Genève, Grand-Théâtre, vendredi 15 mars 2013
John Lundgren (Alberich),Polina Pasztircsak (Woglinde), Stephanie Lauricella (Wellgunde), Laura Nykänen (Flosshilde)
Tandis que l’Opéra de Paris
reprend son Ring de Philippe Jordan
et Günter Krämer lancé en 2010 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/02/la-reprise-de-das-rheingold-de-philippe.html
publié sur ici le 4 février 2013) en cette année du bicentenaire de la
naissance de Richard Wagner (1813-1883), quelques semaines après que l’Opéra de
Munich ait conclu le sien, le Grand-Théâtre de Genève présente à son tour le
sien, dans une nouvelle production signée Ingo Metzmacher et Dieter Dorn, qui réalisent tout deux leur tout premier Ring
des Nibelungen, commençant naturellement par le prologue, l’Or du Rhin.
Agneta Eichenholz (Freia), Thomas Oliesmans (Donner), Christoph Strehl -Froh), Tom Fox (Wotan), Elena Zhidkova (Fricka)
Fil de la Destinée
Avant même que ce spectacle
dynamique et coloré, tant dans la fosse que sur le plateau, ne commence, et
tandis que le public s’installe, un discret diaporama de photos noir et blanc de
guerre (avions de chasse, chars d’assaut, soldats en armes, champs de ruines,
etc.) réalisé par Jana Schatz, préludent au prologue du Ring sur une scène vide qui se remplira peu à peu pour finir
encombrée d’une montagne d’accessoires. Tandis que des silhouettes de femmes circulent
tels des spectres à travers le plateau sur des rollers, notamment les Filles du
Rhin qui folâtrent dans les basses eaux du Rhin autour d’un monceau d’ordures qui
jonchent le fond du fleuve, ce qui donne à leur démarche une impression d’apesanteur
liquide, trois ombres poussent sur le plateau une grosse pelote de cordage qui réapparaît
à la fin s’évidant entre les mains de trois Nornes tissant le fil de la
Destinée…
Alfred Reiter (Fasolt), Steven Humes (Fafner), Tom Fox (Wotan), Christoph Strehl (Froh)
Ainsi, dès les cent trente
sept premières mesures du prélude de l’Or
du Rhin, il apparaît évident que Dieter Dorn a choisi d’extraire la Tétralogie de Wagner de son fatras d’arrière-plans
historico-métaphysico-politico-sociologiques, invalidant ainsi la lutte des
classes peinte par Wagner alors que le capitalisme s’imposait au profit de l’onirisme
et du conte pour grands enfants… A 77 ans, le metteur en scène allemand adapte
au vaste projet de Wagner l’esprit de la commedia
dell’arte, simplifiant propos et scénographie pour centrer l’action sur les
personnages, focalisant son attention sur la direction d’acteurs à laquelle ses
chanteurs répondent avec enthousiasme et spontanéité. Des caisses de
bois encastrés les uns dans les autres, forment un récif d’où jaillissent les ondines et autour
duquel Alberich, qui les convoite, tourne avec le vain espoir d’obtenir leurs
faveurs.
Corby Welch (Loge), Tom Fox (Wotan), Elena Zhidkova (Fricka)
Rheingold pour grands enfants
L’Allemand Dieter Dorn se détourne de la mythologie
germanique et de ses terrifiantes conséquences qui encombrent trop souvent aujourd’hui
les productions de ses compatriotes, au profit de l’Orient, faisant de Donner un
samouraï et de Froh une divinité gréco-romaine, dieux et déesses étant masqués à
leur première apparition à la façon du théâtre grec tandis que la scène
présente un haut sommet désertique plombé par le soleil au milieu duquel une
tente est le seul abri des dieux alors dans l’attente de la livraison par les
Géants des clefs du Walhalla, ce dernier étant symbolisé par un crayonné encadré
auquel Loge met symboliquement le feu tandis qu’il regarde les dieux entrer
dans leur citadelle, non pas sur l’immense voûte d’un arc-en-ciel mais en montgolfière,
tandis que Fafner tire lourdement son encombrant trésor amassé sur la cape abandonnée
par Freia.
