Piotr Anderszewski assemble dans
son nouveau CD en poète authentique des œuvres « imprégnées d’un sentiment
de rébellion » qu’il a sélectionnées dans la création pianistique de trois
compositeurs du XXe siècle d’Europe-Centrale à la forte identité
musicale baignée de leurs traditions nationales respectives, le Hongrois de
Transylvanie Béla Bartók (1881-1945), le Tchèque de Moravie Leoš Janáček (1854-1928) et le
Polonais de souche ukrainienne Karol Szymanowski (1882-1937).
De père polonais et de mère hongroise
ayant passé une partie de son enfance et de son adolescence en France, à Lyon,
où il a été l’élève du Conservatoire (CRR), puis à Strasbourg, avant de
retourner à Varsovie, vivant entre Paris et Lisbonne, parfait polyglotte, Piotr
Anderszewki est chez lui partout où il se trouve et dans tout ce qu’il joue. Dans
le CD qui vient de paraître chez son éditeur depuis 2000, il propose de purs et
irrésistibles joyaux. Il est si engagé dans les pièces qu’il a sélectionnées
qu’il se laisse porter par elles au point de s’accompagner de sa voix, chantant
à l’instar de son clavier, l’âme et le corps formant un seul être de chair et
de sang, musique, compositeurs et instrument fusionnant en lui via ses doigts courant instinctivement
sur les touches.
Comme il me le rappelait lorsque je
l’interviewais en mai 2005, Piotr Anderszewski n’oublie pas que Bartók a trouvé
son langage à travers le folklore auquel il est resté fidèle toute sa vie. « Karol
Szymanowski a changé davantage que Béla Bartók, poursuivait-il. Il a peut-être composé
ses plus grands chefs-d’œuvre pendant la Première Guerre mondiale, passant
alors à sa phase orientaliste extrêmement raffinée, le Premier Concerto pour
violon, la Troisième Sonate pour piano, Masques pour piano, Mythes
pour violon et piano, le premier de ses deux Quatuors à cordes et l’opéra Le Roi Roger qu’il a commencé à
cette époque-là. Puis il s’est tourné vers une culture plus populaire à la fin
de sa vie que je trouve être moins personnelle. Mais je ne pense pas pour autant
qu’il a alors été moins authentique que Bartók. Lorsque vous écoutez son Stabat Mater, cette partition est absolument géniale. Ce que je veux dire est
que les compositeurs qui sont entrés dans le folklore et qui l’ont utilisé à
leurs propres fins artistiques, comme Bartók et Janáček, ainsi que chez Szymanowski dans cette
période post-Première Guerre mondiale, ne se retrouve chez aucun autre
compositeur. C’est en cela qu’ils sont uniques, particulièrement Szymanowski,
avec cette explosion d’éléments très personnels et sans précédents. Pour moi, la
quintessence de son art est là. » Pour Anderszewski, Leoš Janáček et Karol Szymanowski se situent
aux antipodes. « J’adore Janáček, dit-il, mais c’est un paysan, un rustre, avec
ses rythmes bizarres, ses éléments répétitifs… Tandis que Szymanowski est extraordinairement
sophistiqué. On ne peut pas en dire autant de Janáček. Ce n’est pour moi absolument pas une
critique, au contraire. Szymanowski peut être trop raffiné, parfois. C’est-à-dire
que son raffinement est tel qu’il faut vraiment entrer dans la partition et la
travailler pour se rendre compte de ce qui s’y passe. Il n’est souvent
peut-être pas assez rustre. Son sens de la structure est fantastique. Il ne
faut pas oublier que c’est une caractéristique assez germanique, c’est-à-dire
que son éducation, son fonds est allemand. Chez lui, ce sont les grandes formes,
la sonate, la fugue, la symphonie, le concerto qui constituent son univers. Il
est très ancré dans cette culture. Parmi les compositeurs entrés dans le
folklore et qui l’ont utilisé à leurs propres fins artistiques, il se trouve bien
sûr Bartók et Janáček,
mais ce qu’il y a chez Szymanowski dans sa période de Première Guerre mondiale,
ne se retrouve chez personne, qui n’existe nulle part ailleurs. Pour moi, la
quintessence de son art, est qu’il est à la fois de culture polonaise, porte un
nom polonais, et qu’il est né et a grandi à Tymoszówka,
dans le district de Kiev en Ukraine, qui se trouve aujourd’hui à un millier de
kilomètres de la frontière orientale de la Pologne, et ses meilleurs amis
étaient Russes, si bien qu’il se rendait régulièrement à Saint-Pétersbourg, et
parlait couramment le russe. »
Ainsi,
toutes les pièces réunies sur le présent CD sont placées sous l’influence de la
musique d’esprit folklorique. Le second Livre de Sur un sentier broussailleux est empli de l’âme slave de Leoš Janáček, tandis que les vingt Mazurkas de Karol Szymanowski et les splendides miniatures que sont
les 14 Bagatelles op. 6 d’une vitalité
fauve de Bartók ont leur caractère propre, sud-polonais pour les premières,
hongroises pour les secondes. Les pièces de Janáček et de Bartók datent de 1908-1912, tandis que les plus
austères mazurkas de Szymanowski ont été conçues entre 1926 et 1931, moment où le compositeur dirigeait le Conservatoire de Varsovie et la Pologne avait
conquis son indépendance durement acquise après la double occupation des empires
russe et austro-hongrois. Souvent audacieuses sur le plan chromatique, parfois évanescentes,
ces danses à trois temps sont placées comme le précise Piotr Anderszewski sous
la double influence de la tradition et de Chopin ajoutée d’éléments de musique
Goral des hauts plateaux du sud de la Pologne, et se présentent telles des « incantations
primitives à la fois extatiques et sévères dans leur beauté ». Un disque d’un onirisme éblouissant.
Bruno Serrou
1 CD Warner Classics 5054197891274. Durée : 1h 03mn 12s. Enregistrement : octobre 2016 et juillet/août 2023. DDD
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