Paris. Opéra de Paris Garnier. Mercredi 10 avril 2024
Trois semaines après la tragédie
biblique David et Jonathas de
Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) au Théâtre des Champs-Elysées (voir :
http://brunoserrou.blogspot.com/2024/03/les-somptueuses-ombres-portees-de-david.html),
l’Opéra de Paris présente une nouvelle production de son unique tragédie
lyrique, Médée, après trois cents ans d'absence à son affiche.
Première représentation le 10
avril (1) d’une production de Médée
de Marc-Antoine Charpentier née à Londres en 2013 faisant sa première apparition
à l’Opéra de Paris Garnier avivée au cordeau par William Christie et ses Arts
florissants, avec une excellente distribution menée par une impressionnante Lea
Desandre, Médée féline et intense, un Jason puissant de Reinoud Van Mechelen,
et un Laurent Naouri en grande forme. La partition de Marc-Antoine Charpentier
est passionnante, la musique est continue, avec des recitativo cantando
variés et coulant avec naturel, des ensembles (duos, trios, etc.) et des chœurs
d’une grande maîtrise, mais elle est hélas plombée par un excès de ballets, très longs et
fastidieux, obéissant ainsi à la règle du genre établie par le grand rival du
compositeur francilien, Jean-Baptiste Lully mort six ans avant la création de Médée. La belle mise en scène de David
McVicar situe l’action dans un château anglais du XVIIe siècle transformé en QG inter armes des troupes Alliées de la Seconde Guerre mondiale.
Chanté par Ovide, Euripide, Sénèque dans l’Antiquité gréco-romaine, puis par Jean-Bastier de La Péruse, Pierre et Thomas Corneille, Franz Grillparzer, Catulle Mendès, Jean Anouilh, Heiner Müller ou Christa Wolf, mais aussi par peintres, chorégraphes, cinéastes, le mythe de Médée est l’un des plus significatifs de la tradition occidentale. Sorcière infanticide et régicide, la princesse de Colchide épouse de Jason l’Argonaute est à la source de ce que la psychanalyse freudienne dénomme le complexe de Médée qui décrit la femme abandonnée par son mari réduisant leurs enfants à des objets de vengeance dans le désir inconscient de castrer le père en lui arrachant le sujet de son désir, motif de sa fierté.
Des nombreux opéras qu’a inspirés ce mythe venu de la Grèce antique jusqu’à nos jours (de Jean-François Salomon en 1713 jusqu’à Pascal Dusapin en 1992 et Michèle Reverdy en 2003), la Médée de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) créée en 1693 Académie royale de Musique est l’un des tout premiers. C’est cette tragédie lyrique en cinq actes que l’Opéra de Paris a confiée à William Christie et à ses Arts florissants, ensemble qui tire son nom de l’idylle éponyme de l’auteur de Médée, dans une mise en scène d’une grande élégance de David McVicar certes actualisée mais d’une impressionnante efficacité au service de ce personnage au caractère singulièrement sanguin. Le livret de Thomas Corneille (1625-1709), frère du dramaturge Pierre Corneille, réduit efficacement l’action : la princesse de Colchide, pour se venger de la trahison de son mari Jason, prince de Thessalie, ensorcelle ses adversaires, offre une robe empoisonnée à sa rivale, Créuse, fille de Créon roi de Corinthe qui lui a donné l’asile mais qu’elle voue à la folie, tue ses propres enfants pour jouir de l’incommensurable détresse de son infidèle époux. Jugée plus italienne que française d’inspiration, cette partition déplut au public parisien au point de ne tenir qu’une dizaine de représentations entre décembre 1693 et mars 1694, et une seule reprise à Lille en 1700, et il faudra attendre 1984, année de la parution de la première discographique de l’œuvre par les Arts florissants et William Christie pour que la partition soit retrouve la scène à l’Opéra de Lyon, dirigée par Michel Corboz et mise en scène par Robert Wilson, production présentée à Paris dans la foulée au Festival d’Automne. Pour ma part, je me souviens d’une exécution concertante le 15 novembre 1989 au Théâtre du Chatelet où je travaillais alors par William Christie et Les Arts florissants, avec Brigitte Bellamy en Médée) et Howard Crook en Jason.
Douze ans après la proposition ratée présentée au Théâtre des Champs-Elysées par Pierre Audi dans une scénographie hideuse de Jonathan Meese, avec le Concert d’Astrée et Emmanuelle Haïm, ainsi que les décevants Michèle Losier (Médée) et Anders Dahlin (Jason), l’Opéra de Paris présente une Médée de haut vol. Il ne s’agit cependant pas d’une nouveauté, si ce n’est intra-muros, mais d’une reprise de la réalisation de David McVicar créée le 15 janvier 2013 à Londres, English National Opera, reprise en 2019 par le Grand Théâtre de Genève. Le metteur en scène écossais situe l’action au Royaume-Uni à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les murs d’un château du XVIIe siècle qui pourrait tout aussi bien être celui de Versailles, dont les salons sont fréquentés par les hauts gradés des forces Alliées peu avant les négociations de paix. Remarquablement éclairée par la Britannique Paule Constable, la scénographie de l’Ecossaise Bunny Christie est d’une exceptionnelle élégance, autant le décor, grandiose, que les costumes (uniformes interarmes, habits, robes) superbement taillés. La chorégraphie de la Britannique Lynne Page reprise pour l’occasion par Gemma Payne, a beau ne pas être invasive, respectant une certaine distanciation, les ballets qui traînent en longueur malgré la musique flamboyante de Charpentier, réfrènent à l’excès la narration et l’évolution de la tragédie, même si l’on sait que le genre « tragédie lyrique » à la française rende l’exercice obligatoire. La direction d’acteur de David McVicar est d’une rigueur, d’une dynamique et d’une efficacité plus que théâtrale, quasi cinématographique, et l’on est ébloui par la performance réalisée par la titulaire du rôle-titre, d’une souplesse, d’une présence, d’une énergique confondante, qui rejaillit sur l’ensemble de l’équipe de chanteurs qui l’entoure, tous servant à la perfection les beaux ensembles, du duo aux chœurs, ménagés par le compositeur. Les dix-neuf chanteurs réunis pour les vingt-six rôles requis par la partition sont dans vaillamment tenus. La mezzo-soprano franco-italienne Lea Desandre est un vrai fauve, vive, rageuse, bouillonnante, voix ardente et féline ce qui lui permet de camper une magicienne Médée terrifiante de violence. La voix est souple, solaire, à l’instar de celle de la soprano Ana Vieira Leite, Créuse (et premier fantôme) idéale au timbre rayonnant et sensuel, Laurent Naouri campe un impressionnant généralissime Créon qui finit torse-nu et en slip, le baryton-basse canadien Gordon Bintner, malgré son accent anglais, impressionne en officier de l'armée de l'air Oronte, le ténor belge Reinoud Van Mechelen est un commandant de marine Jason aussi puissant que séduisant, la soprano française Elodie Fonnard une confidente Cléone éperdue. Emmanuelle De Negri (Nérine, également coach linguistique de la production) éblouit par sa diction idéale, Lisandro Abadie (Arcas), Julie Roset (l’Amour, première captive) aux aigus ensorcelants complètent remarquablement une distribution qui ne souffre d’aucune faiblesse, jusqu’au rôle le plus court.
Le chœur, sur le plateau, et l’orchestre, dans la fosse, Les Arts florissants excellent dans cette œuvre qu’ils connaissent à la perfection, d’autant plus sous la direction précise, élégante et enthousiasmante de leur fondateur, William Christie, qui fêtera ses 80 ans le 19 décembre prochain et qui les a dédiés à la défense et à l’illustration de la musique du compositeur francilien, Marc-Antoine Charpentier, en leur donnant le nom de l’un de ses ouvrages lyriques en huit parties vocales et quatre instrumentales composé en 1685-1686 pour la duchesse de Guise Marie de Lorraine et avec qui il a gravé voilà tout juste quarante ans le premier enregistrement mondial de Médée…
Bruno Serrou
1) Jusqu’au 11 mai 2024
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