jeudi 18 avril 2024

CD : (Ligeti-100) Fastueux hommage à György Ligeti de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Bleuse chez Alpha

Coup d’essai, coup de maître ! Pour leur premier disque commun, l’Ensemble Intercontemporain et son nouveau directeur musical Pierre Bleuse signent un enregistrement de tout premier plan, qui couronne magnifiquement le centenaire de l’immense compositeur hongrois aux dimensions universelles, György Ligeti (1923-2006) (voir entretien http://brunoserrou.blogspot.com/2016/10/le-piano-de-gyorgy-ligeti.html?m=1 et portrait http://brunoserrou.blogspot.com/2013/12/gyorgy-ligeti-1923-2006-propos-sur-ses.html?m=1).

Depuis sa création en 1976, l’Ensemble Intercontemporain est l’interprète privilégié de György Ligeti, Pierre Boulez, son fondateur, l’ayant inscrit très tôt à son répertoire et l’ayant lui-même beaucoup dirigé en sa présence. Paru chez Alpha, le CD dont il est question ici, enregistré en avril et octobre 2023, année du centenaire de la naissance de Ligeti, est le tout premier fruit discographique d’une collaboration artistique qui s’annonce fructueuse, comme en attestent déjà les différents concerts programmés depuis le début de la saison commencée en Espagne, de l’Ensemble Intercontemporain avec son directeur musical, Pierre Bleuse, qui a pris officiellement ses fonctions en septembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/entretien-avec-pierre-bleuse-directeur.html), soit un mois avant l’ultime prise du Concerto pour violon, œuvre avec laquelle les enregistrements se sont achevés.

Ecrivons-le d'emblée, ce double CD est splendide, confirmant ainsi la pérennité de l’esprit de Pierre Boulez et les affinités de l’EIC avec les Hongrois, puisque l’un de ses géants de la musique, Péter Eötvös qui vient de nous quitter, en fut le directeur musical pendant douze belles années. Ligeti disait lui-même combien il était redevable à Pierre Boulez et à son ensemble. A ceux qui, en France, le désignaient comme antidote à Pierre Boulez, son ami et l’un de ses interprètes favoris, Ligeti rappelait combien il lui était redevable et lui restait indéfectiblement fidèle.

Singulièrement virtuose, même lorsqu’elle est apparemment statique, la musique de Ligeti pousse ses interprètes jusqu’au point de rupture, car elle ne se livre qu’à condition de s’y investir sans réserve, tant physiquement qu’intellectuellement et spirituellement, comme s’il était question de se battre pour survivre, avec force et conviction. Clair, bondissant, scintillant, ludique, poétique, virtuose, il émane de ce disque un grand plaisir de jouer de la part de tous les musiciens. Quelques trente ans après les enregistrements de l’EIC avec Boulez, qu’il reprenne ces chefs-d’œuvre avec un autre PB était une véritable gageure, et il faut le reconnaître, le résultat est éblouissant. Quasi tout l’effectif de l’EIC a été renouvelé, mais l’engagement et le brio sont omniprésents, et, de plus, le jeu a gagné en liberté et en panache, l’assimilation des techniques de jeu gagnant ainsi en naturel cette musique étant entrée dans les mains, les archets, le souffle des instrumentistes.

