Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 3 avril 2024
Concert sortant de l’ordinaire que celui proposé cette
semaine par l’Orchestre de Paris, qui, dirigé par l’un de ses ex-directeurs
musicaux, Christoph Eschenbach, retouvait sa salle après trois semaines de tournée aux Etats-Unis, dans un programme réunissant le méconnu Double Concerto pour clarinette et
alto de Max Bruch, et l’orchestration d’Arnold
Schönberg du Quatuor pour piano et cordes n° 1 de Johannes Brahms, judicieusement
interprétée comme s’il s’était agi de la Symphonie n° 5 du maître de Hambourg. L’originalité de ce programme fait d’autant
plus regretter qu’une partie du public se soit sentie peu concernée par le concert,
ne cessant de jouer et d’échanger des messages avec des smartphones, malgré les
rappels à l’ordre du personnel de la Philharmonie.
Ce sont donc
deux œuvres rares que l’Orchestre de Paris a réunies cette semaine de deux
(voire trois) compositeurs allemands nés dans les années 130 parmi les plus
courus des salles de concerts. Max Bruch (1838-1920) et Johannes Brahms
(1833-1897), le second dans une partition chambriste orchestrée par un Viennois
ayant vécu et travaillé à Berlin, Arnold Schönberg (1874-1951). C’est avec le Concerto pour clarinette, alto et orchestre
en mi mineur op. 88 que s’est ouvert le concert. Célèbre pour deux œuvres,
le Concerto pour violon et orchestre n° 1
op. 26 (1865-1867) (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/04/le-belgian-national-orchestra.html),
la Fantaisie écossaise pour violon, orchestre
et harpe op. 46 (1879-1880) et le célèbre Kol Nidrei pour violoncelle et orchestre op. 47 (1880-1881), Max
Bruch est en fait un compositeur prolifique, ces deux œuvres étant autant d’arbres
cachant une forêt. Le Double Concerto en
mi mineur op. 88 a été composé en 1911 et créé le 5 mars de l’année
suivante dans la base navale de Wilhelmshaven puis le 3 décembre 1913 au
Conservatoire de Berlin par le fils du compositeur, le clarinettiste Max Felix Bruch,
et l’altiste Willy Hess. Il s’agit d’une œuvre de la maturité de Bruch, alors
âgé de 73 ans, qui s’inscrit dans la tradition baroque du concerto pour plusieurs
instruments, tandis qu’en ces années-là la musique creusait des voies
nouvelles, entre deux pôles, Schönberg et son école d’une part et Stravinski de
l’autre. Tant et si bien que ce concerto ne sera dévoilé au public qu’en 1942,
soit plus de vingt ans après la mort de l’auteur. Ecrit pour un orchestre de deux
flûtes, deux hautbois, un cor anglais, deux clarinettes, deux bassons, quatre
cors, deux trompettes, timbales et les cordes, s’ouvrant par un Andante con moto suivi de deux Allegro, le premier marqué Moderato, le second Molto, l’œuvre, qui va s’accélérant de mouvement en mouvement, les
deux premiers ayant caractère introspectif qui rappelle les pages pour
clarinette de Brahms, a des couleurs bien spécifiques avec ses deux instruments
solistes aux sonorités typiques et bien caractérisées, l’un brillant, ardent,
chaleureux, l’autre feutré, sombre, d’une douceur exquise. Jouant en parfaite
connivence, suscitant un plaisir autant à écouter qu’à regarder jouer, Pascal
Moraguès, première clarinette solo de l’Orchestre de Paris, et son confrère
David Gaillard, premier alto solo, ont donné de cette œuvre une interprétation
lumineuse et vivifiante, dans un dialogue enrichi des harmonies délicates et
tendres de l’orchestre dont ils sont membres, tandis que Christoph Eschenbach
semblait se régaler de cette joute aux élans délicats.
