Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Jeudi 15 février 2024
La France, son pays de cœur et d’adoption, et la Finlande qui l’imprégnait
jusqu’au plus secret de son âme, ont rendu cette semaine un somptueux hommage à Kaija
Saariaho.
Quelques jours après que l’Opéra national de Paris ait donné son nom à l’une des salles de l’Opéra Bastille, l’Orchestre de Paris et l’Ensemble Intercontemporain se sont associés pour honorer la mémoire de Kaija Saariaho (1952-2023) avec un concert unique dirigé par Esa-Pekka Salonen, son compatriote et ami, qui a partagé le podium avec la fille de la compositrice, Aliisa Neige Barrière.
Beaucoup de ses amis et compagnons de route venus de toute l’Europe, de la Finlande au Portugal, ainsi que son mari, Jean-Baptiste Barrière et leur fils Aleksi Barrière auteur d'un touchant texte publé dans le programme de salle, se sont retrouvés à Paris pour assister à ce bouleversant hommage à la compositrice disparue voilà huit mois, le 2 juin 2023. Nombreux aussi étaient les mélomanes français, particulièrement les abonnés de l’Orchestre de Paris et de l’Ensemble Intercontemporain, ainsi que quantité de jeunes. Un public attentif, concentré, enthousiaste au point que les quintes de toux et les éternuements bruyants se sont éteints le temps de la soirée…
Dirigé par Aliisa Neige Barrière, fille de Kaija Saariaho, l’Ensemble Intercontemporain a ouvert le concert avec le poétique concerto pour flûte Aile du Songe en deux parties respectivement intitulées Aérienne et Terrestre avec Sophie Cherrier en soliste. Cette œuvre composée en 2000-2001 a été inspirée à la compositrice par Saint-John Perse. Elle en arrangera en 2005 la seconde partie, d’après le poème L’oiseau, un satellite infime de notre orbite planétaire, sous le titre Terrestre pour flûte, harpe, percussion, alto et violoncelle. Le concerto lui avait été inspiré par des vers du Prix Nobel de Littérature 1960 puisés dans le recueil Oiseaux, l’Aile falquée du songe, avant de réaliser en 2021 une réduction pour orchestre de chambre, qui a été créé le 15 octobre 2022 à Helsinki sous la direction de sa fille Aliisa Neige Barrière à la tête de l’ensemble Avanti!, qu’elle avait fondé étudiante avec Esa-Pekka Salonen et Magnus Lindberg. L’œuvre prend ainsi la forme d’une épure qui permet à l’auditeur de goûter les timbres qui se répondent et se fondent les uns aux autres dans une partition singulièrement expressive. L’Orchestre de Paris et Esa-Pekka Salonen ont succédé à l’Ensemble Intercontemporain -pour un poème symphonique de Jean Sibelius (1865-1957), père fondateur de la musique finlandaise, Les Océanides, en ré majeur op. 73, fruit d’une commande venue des Etats-Unis en 1913 où elle sera créée le juin 1914 sous la direction du compositeur, qui y dépeint les nymphes de la mythologie grecque nées de l’union du titan Océan et de Thétis, déesse de la mer. Salonen et l’Orchestre de Paris en ont donné une lecture fine, finement évocatrice.
