut un Montagnana... J'ai acquis mon premier Stradivarius en 1968. C'était celui de Christian Ferras, qui venait d'acheter un autre Stradivarius. Or, il lui fallait des fonds !... Aujourd'hui, j'en possède deux. Le second est l'"Oiseau de feu - Saint-Exupéry". L'écrivain et son frère violoncelliste étaient de réels amateurs de lutherie et jouaient beaucoup -et fort bien !- de musique de chambre. Antoine de Saint-Exupéry avait merveilleusement entretenu son instrument. Lorsque je l'ai vu chez Etienne Vatelot, qui m'avait déjà appelé quelques années plus tôt pour m'annoncer que Francescatti souhaitait me vendre son violon, j'en suis tombé éperdument amoureux.

B. S. : Possédant désormais deux Stradivarius, comment choisissez-vous l'instrument sur lequel vous allez jouer ?
S. A. : Il faut faire extrêmement attention à ces instruments. Ils sont très vieux. Ils peuvent être fatigués, c'est pourquoi je les fais alterner. Il y a aussi des raisons d'ordre musical. Par exemple, si je dois jouer le concerto de Brahms, je choisis le Francescatti parce qu'il a de plus grandes possibilités sonores. En fait, le Francescatti c'est un peu plus de tout : plus de sonorité, plus de qualité dans le piano, de puissance sur le mi, sur le sol... C'est dû à la forme de l'instrument, Stradivarius ayant trouvé une conformation nouvelle après 1720. De plus, Francescatti avait une sonorité exceptionnelle. Et il jouait juste !




1 commentaire:

  1. Effectivement l'article n'est pas récent mais il soulève une préoccupation qui s'est encore accentuée. J'aimerai souligner qu'actuellement la plupart des virtuoses joue sur un instrument contemporain. En tant que luthier violon fabricant je peux témoigner de l'engouement pour la lutherie contemporaine bien présente pour assurer aux musiciens professionnels de pouvoir se doter d'instruments rivalisant avec les plus beaux anciens pour une budget accessible à la majorité.

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