Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 9 février 2024
Le deuxième des trois programmes de l’Orchestre de Paris dirigés par Esa-Pekka
Salonen était Germano-britannique. Un programme original avec deux œuvres d’Edward
Elgar en première partie et deux œuvres de Paul Hindemith en seconde.
Félicitons-nous tout d’abord du fait que les programmes concoctés par Esa-Pekka Salonen n’ont absolument rien d’ordinaire. Que l’on en sorte satisfait ou non n’est pas la question, car l’essentiel est de pouvoir écouter dans les meilleures conditions des œuvres rarement données que le public peut ainsi découvrir dans des interprétations de qualité optimale, ce qui permet d’apprécier pleinement les œuvres pour ce qu’elles sont et non pas pour ce qu’elles devraient être…
Ainsi, après Debussy et Stravinski,
l’écoute de Noces de ce dernier
malheureusement brouillée par un dessin animé envahissant (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/un-concert-hors-normes-de-lorchestre-de.html),
le chef finlandais a choisi cette semaine de mettre en résonance le Britannique
Edward Edgar (1857-1934) et l’Allemand Paul Hindemith (1895-1963) de façon
équitable, chacun étant représenté par une pièce inspirée de Johann Sebastian
Bach, une seconde d’essence lyrique. Esa-Pekka Salonen n’a pas fait dans la
nuance, soulevant des tempêtes de sons toute la soirée, s’engageant vaillamment dans un
programme où il était assuré des flamboyances sonores et de virtuosité des
musiciens de l’Orchestre de Paris, au point d’asphyxier la mezzo-soprano Sarah Connolly qui
remplaçait Nina Stemme dans les Sea Pictures d’Elgar.
Toutes œuvres originales, à
commencer par une orchestration d’Edward Elgar réalisée en 1922 de la Fantaisie et Fugue en ut mineur BWV 537 pour
orgue de Jean-Sébastien Bach. Nous ne sommes pas loin ici, avec cet orchestre
opulent mis en jeu - bois par trois, quatre cors, trois trompettes et
trombones, tuba, timbales, cinq percussionnistes, deux harpes, cordes
(16-14-12-10-7) -, mais en moins emphatique, de ce que pouvait faire à la même
époque Leopold Stokowski (1882-1977) de ses transcriptions d’œuvres du cantor
de Leipzig, la Fantaisie se déployant
en un long crescendo qui prélude à
une Fugue abordée d’emblée par un
puissant fortissimo au cours de
laquelle un violent coup de cymbales interpelle l’auditeur à la façon de
l’apparition du même instrument à l’apogée de l’Adagio de la Symphonie n° 7 d’Anton
Bruckner, l’ampleur sonore allant croissant d’un bout à l’autre de l’œuvre. Découverte
(du moins pour moi) de la partition suivante, les Sea Pictures op. 37 qu’Edward Elgar a composées en 1897-1898,
d’abord pour soprano et piano puis pour contralto et grand orchestre (bois par
deux, contrebasson, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba,
timbales, cinq percussionnistes, orgue, harpe et cordes en proportion). Il
s’agit d’un cycle de cinq mélodies d’une vingtaine de minutes sur des poèmes
d’autant d’auteurs britannique, dont l’épouse du compositeur, Alice Elgar, à
qui s’ajoutent Roden Noel, Elizabeth Barrett Browning, Richard Garnett et Adam
Lindsay Gordon. Il s’agit davantage d’une méditation que d’une évocation, le
climat marin n’ayant rien à voir avec les Sea
Interludes de Benjamin Britten tirés de l’opéra Peter Grimes, ni même de celui plus imaginaire de La Mer de Claude Debussy, et les embruns
marins ne sont que rarement clairement perceptibles, bien qu’ils le soient plus
ou moins longuement dans chacune des cinq mélodies. Le cycle s’ouvre sur une
berceuse, Sea Slumber Song, suivie
d’une évocation de l’île de Capri, In
Haven, puis de trois parcours en mer, Sabbath
Morning at Sea, Where Corals Lie et
The Swimmer. Remplaçant au pied levé
la soprano dramatique suédoise Nina Stemme, la mezzo-soprano Sarah Connolly
en a donné une interprétation délicate mais la voix manquant légèrement de
chair et d’ampleur, au point d’être écrasée par l’orchestre durant les
excroissances de l’orchestration.
Consacrée à Paul Hindemith, la seconde partie commençait sur une page au
rythme populaire venue de la communauté afro-américaine du XIXe siècle
fort à la mode dans les années 1920, notamment dans Allemagne de la République
de Weimar, avec des œuvres comme celles de Kurt Weill, Ernst Krenek ou Hanns
Eisler, le Ragtime. Hindemith le célèbre
notamment dans cette pièce de 1921 sous-titrée wohltemperiert (bien tempéré)
ajoutant ainsi un hommage à Jean-Sébastien Bach en renvoyant à son Clavier bien tempéré. Ainsi, tandis qu’il
était à l’époque à la pointe de l’avant-garde, Hindemith ancre sa création dans
la tradition en prenant pour base de la fugue en ut mineur du cantor de Leipzig
qu’il intègre à des dissonances qui donnent un tour de musique de cirque,
peut-être s’est-il agi de la part d’Hindemith d’un « crime de lèse-majesté »
à l’égard de Bach, au point qu’il faudra attendre le printemps 1987 pour que la
pièce soit donnée en public, soit près d’un quart de siècle après la mort de l’auteur.
