Paris. Opéra-Bastille. Vendredi 9 février 2024
Retour à l’Opéra national de Paris-Bastille pour une production nouvelle, depuis Lohengrin le 27 septembre dernier. Cette fois il s’est agi de l’entrée au répertoire de Beatrice di Tenda de Vincenzo Bellini (1801-1835), opéra se déroulant au Quattrocento sur la torture, la trahison. Une musique typiquement belcantiste, qui traduit plutôt des états d’âme que l’horreur dépeinte par le livret que le metteur en scène Peter Sellars souligne néanmoins. De séduisants passages au lyrisme ardent propre au compositeur, surtout dans l’acte II. La direction légèrement indolente de Mark Wigglesworth est largement compensée par de remarquables solistes instrumentaux et une distribution de haut niveau.
Opéra seria en deux actes (il existe une version française en cinq actes) sur un livret de Felice Romani, auteur de tous les opéras du compositeur sicilien qui précèdent, créé au Teatro La Fenice de Venise le 16 mars 1833, est le pénultième ouvrage scénique de Vincenzo Bellini, placé entre Norma (1831) et I Puritani (1835). La genèse du livret fut complexe, au point de susciter un désaccord entre les deux auteurs, Bellini étant conduit à puiser dans des œuvres préexistantes, Bianca et Fernando e Zaïde, pour compléter la partition, tandis que la mort du compositeur subite à Puteaux empêcha toute tentative de réconciliation entre les deux hommes. Après un bref prélude, la partition se déploie en douze numéros également répartis entre deux actes. Rarement programmée, réapparue dans les années 1960 grâce à Joan Sutherland à la Scala de Milan, puis à Leyla Gencer à La Fenice de Venise, l’œuvre est surtout connue pour une douzaine d’arie et d’ensembles, la romance d’Agnese del Maino « Ah! Non pensar che pieno » (Ah ! Ne crois pas qu’il y ait), le duo Filippo Visconti/Beatrice di Tenda « Qui di ribelli sudditi » (Ici de sujets rebelles) et l’arioso de Beatrice « Ah, se m’amasti un giorno » (Ah, si tu m’aimais un jour) du premier acte, le concertato de Beatrice « Al tuo fallo ammenda festi » (Tu as fait amende honorable), le terzetto Orombello/Beatrice/Agnese « Angiol di pace all’anima » (Ange de paix à l’âme) et l’aria de Beatrice « Ah! se un’urna è a me concessa » (Ah ! si une urne m’est accordée) dans le second acte - rappelons ici aux passionnés de Frédéric Chopin, que ce dernier tenait sur son lit de mort la partition de cette aria dans les mains… Ces airs, ainsi que les parties chorales, somptueusement écrites, séduisent et touchent, mais ils ne sont en aucun cas en situation en regard de l’horreur du propos. L’intrigue pourrait être toute autre, celle plus humaine et classique d’une histoire de rivalités amoureuses par exemple, la musique serait tout autant en situation. Elle apparaît parfois hors contexte, et l’on se met à songer à ce qu’aurait pu tirer de ce même sujet un Giuseppe Verdi (on pense à Il Trovatore ou à Don Carlos) ou un Giacomo Puccini (le deuxième acte de Tosca)…
Beatrice di Tenda conte en effet
l’histoire d’un féminicide qui se déroule dans la haute noblesse milanaise du
quattrocento qui est en fait de tous les temps, comme l’attestent les trop
nombreux faits divers qui encombrent les médias six siècles après la perpétration
de ce qui est évoqué dans l’opéra de Bellini. Béatrice de Lascari, comtesse di Tenda,
femme de grande culture, est issue de la noblesse piémontaise qui se retrouve à
la tête d’une immense fortune avec laquelle elle soutenait les arts et les lettres, et qui, en
1395, épousa en secondes noces le condottiere Facino Cane, qui, après la mort
de Gian Galeazzo Visconti en 1402, prit le contrôle de la ville de Milan en
1409 et en ordonna le saccage. En 1412, il meurt pendant le siège de Pavie,
laissant un héritage considérable à sa femme, qui se retrouvait en possession à la fois de ses biens et
de ses titres. C’est alors que Filippo Maria Visconti, jeune frère de 20 ans du
duc de Milan qui vient d’être assassiné, en quête d’argent et de légitimité
pour asseoir son pouvoir, demande en mariage Beatrice de vingt ans son aînée
qui accepte, voyant elle aussi l’opportunité de consolider sa propre puissance.