Un long changement de plateau a été nécessaire avant de retourner à la création d’une sensibilité à fleur de peau de Kaija Saariaho, avec les bouleversantes Notes on Light pour violoncelle et orchestre avec en soliste son ami Anssi Karttunen dont l’émotion a porté le public jusqu’à la déchirure. Composée en 2006 à la suite d’une commande du Boston Symphony Orchestra pour le 125e anniversaire de sa fondation, cette partition, comme son titre l’indique, est vouée à la lumière, translucide et secrète dans le premier de ses cinq mouvements, ardente dans le deuxième, puis le deux entités (violoncelle, orchestre) fusionnent dans le troisième (Eveil), tandis que le soliste est conduit à l’introspection de le bref Eclipse qui prélude à l’entrée au Cœur de la Lumière par le violoncelliste dont l’archet puise au fond des cordes de l’instrument dont il émane de rugueuses sonorités que l’orchestre prolonge et amplifie, avant que l’œuvre s’éteigne comme une âme s’en va du corps sur une page ultime sur laquelle la compositrice a porté un passage de La Terre vaine de T. S. Elliot « Je ne pouvais rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n’étais ni mort ni vif, et je ne savais rien, je regardais au cœur de la lumière, du silence »… Anssi Karttunen a donné de ces mesures finales une interprétation si intense, si profonde, si douloureuse tandis que la musique s’éteignait peu à peu sous son délicat archet, que l’émotion et les larmes ont emporté la salle entière, musiciens et public inclus, en une communion totale…
Le concert se terminait en apothéose sonore sur l’impressionnant Kraft pour cinq solistes, orchestre et électronique live donné en présence de Magnus Lindberg (né en 1958), un proche ami de Kaija Saariaho, qui l’a composé en 1984-1985. Une partition gigantesque qui restera indubitablement comme le chef-d’œuvre du compositeur finlandais tant il s’y trouve de liberté, d’originalité créatrice, de fertile imagination, Kraft pour très grand orchestre d’une puissance tellurique comme il en est peu, au point que (fait unique dans la musique classique) il a été distribué au public des boules Quies avant le début de l’exécution de l’œuvre… Kraft est une partition gigantesque, spatialisée non seulement par l’électronique mais aussi par plusieurs instrumentistes (percussion, cuivres, bois) qui circulent continuellement autour du public, tous s’exprimant par le biais d’une écriture virtuosissime. D’où l’extrême rareté des productions de l’œuvre. Pour ma part, je l’entendais pour la troisième fois en vingt-sept ans. La première était lors d’un concert dans la grande salle du Palais des Congrès de Strasbourg dans le cadre du Festival Musica 1997, dirigé déjà par Esa-Pekka Salonen mais à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio Finlandaise. La deuxième fois, c’était à Paris, au CenQuatre le 10 juin 2011 dans le cadre du Festival Agora (connu aujourd’hui sous le nom ManiFeste) de l’IRCAM. Les deux fois devant la colonie finlandaise en tête de laquelle Kaija Saariaho, et, soit sur l’estrade soit dans le public, Esa-Pekka Salonen, qui en avait dirigé la création le 4 septembre 1985 à Helsinki. Ecrite voilà trente-neuf ans, cette œuvre singulièrement originale et puissante, imposait alors un compositeur de tout premier plan, qui osait tout, même l’impossible.
Ce qui fait d’autant plus regretter le tournant que Lindberg a pris voilà une vingtaine d’années, cherchant l’on ne sait trop pourquoi la consensualité. Mais cette partition-ci confine véritablement au chef-d’œuvre, et elle suffit à elle seule à faire de son auteur l’un des maîtres de sa génération. Faisant appel à un très grand orchestre (quatre flûtes, flûte en sol, trois hautbois, cor anglais, trois clarinettes, saxophone alto, trois bassons, contrebasson, quatre cors, quatre trompettes, trois trombones, trombone basse, tuba, cinq percussionnistes, timbales, piano, célesta, deux harpes, cordes - 16, 14, 12, 10, 8) et informatique, scindé en deux mouvements suivis d’une longue coda, Kraft convoque cinq solistes aux instruments amplifiés, violoncelle, clarinette, piano et deux percussionnistes, ces dernières riches de toute une collection d’instruments hétéroclites comme des pieds de mobilier, sceaux à eau avec tuyau, tambours de frein, boulons de toutes dimensions et autres ustensiles métalliques a priori peu habilités à faire de la musique. Ces solistes spatialisés, tant par le biais de haut-parleurs que par leurs propres déplacements, constituent la partie immergée d’une masse orchestrale grondante comme de la lave en fusion. Regroupant l’Orchestre de Paris, qui assurait le tutti, le groupe de solistes étant constitué pour l’essentiel de membres de l’Ensemble Intercontemporain, les musiciens se sont tous imposés, ensemble et séparément, par leur extrême virtuosité, particulièrement Eric-Maria Couturier, autant au violoncelle, magistral, qu’à la percussion, ce qui l’obligeait à se déplacer vaillamment dans tous les sens.
Bruno Serrou
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