Corby Welch (Loge), Tom Fox (Wotan), Christoph Strehl (Froh), Elena Zhidkova (Fricka), Thomas Oliesmans (Donner)
Mais Dorn sait aussi impressionner, réalisant un
troisième tableau exceptionnel. La scène du Nibelheim est en
effet magique, aussi magistrale que celle de Patrice Chéreau dans le Ring du centenaire à Bayreuth entre 1976
et 1980, avec transformations féeriques d’Alberich en serpent géant et en
crapaud dans un vaste châssis métallique noir sur deux étages pourvu de miroirs
sans teinte qui émerge du dessous de scène tandis que Wotan et Loge descendent
dans les entrailles de la terre. Néanmoins, la présence d’une l’épée - idée judicieuse
au demeurant - qui semble être Nothung figurant dans le fatras de l’orfèvrerie
d’Alberich forgée par Mime interroge sur le pourquoi de l’incapacité du nain dans
Siegfried à reconstituer le glaive de
Siegmund brisé par Wotan dans l’acte II de la
Walkyrie… Malgré le côté kitsch de la montgolfière, la dernière image séduit,
avec l’apparition de deux estrades poussées par des Nibelungen sur lesquelles
sont installées deux triplettes de harpes qui agrémentent l’or qui jonche le
sol. Ces harpes ajoutées par Wagner pour ce finale dont on ne sait généralement
que faire trouvent ici naturellement leur place.
Le Nibelheim, John Lundgren (Alberich) et les Nibelungen
Pompe et couardise
Mue par la direction d’acteur
au cordeau de Dieter Dorn, dans la scénographie idoine de Jürgen Rose, la
distribution impressionne par la théâtralité qui en émane. En Wotan, John
Fox, arrivé au dernier moment pour remplacer Thomas Johannes Mayer initialement
prévu mais remercié pour avoir accepté de chanter le même rôle au même moment à
l’Opéra de Paris malgré un contrat d’exclusivité à Genève, s’en sort avec les
honneurs, même si la voix n’a pas la couleur et la vaillance du rôle, et si son
registre grave manque d’harmoniques, il en a l’endurance et, surtout, la
présence scénique, faisant du maître des dieux un être couard, clinquant et pompeux.
Thomas Oliesmans (Donner), Elena Zhidkova (Fricka), John Lundgren (Alberich), Christoph Strehl (Froh), Tom Fox (Wotan)
Excellent comédien, Corby
Welch campe un Loge spirituel et maître du jeu, se moquant continuellement du
monde, incontrôlable et filous. Quoique légèrement ouatée, la voix est colorée,
puissante, et le timbre est dans la ligne des Erwin Wohlfahrt et autre Graham
Clark. John Lundgren est un Alberich autoritaire et solide, tandis que la
haine suinte en chacun de ses mots et au moindre de ses gestes. Thomas
Oliemans (Donner) et Christoph Strehl (Froh) sont des dieux falots, plutôt hâbleurs,
craintifs et inutilement belliqueux. Les voix sont solides, bien que le timbre
du ténor ne soit pas des plus agréables. Andreas Conrad fait de Mime un poltron
sans envergure qui ne pourra que devenir le personnage tortueux et félon qu’il
sera dans Siegfried. Alfred Reiter déçoit
en Fasolt, tandis que Steven Humes excelle en Fafner.
Thomas Oliesmans (Donner), John Lundgren (Alberich), Elena Zhidkova
Distribution féminine sans faille
Côté femmes, Elena Ehidkova
est une Fricka roide et hautaine, d’où il n’émane aucune tentation d’humanité
ni volonté d’apaisement, puisqu’elle attise au contraire continuellement les tensions,
mue par une rigidité qui ne peut que conduire inexorablement les dieux à leur
perte. Maltraitée par tous les protagonistes, dieux et géant la considérant
comme une marchandise, constamment ballotée entre ces deux entités ennemies,
cause de tous les soucis qui vont découler tout au long du Ring, Freia est sous les traits d’Agneta Eichenholz un personnage touchant,
perdu mais nullement fataliste, essayant au contraire, dans la mesure de sa
fragilité, de se débattre pour échapper au sort qui lui est promis. La voix est
juvénile et sans faille. Dans le court rôle d'Erda, Maria Radner impose son
timbre chaud couleur bronze, mais la voix bouge un peu. Enfin, Polina
Pasztircsak (Woglinde), Stéphanie Lauricella (Wellgunde) et Laura Nykänen
(Flosshilde) forment un trio de sirènes fort séduisant et charmeur, déluré et
joueur, l’alliage de leur chant s’avérant très homogène.
Finale de Das Rheingold
Direction alerte et onirique
Dans la fosse, pour son premier Ring, Ingo
Metzmacher dirige avec un dynamisme, un sens de la narration qui magnifient la
dimension épique de l’œuvre, en parfaite synergie avec la mise en scène, magnant
d’une baguette précise et alerte l’humour et la dérision autant que l’onirisme
et l’humanité sous-jacente de ce prologue à l’Anneau
du Nibelung qui a le tour d’une bande dessinée. L'Orchestre de la Suisse
romande possède un côté rêche qui n’est pas sans séduction dans ces pages, mais
il s’avère en justesse et en assurance fort digne et à la hauteur de son
enviable réputation, encore marqué par son ex-patron Marek Janowski (2005-2012),
qui connaît son Wagner sur le bout des doigts...
Bruno Serrou
Photos : (c) GTG Carole Parodi / Grand Théâtre de Genève
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