Inexpérimenté, son jeune mari lui confie l’administration de plusieurs villes stratégiques
de la plaine du Pô, jusqu’à ce que les relations entre les époux commencent à
se déliter. Etant trop âgée pour assurer une descendance à son mari, celui-ci s’éloigne d’elle tout en sachant que l’empereur romain germanique songe à lui confier officiellement la
couronne des ducs de Milan. Le 23 août 1418, il accuse sa femme d’adultère et la
fait arrêter ainsi que son amant présumé. Torturés, interrogés, condamnés à
mort, ils sont décapités le 13 septembre suivant. Conformément à l’adage quand on
veut se débarrasser de son chien on dit qu’il a la rage, il suffisait à l’époque
d’accuser sans preuve son conjoint d’adultère pour s’en défaire et en hériter
sans craindre la Justice des hommes, prémices extrêmes du divorce à l’italienne
qui fera les choux gras des cinéphiles, particulièrement à travers le film de
Pietro Germi réalisé en 1961…
C’est cette dernière période de la vie de Beatrice di Tenda que narre l’opéra de Bellini dont l’action se déroule donc en 1418 dans le château de Binasco non loin de Milan. La source du drame est la maîtresse de Filippo Visconti, Agnese del Maino, par ailleurs amoureuse du seigneur de Vintimille, Orombello, qui, découvrant que ce dernier est épris de Beatrice, informe le duc de la prétendue trahison de Beatrice avec Orombello. Ce dernier, après avoir réuni ses hommes pour contester le pouvoir de Filippo, se rend chez Beatrice pour lui dévoiler ses projets et son amour. Agnese et Filippo surprennent Orombello agenouillé aux pieds de Beatrice, et dénoncent aussitôt ce geste comme la preuve évidente de la trahison de la duchesse. Au cours du procès, Orombello se rétracte et revient sur les accusations que Filippo lui a extorquées sous la torture, proclamant l’innocence de Beatrice. Ce qui éveille le doute chez Filippo, Agnese et les juges, au point que le premier hésite à signer la sentence, en proie à la culpabilité. Mais, découvrant l’existence d’une fraction fidèle à Facino Cane le premier époux Beatrice qui la réclame, la fureur le porte à signer l’acte de mort. Beatrice persiste à nier, malgré la torture, accepte humblement son sort injuste et pardonne Agnese, tandis qu’Orombello en fait autant envers ses ennemis, avant de marcher vers le gibet, soutenus par la foule prise de compassion.
Au sein d’une scénographie de prime abord surchargée mais allant s’éclaircissant peu à peu, l’action, alambiquée et un brin confuse à la lecture du long résumé écrit par Peter Sellars publié dans le programme de salle, finit par s’avérer limpide, et si l’on peut trouver les décors de George Tsypin un rien tape-à-l’œil avec son mobilier, ses arbustes, ses fontaines et autres accessoires sculptés, forgés et couverts d’or, tandis que les lumières de James F. Ingalls s’assombrissent de façon particulièrement réussie jusqu’à devenir grises pour situer les scènes d’intérieur entre des murs froids du château de Binasco. Comme toujours avec Peter Sellars, la production est de qualité, même si le metteur en scène états-unien est un peu moins créatif et inspiré qu’ailleurs dans cet ouvrage qu'il dit pourtant avoir expressément tenu à mettre en scène. La direction d’acteur se resserre peu à peu, jusqu’à atteindre une force, une vérité saisissante, les chanteurs s’imposant à la fois par la qualité de leur chant et par celle de leur jeu. Ils parviennent même à s’investir pleinement dans leurs rôles et dans la conduite de leur voix en dépit de la direction manquant à la fois de nerf, d’ardeur, de dynamisme, de lyrisme, de nuances et de conviction de Mark Wigglesworth, qui s’était montré davantage dans son élément en 2021 de La Clémence de Titus à l’Opéra Garnier. Néanmoins, les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra ont eu maintes fois l’occasion de s’illustrer, notamment le cor solo, à l’instar des Chœurs de l’Opéra de Paris dont le rôle est majeur dans cet ouvrage.
La distribution est d’une grande cohésion, chacun des rôles étant parfaitement tenu. A commencer par l’héroïne, la soprano arizonienne Tamara Wilson, entendue en novembre dernier dans ce même Opéra Bastille en Turandot et au Théâtre des Champs-Elysées le 5 décembre en Adriana Lecouvreur dans le cadre d’un concert donné par l’Opéra de Lyon, campe, cette fois encore, une ardente Beatrice di Tenda aux aigus rayonnants, ne forçant jamais la voix, ample et pleine qui lui permet une rayonnante musicalité. Peut-être trop discrète mais voix charnelle et au chant onctueux, la mezzo-soprano allemande de Rome Theresa Kronthaler est une Agnese del Maino pathétique tant le personnage qu’elle incarne semble dépassé par les événements, à commencer par le cataclysme dont elle est responsable. Le baryton hawaïen Quinn Kelsey est un Filippo Visconti impressionnant, la voix est pleine, puissante, colorée, le timbre noble et la ligne de chant souple et ferme à la fois. Le ténor samoan Pene Pati est un Orombello noble et pathétique, la voix est solide et le timbre séduisant, tandis que son frère Amitai Pati, ténor lui aussi, est un ardent ex-ministre Anichino.
Bruno Serrou
Opéra de Paris Bastille, jusqu’au 7 mars 2024
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