samedi 30 mars 2013

Les fascinantes musiques khmères du Ballet royal du Cambodge conquièrent la Principauté de Monaco



Monaco, Printemps des Arts de Monaco, Hôtel de Paris, Salle Empire, vendredi 29 mars 2013

Ensemble musical du Ballet royal du Cambodge. Photo : (c) 2013 - Alain Hanel - Photographies

« Les gens qui n’ont jamais voyagé sont plus intolérants que les autres, constate Marc Monnet. Or, la culture, qui est précisément de susciter l’ouverture sur le monde et ses différences, et de faire éclater les ghettos, engage indubitablement à la tolérance et à la création, et, de là, à la musique contemporaine. » Cette ouverture, Marc Monnet, lui-même l’un des compositeurs les plus créatifs et originaux de sa génération, l’a imposée sitôt son arrivée à la direction du Printemps des Arts de Monaco voilà dix ans. Pour l’édition 2013, il a invité deux nations aux racines aussi distinctes que lointaines, la République Démocratique du Congo, ex Congo-belge, et le Cambodge, mettant ce dernier pays en résonance avec le Hongrois Béla Bartók. 

Paysage champêtre cambodgien. Photo : DR

Depuis trois jours, la principauté monégasque est placée sous les couleurs cambodgiennes. Jusques et y compris l’hôtel où la délégation khmère est logée est empli des parfums de ces terres qui furent colonie française jusqu’au 9 novembre 1953. Successeur de l’Empire khmer hindou et bouddhiste qui s’étendait sur la quasi-totalité de la péninsule indochinoise entre les XIe et XIVe siècles, le Cambodge se situe aux confins de la Thaïlande, du Laos et du Viêt Nam. Si les Cambodgiens portent aussi le nom de Khmers c’est en référence à l’une de ses ethnies. La majorité des Cambodgiens sont de religion bouddhiste theravāda, mais le pays compte également une petite communauté musulmane, une autre chrétienne, et un certain nombre de tribus isolées dans les montagnes aux rites spécifiques. 

 Le palais royal de Phnom Penh. Photo : DR

Présidée par S.A.R. la Princesse Norodom Buppha Devi, également chorégraphe et directrice du Ballet royal du Cambodge, sœur de Norodom Sihamoni, ancien danseur et successeur de son père Norodom Sihanouk à la tête du royaume, la délégation cambodgienne n’a guère le temps de folâtrer dans Monaco, tant ses membres travaillent en amont de leurs deux spectacles en quatre jours. Mais ils n’ont pas de regrets à avoir, le temps étant désespérément à la pluie. Une pluie fine qui traverse les vêtements et humidifie les corps jusqu’à la moelle de ceux qui persistent à rester dehors, même sous un parapluie. Sous l’autorité de la princesse, la culture cambodgienne ressuscite rapidement de ses cendres que l’on a crues pourtant éteintes à jamais. En effet, de 1973 jusqu’au début des années 1990, de guerre civile en invasion vietnamienne, le Cambodge a été ruiné et divisé au gré des combats. Du transfert des intellectuels à la campagne, leur élimination progressive et excessivement violente qui a fait plus d’un million de morts, à la malnutrition qui a fait des ravages et les épidémies qui ont causé la mort de milliers de personnes alors que le pays ne disposait plus ni d’alimentation, ni de médicaments, la nation cambodgienne a été transformée en martyr. Au milieu des ruines, et bien que les bourreaux aient pu échapper les uns après les autres à la justice, la culture, qui fut la première victime du régime Khmer Rouge parce qu’elle cimente les peuples et en fait sa richesse intrinsèque, a réussi à survivre en se maintenant en état de léthargie grâce à la résistance de ses acteurs les plus déterminés qui, ayant réussi par miracle à se soustraire à l’élimination systématique de leurs semblables, ont su sauvegarder dans leur mémoire des traditions multiséculaires, souvent orales en matière musicale, chorégraphique, poétique et théâtrale. 

Les chanteurs Ek Sidé, Chan Chak Rikya et Meng Bunly. Photo : (c) 2013 - Alain Hanel - Photographies

Les onze musiciens (quatre chanteurs, sept instrumentistes) du Ballet royal du Cambodge ont donné hier dans les salons de l’un des plus luxueux hôtels de la principauté monégasque un merveilleux instantané des musiques khmères issues de quatre traditions : mahori, née à l’ombre du palais royal qui, jouée à la tombée de la nuit, chante la séparation des amants, l’amour incompris, la nostalgie du pays ; Chamrieg Pror Chea Prey, chansons paysannes célébrant la nature ; Ayai, art poétique rural chanté par un barde s’accompagnant du luth Chapei Dong Veng ; Pinpeat, musique des cérémonies religieuses qui accompagne également les danses sacrées et le théâtre dansé de cour, particulièrement le Ballet royal. 

Robe de mariée cambodgienne (détail). Photo : DR

Allant de la musique la plus simple à la plus alambiquée, le concert d’hier soir a révélé un art musical d’une puissante expressivité, singulièrement vivante et colorée, fort contrastée, tant du point de vue rythmique que mélodique. Loin du statisme indien et de la répétitivité des traditions musulmanes, la musique cambodgienne fascine par sa diversité et sa science des contrastes, même dans la plus simple de ses expressions. Les musiciens du Ballet royal du Cambodge jouent ce répertoire avec une facilité époustouflante qui cache en vérité un long et âpre travail en amont, chacun jouant sa partie avec un sens aigu de l’écoute de l’autre. Les instruments sont tous plus beaux les uns que les autres, du plus élémentaire (une calebasse à une corde jouée avec un archet, des tambours et une paire de cloches tibétaines) au plus élaboré (les xylophones au sol et un instrument à trois cordes à la caisse de résonance en forme de gondole), tandis que les voix des trois chanteurs (deux hommes, une femme, cette dernière d’une beauté confondante) colorent leurs voix tels des instruments, ajoutant ainsi à l’orchestre de chambre en harmonies et en timbres. La musique de mariage a été l’occasion d’une reconstitution de cérémonie nuptiale traditionnelle agrémentée de superbes costumes… 

le chanteur d'Ayai, Pich Chakriya. Photo : (c) 2013 - Alain Hanel - Photographies

Mais le moment le plus saisissant de la soirée a été la vibrante prestation d’un barde aveugle jouant de son luth des chansons Ayai, la première ayant la forme d’une offrande remerciant la famille princière monégasque, notamment la Princesse Caroline de Hanovre, pour son accueil, et la famille royale cambodgienne, plus particulièrement la Princesse Norodom Buppha Devi, pour avoir aidé à la sauvegarde des traditions musicales du Cambodge, tandis que la dernière chanson était une berceuse contant la grossesse d’une femme, son accouchement et les premiers jours de son enfant, tandis que le père, « déjà surchargé par son travail pour gagner le pain quotidien, est obligé en plus d’assurer le ménage et le confort de son épouse et de leur progéniture ». Ce barde, qui a pour nom Pich Chakriya, sa voix et son accompagnement instrumental au luth évoquent le blues, la guitare et le timbre inouï du merveilleux Big Bill Broonzy (1898-1958), dont il a le ton déclamatoire, la voix forte, claire et incroyablement prenante. Cet extraordinaire chanteur a tous les atouts pour une éblouissante carrière en Occident.

Bruno Serrou

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