Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 31 janvier 2024
Concert de l’Orchestre de Paris dirigé avec élégance par Esa-Pekka Salonen bizarrement
structuré, ce mercredi soir. Un Jean-Yves Thibaudet seul perché sur une estrade
à jardin, dos au public, poétique dans les trois Préludes de
Debussy dûment sélectionnés qu’il a alterné avec l’Orchestre de Paris dans trois
Images, mais froid et distant dans la
Fantaisie pour piano et orchestre de la première période de Debussy, avant
une orchestration sans grand attrait des merveilleuses Noces de Stravinski, avec un chœur massif mais
très en place et quatre excellents solistes, de plus accompagnées d’un dessin
animé de mille-pattes s’égayant sur des cuvettes de toilettes et dans des
tuyauteries d’évacuation d’eaux usées de salle de bain. Les qualités de l’Orchestre
de Paris ne sont absolument pas en cause, juste le programme peu cohérent, même
quand on sait combien Igor Stravinski doit à Claude Debussy.
C’est un dispositif peu familier qui attendait le public de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie de Paris cette semaine. Un piano de concert installé sur une estrade côté jardin, derrière les violons, clavier face au public et couvercle relevé contre le mur, et un grand écran blanc de cinéma au centre au fond du plateau au-dessus d’un praticable destiné à accueillir un riche effectif choral, l’orchestre se retrouvant sur le devant de la scène. Ainsi, en première partie, l’Orchestre de Paris, sous la direction du chef finlandais Esa-Pekka Salonen, se lançait dans un jeu de « questions-réponses » avec le soliste du jour, le pianiste français Jean-Yves Thibaudet dont le son, l’instrument placé comme il l’était, était renvoyé non pas vers l’auditoire mais vers les musiciens de l’orchestre.
C’est au pianiste qu’est revenu le soin d’ouvrir la soirée, son Steinway sonnant dans le lointain dans le premier des trois Préludes sélectionnés, La Cathédrale engloutie, dixième des douze Préludes pour piano (1909-1913) du Livre I indiqué « profondément calme », auquel a répondu l’orchestre avec la première des trois Images pour orchestre composées entre (19 et 19), les sombres Gigues, comme si il s’agissait d’un plan large d’une possible évocation de cathédrale engloutie non pas par les flots mais par le brouillard. De même en a-t-il été des pièces suivantes, avec un Jean-Yves Thibaudet interprétant en écho La Sérénade interrompue, neuvième Prélude du Livre I (1909-1910), l’Orchestre de Paris prenant le relais avec les trois mouvements d’Ibéria, deuxième Image pour orchestre dans laquelle Debussy peint une Espagne réinventée qu’a relayée Thibaudet dans La Puerta del Vino, mouvement de Habanera alternant violence et douceur dans les Préludes du Livre II (1910-1912) dont cette porte constitue le troisième volet, introduisant l’Orchestre de Paris pour les Rondes de printemps dernière des Trois Images pour orchestre dans laquelle Debussy reprend deux chansons enfantines, Nous n’irons plus au bois que le compositeur a introduite dans quatre de ses pièces, et Dodo, l’enfant do…
… Chansons d’enfance qui appelaient, dans la logique de la soirée, une œuvre de jeunesse puisée elle aussi dans la création de Claude Debussy, cette fois l’unique œuvre concertante pour piano et orchestre de l’élève d’Antoine Marmontel dans la classe de piano du Conservatoire de Paris à 10 ans, la Fantaisie pour piano et orchestre composée par un Debussy de 27 ans pensionnaire de la Villa Médicis à Rome - l’œuvre sera créé à titre posthume à Londres par Alfred Cortot le 20 novembre 1919. Comme son titre Fantaisie l’indique, cette partition cyclique construite en trois mouvements, les deux derniers s’enchaînant, n’est pas un concerto au sens propre du terme, l’instrument soliste n’étant pas traité comme tel mais le plus souvent fondu dans l’orchestre (cette fois pourtant le Steinway était installé normalement, longitudinalement sur le devant du plateau dans le dos du chef), avec des similitudes dans l’écriture, l’harmonie, les timbres et les résonances, au sein néanmoins d’une orchestration aérienne et limpide malgré bois et cuivres par trois (quatre cors), timbales, percussion et deux harpes, mais si l’on ressent une écriture libre donnant à l’œuvre un tour improvisé, on est loin du Debussy de la maturité, la partition sonnant comme épigonale d’un Vincent d’Indy… Là aussi, du fait même de la structure de l’œuvre, il a été difficile de juger de l’interprétation de Jean-Yves Thibaudet qui jouait avec un iPad sur le pupitre manipulé avec une… quatrième pédale et dont les sonorités du piano se fondaient excellemment avec et dans celles de l’Orchestre de Paris, dirigé avec tact par Esa-Pekka Salonen.
Le moment phare de la soirée, qui avait attiré un public où l’on comptait de nombreux jeunes, était constitué des « scènes chorégraphiques » de vingt-cinq minutes intitulées Les Noces qu’Igor Stravinski a composées en Suisse pendant le premier conflit mondial et révisa en 1919-1923 en vue de leur création le 13 juin 1923 au Théâtre de la Gaîté Lyrique par les Ballets Russes dans une chorégraphie de Nijinski et sous la direction d’Ernest Ansermet. Outre la puissance frénétique de la rythmique et de l’inspiration fabuleusement fauve de Stravinski, ce qui fait l’originalité de l’œuvre est l’effectif que le compositeur met en jeu dans sa version définitive de 1923, quatre voix solistes, chœur mixte, six percussionnistes et quatre pianos. La version d’origine, datée de 1917, réunissait soprano, mezzo-soprano, ténor, basse solistes, chœur mixte et orchestre - 3 flûtes (2 aussi piccolos), 3 hautbois (1 aussi cor anglais), 2 clarinettes (1 aussi clarinette basse), 1 clarinette en mi bémol, 2 bassons, 4 cors, 4 trompettes (1 aussi bugle), 1 bugle, 3 trombones, 1 tuba, timbales, percussionniste, 2 harpes, piano (aussi harmonium), clavecin, cymbalum, 3 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 1 contrebasse -, puis, en 1919, une version pour soprano, mezzo-soprano, ténor, basse, chœur mixte et ensemble (2 percussionnistes, 2 cymbalums, harmonium et pianola)…
Malgré l’embarras du choix devant lequel sont confrontés chefs et orchestres, l’Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen, qui en a suggéré la possibilité, ont opté pour une quatrième solution, celle d’un arrangement réalisé par d’autres mains que celles de Stravinski, le compositeur étatsunien Steven Stucky (1949-2016), réalisée en 2005 à la demande de Salonen, qui entendait programmer l’œuvre avec le Sacre du printemps, donc avec un instrumentarium comparable dans le cadre de la saison 2007-2008 de l’Orchestre philharmonique de Los Angeles dont il était alors le directeur musical. En sus de cette orchestration, le chef finlandais demanda à la vidéaste Hilary Leben un dessin animé pour le diffuser en direct sur grand écran durant l’exécution de l’œuvre. Peut-être s’agit-il d’une bonne idée… pour les Etats-Unis, et même pourquoi pas pour un public peu habitué aux salles de concerts classiques, mais l’œil étant sensible à la lumière, est plus rapide que l’oreille, qui est sensible au son, la première courant à plus de trois cent mille kilomètres seconde là où le second ne dépasse pas les mille kilomètres heure…
Tant et si bien que le film tue l’écoute, la puissance de la musique nuisant aux images, les images nuisant au son, d’autant plus que le film est sous-titré de façon aléatoire, le texte apparaissant à n’importe quel endroit de l’écran, conduisant le regard à parcourir l’écran entier à la pêche du texte aux dépends de l’écoute. En outre, pour voir des images de lavabos, de cuvettes de WC, des tuyaux ou court de l’eau plus ou moins viciée où s’épandent quantité de mille-pattes peu ragoutants jouant parfois des instruments de musique… Ce que j’ai pu entendre, ce sont des sonorités qui offraient adroitement la part belle à la percussion, couplée à des sonorités de cordes et de harpes donnant l’impression d’un immense piano, avec un Chœur de l’Orchestre de Paris plutôt massif et touffus mais d’une puissante cohésion, et quatre excellents solistes, la soprano étatsunienne Lauren Snouffer, la mezzo-soprano galloise Kayleigh Decker, le ténor étatsunien Paul Appleby et la basse britannique David Soar.
A noter qu’Esa-Pekka Salonen dirige de nouveau l’Orchestre de Paris les 7 et 8 février, cette fois dans des œuvres de Jean-Sébastien Bach, Edward Elgar et Paul Hindemith, avec en soliste la mezzo-soprano Nina Stemme, puis le 15 février pour un hommage à la compositrice franco-finlandaise Kaija Saariaho disparue le 2 juin 2023 à l’âge de 70 ans, avec en solistes la flûtiste Sophie Cherrier et le violoncelliste Anssi Karttunen, l’Orchestre de Paris s’associant à l’Ensemble Intercontemporain dans un programme de musique finlandaise réunissant des œuvres de Kaija Saariaho, Jean Sibelius et Magnus Lindberg.
Bruno Serrou
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