Lyon, Opéra national de Lyon, jeudi 17, vendredi 18 et samedi 19 avril
2014
Benjamin Britten (1913-1976), Peter Grimes. Alan Oke (Peter Grimes). Photo : (c) Jean-Pierre Marin
Après un centenaire de naissance
passé quasi inaperçu en France, l’Opéra de Lyon consacre à Benjamin Britten la
dixième édition de son festival de printemps avec trois authentiques
chefs-d’œuvre qui jalonnent sa création, entre 1945 et 1964 : le tragique Peter Grimes, premier des opéras du
compositeur britannique, l’angoissant The
Turn of the Screw (le Tour d’écrou)
de 1954 et l’austère Curlew River (la Rivière au courlis) de 1964, axés tous les trois sur l’innocence et la culpabilité, l’étranger face au groupe. Ils
sont le reflet de l’humanisme du compositeur et permettent de mesurer son
talent d’orchestrateur, les effectifs variant entre huit, quatorze et
soixante-dix musiciens. Serge Dorny, qui vient de voir son contrat renouvelé à
la direction de l’Opéra de Lyon, a confié le plus luxuriant des trois ouvrages,
Peter Grimes, au plus ascétique des
metteurs en scène, le japonais Yoshi Oida, et le plus sévère, Curlew River, au plus flamboyant des
dramaturges, le français Olivier Py.
Benjamin Britten (1913-1976), Peter Grimes. Kathleen Wilkinson (Tantine) entourée de Caroline MacPhie et Laure Barras (Nièces) - gauche -, Andrew Foster-Williams (Balstrode) - au centre -, Rosalind Plowright (Mrs Sedley) et Károly Szemerédy (Swallow) - à droite. Photo : (c) Jean-Pierre Marin
Peter Grimes
Le premier d’entre eux, Peter Grimes, est non seulement l’opéra
le plus célèbre de Britten mais aussi l’un des plus populaires de la seconde
moitié du XXe siècle. Composé sur un livret de Montagu Slater d’après
le poème The Borough de George
Crabbe, l’œuvre est dédiée à l’épouse décédée de Serge Koussevitzky, qui par le
biais de sa fondation a incité Britten en 1941 à l’écrire alors qu’il était
exilé en Californie. Rentré en Angleterre en 1942, il commençait la partition
en juillet 1944 et l’achevait en février 1945 en vue de la création le 7 juin
suivant au Sadler’s Welles Theatre de Londres. « En écrivant Peter Grimes, déclarera Britten en 1947,
j’ai voulu exprimer les rigueurs de la lutte perpétuelle menée par les hommes
et par les femmes qui dépendent de la mer, bien qu’il soit difficile de traiter
sous la forme théâtrale un sujet aussi universel. » La partition, qui doit
beaucoup dans sa structure au Wozzeck
d’Alban Berg (trois actes de deux scènes - au lieu de cinq chez Berg - chacune
précédées d’interludes, une scène de pub, une porte qui s’ouvre et se referme à
chaque entrée de personnages, la noyade des deux héros victimes de la société) tout
en se fondant dans le moule de l’opéra seria
du XVIIIe siècle avec airs, récitatifs, ensembles avec ou sans chœur,
fait de l’orchestre le principal protagoniste, à l’instar de la mer,
omniprésente, tandis que le chœur tient une place prépondérante d’où émergent
nombre de seconds rôles à la personnalité bien trempée.
Benjamin Britten (1913-1976), Peter Grimes. Károly Szemerédy (Swallow), Michaela Kaune (Ellen Orford), Jeff Martin (Révérend Adams), Alan Oke (Peter Grimes), Colin Judson (Bob Boles), Rosalind Plowright (Mrs Sedley), Benedict Nelson (Ned Keene). Photo : (c) Jean-Pierre Marin
Le Peter Grimes de l’Opéra de Lyon est une
incontestable réussite. Yoshi Oida signe une mise en scène d’une force
pénétrante, présentant l’action en forme de flash-back. Seul au milieu du
plateau, pourchassé par le bourg qui le soupçonne d’avoir tué son apprenti, le
pécheur est à bord d’une barque rongée par la rouille. Deux sombres silhouettes
s’approchent silencieusement de lui. Ellen Orford, qu’il aime, est venue lui
dire adieu accompagnée par le capitaine Balstrode, qui lui fournit une masse
avec laquelle il doit se saborder. Les spectres partis, Grimes rame vers le
large, tandis que l’action commence dans sa linéarité... En tête d’une distribution exceptionnelle s’impose la
tragique et dense incarnation de Grimes par l’éblouissant ténor écossais Alan
Oke, plus proche de Peter Pears, pour qui le rôle a été conçu, que de Jon
Vickers, qui a fait ce rôle sien, mais formidable tragédien qui a interprété le
rôle au Festival Britten d’Aldeburgh l’été dernier en décor naturel sur le sable
de la plage de la station balnéaire du Suffolk. Egalement remarquables, l’intense
Balstrode d’Andrew Foster-Williams, l’Ellen à la fois tendre et ferme de
Michaela Kaune, la Tantine colorée de Kathleen Wilkinson, l’inénarrable bigote Mrs
Sedley de Rosalind Plowright, mais aussi de figures pittoresques excellemment
tenus par Caroline MacPhie et Laure Barras (les Nièces), toutes deux membres du
Studio de l’Opéra de Lyon, Colin Judson (Bob Boles), Károly Szemerédy (Swallow),
Jeff Martin (Révérend Adams), Benedict Nelson (Ned Keene), James Martin
(Hobson), etc.
Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the Screw. Heather Newhouse (la Gouvernante), Loleh Pottier (Flora), Remo Ragonese (Miles). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez
The Turn of the Screw
Opéra de
chambre fascinant écrit sur un livret de Myfanwy Piper d’après la nouvelle
éponyme de Henry James publiée en 1898 au climat cauchemardesque (deux enfants
sont la proie de deux spectres malveillants) qui a été créé au Teatro la Fenice
de Venise le 14 septembre 1954 dans le cadre de la Biennale, The Turn of the Screw plonge dans une
atmosphère où la tension monte d’un cran au fil de ses seize scènes, tel un
tour d’écrou, jusqu’à la mort de l’un des chérubins. La partition de
Britten apparaît particulièrement novatrice, avec son orchestre étonnamment
coloré et mouvant malgré son effectif réduit à treize instruments.
Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the Screw. Andrew Tortise (Peter Quint), Remo Ragonese (Miles). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez
Valentina Carrasco, ex-La Fura dels Baus, après
deux préludes illustrés par une vidéo de Fabrice Coton pour Woow your life centrée sur les deux enfants en décor
naturel du parc d’un vieux château dans les années 1950, développe sa mise en
scène sur deux niveaux, une maison aux meubles volants pris dans une toile
d’araignée qui enserre peu à peu les protagonistes jusqu’à les étouffer, et une
forêt touffue où évolue le spectre de Miss Jessel. La réussite plastique de cette production (décors Carles Berga, costumes Nidia Tusal, lumières Peter Van Praet) ne compense malheureusement pas l'absence de tout climax dans la conception dramatique. La distribution est portée
par deux des enfants de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon, Remo Ragonese et Loleh
Pottier, tandis que parmi les adultes, Andrew Tortise domine la distribution dans
le court rôle de Peter Quint. Les autres apparaissent plus ou moins comme des
faire-valoir, à l’exception de Heather Newhouse, gouvernante fragile et perdue,
tandis que Katharine Goeldner est une Mrs Grove indolente et Giselle Allen une fade
Miss Jessel.
Benjamin Britten (1913-1976), Curlew River. Michaël Slattery (la Folle), William Dazeley (le Passeur), Ivan Ludlow (le Voyageur) (de dos). Photo : (c) Stofleth
Curlew River
Si les deux premiers ouvrages
sont présentés dans de nouvelles productions, ce n’est pas le cas de la « parabole
d’église » Curlew river (la Rivière aux courlis) inspirée d’une pièce japonaise du théâtre nô Sumida-gawa (la Rivière Sumida) de Juro Motomasa (1395-1431), qui a été mise en
scène en 2005 par Oliver Py pour le Festival d’Edimbourg, a déjà été présenté à
Lyon, Théâtre des Célestins, en 2008. La Rivière aux courlis est la frontière
naturelle qui sépare les royaumes de l’Est et de l’Ouest et qu’un Passeur
permet de franchir. Une Folle, à la recherche de son fils, interroge les
pèlerins qui attendent de passer… Entre rituel Nô et allégorie médiévale porté par
un langage esthétique adroitement dépouillé, Py signe une magistrale réalisation,
où se détache la bouleversante figure de Folle du ténor américain Michael
Slattery, mais aussi les belles figures du Passeur incarné par William Dazeky
et du Voyageur tenu par Ivan Ludlow.
Benjamin Britten (1913-1976), Curlew River. William Dazeley (le Passeur), Michaël Slattery (la Folle). Photo : (c) Stofleth
Chef du Chœur
de l’Opéra de Lyon, le Britannique Alan Woodbridge a la tâche délicate de
diriger Curlew River et les huit
instruments solistes réunis sur un praticable à l’aplomb des chanteurs,
veillant à ne susciter aucun décalage, tandis que les instrumentistes font un sans-faute.
Le Japonais Kazushi Ono retrouve son
orchestre et sa fosse dans les deux autres opéras, qui, sous sa baguette,
connaissent un sort distinct. Son Tour
d’écrou apparaît en effet un peu
lâche considérant l’implacable mécanique de la partition de Britten, mais il attise
avec élan les embruns de Peter Grimes,
malgré des cordes qui manquent d’étoffe, comme c’est souvent le cas ici dans
les ouvrages requérant plus de quarante archets en raison des limites de la
fosse lyonnaise. En revanche, excellemment
préparé par Alan Woodbridge, le Chœur de l’Opéra de Lyon est tout simplement somptueux.
Bruno
Serrou
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