Le premier CD est consacré à trois concertos, pour violoncelle, pour violon et pour piano. C’est avec le Concerto pour violoncelle que György Ligeti commença sa série d’œuvres concertantes, en 1966. Créé le 19 avril 1967 à Berlin par l’Allemand Siegfried Palm, son dédicataire, et l’Orchestre Symphonique de la Radio de Berlin dirigé par le chef polonais Henrick Czyz, l’œuvre compte deux mouvements d’égale durée, le premier indiqué 40 à la noire  s’exprimant dans une atmosphère paisible et raréfiée sur le modèle d’Atmosphères pour orchestre de 1961, le second Lo stesso tempo (Le même tempo, c’est-à-dire 40  à la noire) enchaîne vingt-sept fragments, le morceau initial, lent et statique, n’en présentant qu’un, tandis que le second regroupe les vingt-six autres, superposant plusieurs strates de figures rythmiques asynchrones tel un mécanisme de précision déréglé. Esquissé en 1980, commencé en 1985 et achevé en janvier 1988, dédié au chef d’orchestre états-unien Mario di Bonaventura qui, seize mois après avoir donné la création de la version en trois mouvements, dirigea celle de la mouture définitive à Vienne le 29 février 1988 avec son frère Anthony et l’Orchestre Symphonique de la Radio Autrichienne, le Concerto pour piano compte cinq mouvements, les deux derniers ayant été ajoutés après la première exécution de la mouture initiale, le compositeur estimant alors l’œuvre bancale. « Mon concerto est mon credo artistique, prévenait Ligeti. Je démontre mon indépendance par rapport aux critères de l’avant-garde traditionnelle, ainsi qu’au postmodernisme à la mode. J’y ai mis en œuvre des conceptions nouvelles tant pour l’harmonie que pour le rythme. Lorsque l’œuvre est bien jouée, c’est-à-dire à la vitesse requise et avec l’accentuation correcte dans chaque « strate de tempo », elle finit au bout d’un certain temps par « décoller comme un avion. » Seul le deuxième mouvement adopte un tempo lent dans lequel apparaissent des timbres inusités et des registres extrêmes (piccolo très grave, basson, clarinette et hautbois très aigus, canons de sifflets à coulisse, ocarina alto et cuivres avec sourdines). Ligeti introduit des rythmes de musiques africaines subsahariennes associés à ceux de la musique occidentale du XIVe siècle et l’écriture la plus contemporaine côté dynamiques et configurations géométriques fractales. Abolir le temps, le suspendre, le confiner au moment présent, tel est mon dessein suprême de compositeur. » Dédié à Saschko Gawriloff qui le créa le 9 juin 1992 avec l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pierre Boulez, originellement prévu en huit mouvements, le Concerto pour violon a tout d’abord compté trois mouvements en 1990, deux ans avant d’acquérir sa forme définitive en cinq parties. L’œuvre est représentative de la dernière période du compositeur, se présentant comme une synthèse d’explorations avant-gardistes associée à la tradition mélodique et formelle riche en effets techniques et en collages sauvages d’atmosphères et de couleurs suscité par la microtonalité, de textures mobiles, de juxtapositions ludiques, de folklore hongrois, de rythmes de danses bulgares, de références à des musiques médiévales et de la Renaissance, de frottements de tonalités, l’un des cinq violons de l’ensemble et l’un des trois altos jouant en scordatura réglée sur des harmoniques naturelles de la contrebasse (la septième pour le violon, la cinquième pour l’alto).

Le second CD s’ouvre sur le Kammerkonzert (Concerto de chambre) pour treize instruments composé en 1969-1970. Créé le 1er octobre 1970 au Festival de Berlin par l’Ensemble Die Reihe dirigé par le compositeur Friedrich Cehra, fascinant de bout en bout par sa phénoménale inventivité exposée de façon ludique, chacun de ses quatre mouvements traditionnels (vif-vif-lent-vif) est dédié à une personnalité, respectivement à Maedi Wood, Traude Cehra, Friedrich Cehra et Walter Schmieding. Ligeti y pousse à l’extrême le concept de micropolyphonie visant à obtenir des « textures globales » faciles à percevoir. Suivent deux œuvres de jeunesse pour piano et pour piano à quatre mains. La première, Due Capricci, date de 1947 tandis que Ligeti était encore l’élève de Sandor Veress au Conservatoire de Budapest. La partition est placée sous la houlette de Béla Bartók et est dédiée à la pianiste hongroise Marta Kurtág, épouse du compositeur György Kurtág, le premier caprice étant un Allegretto capriccioso, le second un Allegro robusto. Composées entre 1942 et 1951, les Cinq Pièces pour piano à quatre mains ont été créées trente-cinq ans après leur genèse, le 2 août 1986 au Festival Schloss Hohenems de Bregenz par Begona Uriarte et Karl-Hermann Mrongovius. Chaque mouvement dure entre une et trois minutes, l’un d’eux, le quatrième intitulé Sonatina lui-même construit en trois mouvements, dépassant à peine quatre minutes. Ecrite en 1991-1994 en six mouvements dédiés chacun à une personnalité particulière, l’altiste Tabea Zimmermann (les deux mouvements extrêmes), l’éditeur musicologue austro-allemand Alfred Schlee (1901-1999), le compositeur hongrois Sandor Veress (1907-1992), le directeur de théâtre Klaus Klein à l’initiative de l’œuvre pour le Festival de Gütersloh, la collaboratrice de Ligeti Louise Duchesneau, la Sonate pour alto a été créée dans sa totalité le 23 avril 1994 à Gütersloh par Tabea Zimmermann. Elle est née du choc de l’écoute de l’altiste allemande sur la corde de do et de « son jeu particulièrement énergique et vigoureux - et pourtant toujours tendre - qui fut le déclencheur de mes fantaisies de sonate pour alto solo ». Toujours selon le compositeur, le premier initial (Hora Lungâ) évoque la musique populaire roumaine qui a profondément marqué l’enfance du compositeur, le virtuose deuxième mouvement (Loop, créé à Vienne en 1991 par Garth Knox) expose constamment les mêmes motifs mélodiques mais rythmiquement variés à des tempi de plus en plus vifs. Facsar (Tordre/Contracter, créé à Genève en 1993 par Jürg Dähler) est une danse modérée, pseudo-tonale, exploitant le jeu de doubles cordes ; le Presto con sordina est un mouvement perpétuel régulier joué avec sourdine ; le cinquième mouvement, Lamento, est une page à deux voix constituée de secondes et de septièmes parallèles inspirées de diverses cultures ethniques ; le finale est une Chaconne chromatique n’ayant rien à voir avec le cantor de Leipzig mais plutôt avec une danse sauvage soutenue par une ligne de basse ostinato. Ce qui restera sans doute comme le chef-d’œuvre de la musique de chambre de György Ligeti, le Trio pour violon, cor et piano, partition comparable au seul Trio pour la même formation de Johannes Brahms, conclut ce double album. A l’époque de la genèse de l’œuvre, en 1982, Ligeti découvrait la musique africaine. Construite en quatre mouvements (lent-vif-vif-lent) elle se fonde sur une unique cellule mélodico-harmonique présentant une succession descendante d’une tierce majeure (sol-si), d’un triton (mi bémol-la) et d’une sixte mineure (do-la bémol), variante décalée des quintes du cor. « J’ai conçu mon Trio comme un hommage à Brahms dont le Trio avec cor plane comme exemple inégalé de ce genre particulier de la musique de chambre dans le ciel musical, écrit Ligeti dans son texte de présentation. Cependant, il n’y a dans ma pièce aucune citation et aucune influence de la musique de Brahms ; mon Trio a été écrit à la fin du XXe siècle, et il est - par sa construction et pas son expression - une musique de notre temps. »