Esa-Pekka Salonen et l’Orchestre de Paris en ont donné une interprétation rutilante
au swing communicatif. Cette courte pièce de quatre minutes des années vingt a
été le prologue d’une partition plus ambitieuse et représentative du Paul Hindemith
des années trente, le triptyque symphonique Mathis
der Maler. Il s’agit en fait de trois pièces portant chacune en
titre un panneau du retable d’Issenheim tirées de l’opéra éponyme qui sera créé
à Zurich le 28 mai 1938, après avoir été interdit à Berlin, franchissant les
portes de l'Opéra « Unter den Linden » que douze ans plus tard. Il
s'agit pourtant de l'un des grands chefs-d'œuvre de l'opéra allemand du XXe
siècle, l’œuvre testament de son auteur, qui eut maille à partir avec le régime
nazi, qui interdit l’ouvrage, qualifié de dégénère, malgré les efforts déployés
par Wilhelm Furtwängler pour en imposer la création. Ce dernier conseilla au compositeur
ce qu’Erich Kleiber avait préconisé à Alban Berg pour Wozzeck et pour Lulu. A cette
fin, il recommanda à Hindemith de tirer de la partition une suite symphonique
reprenant en fait le prélude et de larges passages du troisième acte. Cette Symphonie « Mathis der Maler »
a été créée à la Philharmonie de Berlin par les Berliner Philharmoniker dirigés
par Wilhelm Furtwängler le 12 mars 1934 - l’Opéra de Paris fit entrer l’ouvrage
le 16 novembre 2010 dans une production dirigée par Christoph Eschenbach et
mise en scène par Olivier Py - ce qui en fait n'arrangea en rien le sort de l’opéra,
puisque les ennemis d’Hindemith redoublèrent d'activisme pour tenter d’en
interdire la musique qu’ils qualifièrent de « bolchevique ». Auteur
de son propre livret, Hindemith se met tout entier dans le personnage de
Matthias Grünewald (1470-1528), peintre allemand de la Renaissance exact contemporain
d’Albrecht Dürer (1471-1528), auteur entre autres du fameux Retable d'Issenheim,
œuvre hallucinée aujourd'hui encore intimidante visible à Colmar. Parallèlement
à la Réforme, il vécut la Guerre des paysans allemands, violent soulèvement
contre les clercs et les princes, connu en France sous le nom de révolte des
Rustauds. A l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933, Hindemith se penche dans
son opéra sur le destin de cet artiste mêlé aux conflits de son temps, prenant
la défense des démunis, recherchant la justice et créant malgré les doutes qu’il
éprouve sur la nécessite et l’urgence de la création artistique. Les deux
mouvements initiaux sont puisés à l’identique dans l’opéra, Engelkonzert (Concert des anges) constituant l’ouverture de l’opéra qui prélude à
la scène où les anges chantent la gloire de Marie et de l’enfant Jésus, et Grablegung (Mise au tombeau) étant l’interlude réunissant les deuxième et
troisième scènes du dernier acte et évoque le panneau représentant la mise au
tombeau du Christ tandis que la vie du peintre touche à sa fin. Le dernier
volet, Versuchung des heiligen Antonius (Tentation de saint Antoine)le plus
développé et spécifique de la symphonie, s’inspire de deux panneaux d’Issenheim,
Dans le premier, saint Antoine/Grünewald est assailli par de grotesque démons, dans
le second le même saint Antoine rencontre saint Paul l’Ermite, avant que le
segment se conclut dans un tourbillon d’énergie d’une force tellurique,
interrompu à la fin par les bois qui exposent un chant venu du XIIIe
siècle, « Lauda Sion Salvatorem »
(Louange à Sion le Sauveur), auxquels
répondent les cuivres sur de solennels alléluias. Excellent dans les grandes
fresques lyriques dont il sait ménager de grands moments au lyrisme généreux et
les contrastes les expressifs, Esa-Pekka Salonen a particulièrement brillé dans
ce triptyque, à la tête d’un Orchestre de Paris étincelant de toute évidence
ravi de jouer cette œuvre qui n’était plus apparue à l’affiche de la phalange
parisienne depuis quarante-quatre ans, sous la direction du légendaire Eugen
Jochum…
L’Orchestre de Paris et Esa-Pekka
Salonen, rejoints par l’Ensemble Intercontemporain, se retrouvent le 15 février à la Philharmonie pour un hommage à la compositrice franco-finlandaise Kaija Saariaho disparue le
2 juin 2023 à l’âge de 70 ans. En solistes, la flûtiste Sophie Cherrier et
le violoncelliste Anssi Karttunen dans un programme de musique finlandaise avec des œuvres de Kaija Saariaho, Jean Sibelius et Magnus Lindberg.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire