Paris.
Opéra Bastille. Mardi 29 novembre 2016
Paul Hindemith (1895-1963), Sancta Susanna. Anna Caterina Antonacci (Susanna). Photo : (c) Elisa Haberer / Opéra de Paris
L’Opéra de Paris présente depuis mardi à
Bastille un diptyque inédit réunissant deux ouvrages qui n’ont rien à voir
entre eux. Une œuvre-clef du vérisme italien, genre musico littéraire du
tournant des XIXe et XXe siècles puisant dans la vie
réelle de faits divers sanglants exaltés par la musique, Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni (1863-1945) créé en 1884 et
généralement associé à I Pagliacci de
Ruggero Leoncavallo, mais cette fois couplé au bref et troublant opéra expressionniste
allemand Sancta Susanna (1922) de
Paul Hindemith (1895-1963).
Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Elena Zaremba (Mama Lucia), Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris
Sancta
Susanna est encore fort rare en France. Pour ma part, c’est la troisième fois
que je le vois, après Montpellier, où il était associé au Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók en juillet 2009, et Lyon en mars 2012 accolé au
deuxième volet du Trittico de Giacomo
Puccini, Suor Angelica. Composé à
partir d’une pièce à scandale de l’auteur expressionniste allemand d’August
Stramm (1874-1915) (1), créé en 1921 à Berlin, l’opéra de Hindemith reflète
l’esprit provocateur de ses deux auteurs. Cet ouvrage suscite aujourd’hui
encore le scandale. Le sujet jugé blasphématoire à l’époque de sa conception a
pour axe la frustration et les fantasmes sexuels d’une moniale, Susanna, une
nuit de mai au milieu de laquelle elle entend les cris alanguis d’un couple faisant
l’amour près de la chapelle où elle priait. Exacerbant le désir et les délires
de Susanna qui assimile Jésus et Eros, n’hésitant pas à se dénuder avant de se
vautrer sur le Christ en Croix, Hindemith et Stramm signent une œuvre d’une
demi-heure d’une violence ahurissante. Il ne s’agit peut-être pas d’un
chef-d’œuvre, mais l’ouvrage n’en conserve pas moins un caractère à la fois didactique,
violent, hardi.
Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Elena Zaremba (Mama Lucia), Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris
Inspirée d’une nouvelle de
Giovanni Verga (1840-1922), chef de file du mouvement vériste, l’action de Cavalleria rusticana a pour cadre un
dimanche de Pâques et pour épicentre la place de l’église d’un village sicilien.
L’opéra s’achève sur le sacrifice d’un paysan victime de la jalousie exaltant
le sens paroxystique de l’honneur propre à la Sicile. Inséparables sur les
scènes du monde depuis plus d’un siècle, archétypes de l’opéra vériste, genre
musico littéraire du tournant des XIXe et XXe siècles
italien qui cherchait à ancrer le théâtre lyrique dans la réalité sociale, Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni
et I Pagliacci (Paillasse) de Ruggero Leoncavallo avaient fait leur entrée en
diptyque à l’Opéra de Paris en avril 2012, Cavalleria
y étant donné pour la toute première fois. Ce que donne aujourd’hui à voir et à
entendre ce même Opéra de Paris a une toute autre allure que ce qui avait été
offert voilà plus de quatre ans dans une production sans imagination de
Giancarlo Del Monaco dirigée avec brutalité par Daniel Oren. Cette fois, dans
l’ouvrage orchestré trop gros et trop gras qu’est Cavalleria rusticana, Carlo Rizzi réussit à transcender la banalité
de l’instrumentation de Mascagni.
Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Yonghoon Lee (Tariddu), Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris
La production de Cavalleria rusticana mise en scène par
Mario Martone proposée par l’Opéra de Paris a été créée à la Scala de Milan en
2011 associée à I Pagliacci, tandis
que celle de Sancta Susanna est
expressément conçue pour Bastille. « L’articulation entre les deux
ouvrages naît de ma vision de Cavalleria
rusticana », déclare Mario Martone dans une interview publiée dans le
programme de salle de l’Opéra de Paris. « Les deux œuvres présentent un
contraste fort, constate le metteur en scène italien. Alors que Cavalleria rusticana est un récit doté
d’une ligne narrative ferme, horizontale, je conçois davantage Sancta susanna comme une vision, une
expression émanant de l’intérieur. » Au plateau nu qui extrait l’œuvre de
toute tentation folklorique où l’on voit chœur d’une église symbolisé par des
rangées de chaises séparées par une allée sur lesquelles sont assis, dos au
public, les villageois qui assistent à l’office pascal. Au fond de la scène, un
autel sur lequel un prêtre dit une messe selon le rite de Pie V, tandis que Turridu,
Santuzza et Alfio s’expriment à l’avant-scène, et que, côté jardin, un immense
crucifix dominant l’autel annonce Sancta
Susanna.
Paul Hindemith (1895-1963), Sancta Susanna. Katharina Crespo (La servante), Anna Caterina Antonacci (Susanna). Photo : (c) Elisa Haberer / Opéra de Paris
A ce dénuement répond la structure beaucoup complexe de la
scénographie de Sancta Susanna
inspirée de Giotto. La cellule de la religieuse et le couloir du couvent qui y
conduit sont encastrés à mi-hauteur d’un mur blanchâtre fissuré. Lorsque la
partie inférieure s’effondre, un immense crucifix couché sur le sol et blotti contre
les fondations du couvent contre lequel une figurante nue se frotte tandis que
Klementia narre à Susanna l’histoire d’une jeune femme nue emmurée vivante pour
avoir blasphémé la figure du Christ, tandis qu’une araignée géante traverse le
plateau portant sur son dos une autre figurante dénudée. Susanna sera à son
tour emmurée après l’outrage qu’elle fera elle aussi subir à la figure du
Christ, tandis que le mur finit par exploser au moment où la religieuse arrache
son voile, son scapulaire, sa guimpe, sa toge puis son sous-vêtement avant de
s’allonger nue sur le crucifix.
Pietro Mascagni (1863-1945), Cavalleria rusticana. Elina Garanča (Santuzza). Photo : (c) Julien Benhamou / Opéra de Paris
Travaillée au cordeau, la
direction d’acteur de Mario Martone est d’une redoutable efficacité. Les deux
distributions sont tout aussi remarquables, tant du point de vue vocal que
théâtral, véritables êtres de chair et de sang d’une musicalité sans défaut. Dans
Cavalleria rusticana, Elina Garanča réalise une prise de rôle époustouflante. La mezzo-soprano
lettone campe en effet une Santuzza particulièrement poignante de sa voix
souple et rayonnante aux aigus opulents, capable de pianissimi d’une douceur et d’une fluidité éblouissante. Le timbre
sombre et fruité d’Elena Zaremba permet à la mezzo-soprano russe de camper une
Lucia d’une grande humanité, tandis que le ténor coréen Yonghoon Lee incarne
pour ses débuts à l’Opéra de Paris un Turridu peu nuancé tant sa voix s’avère
brute de décoffrage face à l’Alfio tout en nuance du baryton ukrainien Vitaly
Bilyy, tandis que la mezzo-soprano strasbourgeoise Antoinette Donnefeld magnifie
le court tôle de la mutine Lola.
Paul Hindemith (1895-1963), Sancta Susanna. Renée Morloc (Klementia), Anna Caterina Antonacci (Susanna). Photo : (c) Elisa Haberer / Opéra de Paris
Anna Caterina Antonnacci est une éblouissante
Susanna. La mezzo-soprano italienne possède un timbre de lumière, un charisme
hallucinant, un don de tragédienne incroyable, une souplesse de félin, une
présence troublante, une plastique qui lui permet de se dépoitrailler avec un
naturel et un engagement confondants. Face à elle, la contralto allemande Renée
Marloc, voix abyssale, est une Klementia effrayée par le comportement de la
jeune sœur, alors que la remarquable Sylvie-Brunet Grupposo n’apparaît que trop
brièvement en vieille nonne tant elle laisse percevoir des dispositions
enviables. Dans la fosse, le chef italien Carlo Rizzi dirige tout en nuances et
subtilité les deux partitions, laissant à la fois l’orchestre s’épanouir dans
la diversité de ses couleurs et de sa richesse sonore et ne couvrant à aucun
moment les chanteurs, quelles que soit la puissance et les colorations de
l’orchestration, les enveloppant au contraire d’une étoffe sonore d’une élasticité
et d’une carnation particulièrement flatteuses.
Bruno Serrou
1) A propos d’August Stramm, qui
était employé des postes avant de mourir à ans sur le champ de bataille en
Russie en 1915 avec le grade de commandant, le dramaturge Heiner Müller, qui
était interrogé sur le post-modernisme, avait fait cette réponse en forme de
boutade : « Le seul post-moderniste que je connaisse est August
Stramm qui était un moderniste et qui travaillait dans une poste. »
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