Œuvre de Brahms de trois quarts d’heure, le Quatuor pour piano et cordes en sol mineur op. 25, commencé en 1856 et achevé en 1861 en même temps que le Quatuor op. 26 pour la même formation, sera orchestré soixante-quinze ans plus tard par Schönberg, entre mai et septembre 1937. Composée à Hamm, ville voisine de Hambourg, le quatuor a été créé le 16 novembre 1861 à Hambourg avec Clara Schumann au piano. L’année suivante, Brahms inscrivait cette œuvre au programme de son premier concert public viennois comme pianiste, en compagnie de trois des membres du Quatuor Hellmesberger. Onze ans plus tard, constatant combien la partition avait de résonance auprès du public et des musiciens, particulièrement par le biais de l’éblouissant finale Rondo alla zingarese, Brahms en réalisa une version pour piano à quatre mains. Œuvre au lyrisme opulent et au matériau thématique foisonnant, le Quatuor op. 25 est empli d’énergie, y compris l’Andante con moto, en dépit de la sérénité de sa première partie mais qui, avec son tempo allant croissant, se conclut dans une atmosphère fantasque pour déboucher sur le finale aux élans proprement jubilatoires.
Schönberg vouait une admiration sans borne pour Johannes Brahms, comme il l’a notamment relevé dans une série de conférences Brahms the Progressive (Brahms le Progressiste) prononcées entre 1934 et 1947 qu’il réunira dans un livre publié en 1948. Il y qualifie son aîné de protagoniste d’une esthétique tournée vers l’avenir qui, malgré son attrait pour le classicisme et le premier romantisme, a ouvert la voie à la « variation continue » développée par la musique nouvelle. « Le but de cet essai, y précise-t-il, est de prouver que Brahms, le classique, l’académicien, était un grand novateur dans le domaine du langage musical et qu’en vérité il était un grand progressiste ». A l’époque de la rédaction de ces lignes, il s’agissait pour Schönberg d’une thèse d’essence provocatrice puisqu’à cette époque-là Brahms était considéré comme un classique et un ’’conservateur’’ traditionnaliste. Schönberg a étayé sa démonstration en rappelant que Brahms a spontanément accepté la proposition du chef allemand exilé comme lui en Californie depuis 1934, Otto Klemperer, d’orchestrer le Quatuor en 1937. Klemperer en dirigera la création à la tête du Los Angeles Philharmonic Orchestra le 7 mai 1938, tandis que le chorégraphe George Balanchine en tirera un ballet pour sa compagnie du New York City Ballet intitulé Brahms-Schoenberg Quartet qui sera créé au New York State Theater le 21 avril 1966. Peu après la première, Schönberg confia ses motivations dans une lettre adressée au critique musical du San Francisco Chronicle en ces termes : « Mes raisons : 1. J’aime l’œuvre. 2. Elle est rarement jouée. 3. Elle est toujours très mal jouée, car plus le pianiste est bon, plus il joue fort, et on n’entend rien aux cordes. Je voulais réussir une fois à tout entendre, et j’y suis parvenu. / Mes intentions : 1. Rester strictement dans le style de Brahms et ne pas aller plus loin qu’il ne serait lui-même allé s’il vivait encore. 2. Observer strictement toutes les règles que Brahms observait. » Tout en respectant les intentions de Brahms, au point de qualifier lui-même son arrangement de Cinquième Symphonie de Brahms, Schönberg met en jeu un orchestre un peu plus fourni que l’aurait fait son modèle, convoquant trois flûtes (la troisième jouant aussi le piccolo), trois hautbois (le troisième aussi cor anglais), deux clarinettes (la deuxième aussi clarinette basse), petite clarinette, deux bassons, contrebasson, quatre cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, trois percussionnistes et cordes (16-14-12-10). Dirigé avec souplesse par Christoph Eschenbach, qui semblait vouloir laisser les musiciens chanter librement, l’Orchestre de Paris a donné de cette œuvre orchestrée avec un respect infini par Schönberg un tour proprement brahmsien, les longues phrases typiques du compositeur hambourgeois respirant large et flexible, dans le souffle, avec des harmonies amples et sombres, résonant comme si le son émergeait de timbales, ce qui fait la particularité de la création brahmsienne.
Bruno Serrou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire