Bruxelles (Belgique). Bozar. Salle Henry Le Bœuf. Vendredi 29 mars 2024
Concert festif le soir du Vendredi de la Semaine sainte à Bruxelles, dans
la grande salle Henry Le Bœuf du Bozar devant une salle débordant de mélomanes
de tous âges venus assister à la prestation de l’un de ses violonistes favoris,
Sergey Khachatryan aujourd’hui âgé de 38 ans, vainqueur en 2005 du prestigieux
Concours Reine Elisabeth de Belgique, dont l’édition 2024 est de nouveau
consacrée au violon (1)
Plus de deux mille spectateurs se
sont bousculés dans une salle Henry Le Bœuf à l’acoustique d’une rare plénitude,
sonnant comme un violoncelle, émettant un son précis, coloré, résonant d’une
réverbération rapide valorisant les instruments jusqu’aux pianissimi quasi inaudibles, au point que si le chef n’y prend pas
garde, les fortissimi émergent si
droit et si franchement que le stade de la saturation auriculaire est
rapidement atteint, surtout du côté des cuivres avec les instruments à percussion derrière, jouxtant
le mur du fond…
Le concert s’est ouvert avec une partition de vingt-cinq minutes de Sofia Gubaïdulina. Aujourd’hui âgée de 92 ans, cette disciple de Dimitri Chostakovitch est plus productive que jamais. Née le 24 octobre 1931 à Tschistopol (Tatarstan), résidant dans les environs de Hambourg depuis 1992, la compositrice russe avait été l’invitée voilà trente ans du Festival Présences de Radio France. « Dimitri Chostakovitch et Anton Webern sont les deux compositeurs qui ont eu la plus grande influence sur mon travail, reconnaissait-elle à l’époque. Bien que ma musique n’en laisse rien paraître, ces deux compositeurs m’ont enseigné la leçon la plus importante de toutes : être moi-même. » Enfant, elle fait ses études de piano et de composition au Conservatoire de Kazan. Etudes qu’elle poursuivra au Conservatoire de Moscou avec Nikolaï Peïko puis avec Vissarion Chébaline de 1954 à 1959, tout en étant l’assistante de Dimitri Chostakovitch. En 1975, elle fonde, en compagnie de ses confrères Viatcheslav Artiomov et Viktor Sousline, l’Ensemble Astreya qui improvise sur des instruments en provenance de divers nations de l’Union soviétique, Russie, Caucase, Asie centrale et extrême Orient. Les sons et les timbres inexplorés de ces instruments souvent rituels, ainsi que les techniques expérimentales sur le temps musical, ont profondément influencé son style. Quoique formée dans un milieu russe, l’influence dans sa musique de ses origines tatares est prégnante, bien qu’elle y intègre les techniques contemporaines d’écriture issues de l’avant-garde européenne et américaine. Il émane néanmoins une forte personnalité. Le trait le plus frappant de sa création est l’absence quasi totale de musique dite absolue ou pure. La plupart de ses pièces ont une dimension extra-musicale, poétique - soit mis en musique, soit sous-jacent -, un rituel, une action instrumentale. Plusieurs de ses œuvres attestent de son intérêt pour la mystique et le symbolisme chrétiens ainsi que pour les philosophies orientales. Ses goûts littéraires sont vastes, comme en témoignent ses mises en musique de poésies venues de l’Egypte antique et de textes persans, ainsi que de poèmes lyriques contemporains comme ceux de Marina Tsvetayeva avec qui elle partage une profonde affinité spirituelle.
L’œuvre de Sofia Gubaïdulina proposée vendredi date de 2005. Composée à Hambourg, elle est le fruit d’une commande de la phalange pennsylvanienne Philadelphia Orchestra. Son titre, Das Gastmahl während der Pest (Le banquet pendant la peste), est tiré de la nouvelle éponyme d’Alexandre Pouchkine (1799-1837) qui dépeint une fête au cœur d’une cité infestée par la peste. Dans cette œuvre, qui s’ouvre par d’amples et puissants appels de cuivres qui se présentent comme un début de joute de chevalerie médiévale, la compositrice tatare élargit le propos pouchkinien qu’elle transpose dans le monde contemporain, ce qui lui permet d’évoquer aléas et désagréments de la vie moderne, de sa décadence, soulignant le tragique et les terreurs qui menacent le monde auxquels l’humanité tente d’échapper en s’étourdissant pour perdre conscience en faisant la fête. Ainsi est-ce un véritable poème symphonique que Gubaïdulina a composé ici, et l’on y retrouve beaucoup de son maître Dimitri Chostakovitch (1906-1975), notamment dans le traitement des cordes et du matériau thématique qui leur est confié, tandis que cuivres et instruments à percussion sont infiniment plus agressifs, et que proviennent de haut-parleurs des sonorités sombres de batterie et de basse luttant contre l’orchestre. L’écriture puissante de Gubaïdulina tend dans cette œuvre aussi exaltante qu’exultant à saturer l’espace et il revient au chef de contrôler au mieux les explosions telluriques de l’orchestre afin de ne pas saturer l’espace et les oreilles non seulement des auditeurs mais aussi des musiciens eux-mêmes, y compris ceux qui font le plus de bruit. Le Belgian National Orchestra, connu en France sous le nom d’Orchestre National de Belgique, dont le directeur musical est depuis 2021 le brillant chef hollandais Antony Hermus, invité régulier de l'Orchestre Philharmonique de Radio France. Créée en 1936, deux ans après l’Orchestre National de France, cette phalange a pour résidence depuis sa fondation le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar depuis 2002) où il se produit dans la belle Salle Henry Le Bœuf dotée de deux mille places. L’immense Erich Kleiber, démissionnaire de l’Opéra et de la Staatskapelle de Dresde victime de la chasse aux sorcières lancée par les nazis, en a été le premier directeur musical de 1936 à 1939. Il faut attendre 1955 pour retrouver un directeur musical à sa tête, parmi lesquels André Cluytens (1958-1967), Michael Gielen (1969-1971), André Vandernoot (1975-1983), Iouri Simonov (1994-2002), Mikko Franck (2002-2007) et Walter Weller (2007-2012).
Dirigée de façon tonitruante et explosive par Michael Schønwandt, dont le contrat de directeur musical de l’Orchestre National de Montpellier touche à sa fin, et qui connaît bien la Salle Henry Le Bœuf et l’ONB/BNO dont il est chef associé depuis septembre 2021, l’interprétation aura sacrifié l’œuvre sans doute excessivement puissante sous sa baguette de Sofia Gubaïdulina, en la rendant en maints endroits carrément inaudible tant l’orchestre hurlait, ce qui aura valu à l’œuvre d’injustes huées du public.
Les mêmes défauts ont amenuisé le plaisir de l’écoute dans neuf extraits sélectionnés parmi les pages les plus fameuses des trois Suites symphoniques (1936-1946) du ballet Roméo et Juliette de Serge Prokofiev qui concluaient le programme dans lesquelles le chef danois s’est laissé emporter par les flamboiements de la musique de ballet que le compositeur russe a conçue en 1934 à la suite d’une commande du Théâtre Kirov (aujourd’hui Théâtre Mariinski) de Leningrad/Saint-Pétersbourg, mais qui ne sera créé qu’en 1938 à Brno en Moravie, pour n’entrer au répertoire du Kirov que deux plus tard.
Mêmes problèmes mais en moins intrusifs grâce à la présence d’un magnifique soliste dans le Concerto de Max Bruch (1838-1920), le magicien du son Sergey Khachatryan exaltant remarquablement des timbres charnus, ronds, feutrés, épanouis. Il faut dire que l’ONB connaît depuis longtemps le violoniste arménien vivant à Francfort et enseignant à la Hochschule de Karlsruhe, puisque, en tant qu’orchestre officiel du Concours Reine Elisabeth depuis la fondation de ce dernier en 1937, il a été le partenaire du soliste dès la finale de l’édition 2005 dont il a remporté le Premier Prix. C’est avec le fort célèbre Concerto n° 1 pour violon et orchestre en sol mineur op. 26 de Bruch, son œuvre la plus courue, au même titre que son Kol Nidrei, pour violoncelle et orchestre op. 47 qui lui est postérieur de quatorze ans, que Sergey Khachatryan a été invité à se produire avec l’orchestre belge qui l’avait accompagné dans la finale du concours voilà bientôt dix-neuf ans. Il s’agit de l’un des grands concertos pour violons allemands de l’ère romantique, aux côtés de ceux de Beethoven, Mendelssohn-Bartholdy et Brahms, éclipsant les deux autres concertos pour le même instrument écrits par la suite par son auteur. A l’instar de celui de Brahms, ce premier concerto de Bruch est né avec le concours de Joseph Joachim (1831-1907), à qui il est dédié. Après une première version créée le 24 avril 1866 à Coblence sous la direction de Bruch avec Otto Friedrich von Königslöw (1824-1898) en soliste, Bruch retoucha l’œuvre par deux fois, la version définitive étant donnée le 7 janvier 1868 par Joseph Joachim dirigé par le compositeur Carl Martin Reinthaler (1822-1896). L’œuvre compte naturellement trois mouvements, le premier étant précédé d’un Vorspiel (Introduction) adoptant la forme rhapsodique, le mouvement, Allegro moderato relativement court, s’ouvrant sur deux coups de timbales pianissimo qui préludent au thème principal exposé aux bois repris par le violon solo qui improvise librement sur lui, tandis que se présente un thème secondaire à l’orchestre qui mène directement au mouvement central, un Adagio particulièrement lyrique en forme de romance élégiaque dans lequel le violon solo expose une cantilène onirique et rêveuse accompagné délicatement par l’orchestre. Introduit par un thème passionné aux élans populaires, le finale, partie la plus développée de l’œuvre, est particulièrement dansant et technique, le soliste devant affronter une rythmique serrée et des jeux de doubles cordes particulièrement exigeants, et variant le thème principal tout en introduisant un thème secondaire aux contours festifs et compacts, avant de conclure sur un tempo presto stretta majestueux et virtuose confié aux deux entités du concerto, l’orchestre et le violon.
Dans cette partition concertante, les cordes ont sonné magnifiquement, de façon opulente et fruitée, autant celles de l’orchestre que celles du soliste, celles du BNO sertissant au somptueux Garnieri del Gesù de Sergey Khachatryan un tissu moelleux et souple, l’artiste arménien parvenant sans difficultés apparentes à chanter, à s’épanouir et à passer sans forcer au-dessus des tutti, à se fondre et à transcender la puissance de l’orchestre, brossant un remarquable Concerto n° 1 pour violon de Bruch dont il a su renouveler la teneur avec une aisance extrême et un bonheur communicatif… En bis, Sergey Khachatryan a donné deux mouvements de Sonates pour violon seul du Liégeois Eugène Ysaÿe (1858-1931) dont il vient de publier l’intégrale chez Naïve (2) enregistrée sur le violon du compositeur, le Guarneri del Gesù de 1740 naturellement nommé « Ysaÿe »…
Bruno Serrou
1) Du 6 mai au 1er juin 2024 à Bruxelles. Les épreuves solistes (6-11 mai) et les demi-finales avec l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie dirigé par Vahan Mardirossian (13-18 mai) se déroulent à Flagey. La finale, les 27 mai et 1er juin, aura pour cadre le Palais des Beaux-Arts (Bozar) avec le Belgian National Orchestra dirigé par Antony Hermus (https://concoursreineelisabeth.be)
2) 1CD Naïve V 5451
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