Selon la formule chère à Pierre Boulez définissant la particularité de l’Intercontemporain, « Solistes, ensemble », soli et tutti sont assurés par les seuls membres de l’EIC, comme ce fut également le cas pour les enregistrements réalisés sous la direction du fondateur de l’Ensemble pour le label DG dans les années 1990-2000. Bien sûr, les membres de la formation ne sont plus les mêmes, le temps passant l’âge de la retraite a fait son travail, mais l’esprit demeure, transmis sans faiblir de génération en génération. Le concerto pour violon revient à Hae-Sun Kang, celui pour violoncelle à Renaud Déjardin, celui pour piano à Dimitri Vassiliakis, qui interprète également les Capricci et les pièces pour quatre mains dans lesquelles il est rejoint par Sébastien Vichard, la sonate à l’altiste John Stulz, tandis que le trio réunit Diego Tosi (violon), Jean-Christophe Vervoitte (cor) et Sébastien Vichard (piano). Chacun participe vaillamment à l’exceptionnelle réussite de ce disque qui rend un somptueux hommage à l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle, l’un des rares à n’avoir eu de cesse de se renouveler à chaque œuvre nouvelle tout en restant constamment lui-même comme l’atteste le fait qu’il soit toujours immédiatement identifiable, et comme le confirment chacun des musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, qu’il soit soliste ou tuttiste, motivé par la direction alerte et nuancée de Pierre Bleuse, qui exalte en magicien le charme, la fantaisie et l’onirisme singuliers de la création de Ligeti

Reste à souhaiter qu’Alpha donne à l’entité EIC/Bleuse la possibilité d’enregistrer Ramifications (1968), Aventures et Nouvelles Aventures (1965) que Pierre Boulez a gravés avec l’ensemble, ainsi que Sippal, Dobbal, Nadihegedüvel (Sifflets, tambours, violons-roseaux, 2000) pour mezzo-soprano et percussionnistes, le Double Concerto pour flûte, hautbois et orchestre (1972), et Hamburg Concerto pour cor et ensemble (1999) que Pierre Boulez n’a pas enregistrés.

Souhaitons aussi qu’en 2025, dans moins d’un an, que l’Ensemble Intercontemporain se verra offrir par son nouveau label discographique l’opportunité d’enregistrer des œuvres de Pierre Boulez, pour un indispensable hommage au fondateur de l’EIC en vue d’un album CD dirigé par Pierre Bleuse, ce qui aurait assurément de l’allure pour un Boulez-100, à l’aune de la réussite exemplaire de ce double album Ligeti… Par exemple un Répons, un Rituel in Memoriam Bruno Maderna, un Pli selon Pli, Eclat/Multiples, ...explosante-fixe..., Dérive 1 et 2, et un florilège d’œuvres solos écrites pour les membres de l’EIC…

Bruno Serrou

2 CD Alpha 993 (Outhère Music). Durée : 2h 21mn 32s. Enregistré en 2023. DDD 

 

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