Paris, Cité de la Musique, dimanche 13
avril 2014
Bruno Mantovani. Photo : DR
Né
sur une idée de Matthias Pintscher à son arrivée à la tête de l’Ensemble
Intercontemporain, et de la Cité de la Musique, Turbulences aura marqué dès sa
première saison par son côté festif et par la richesse de sa programmation. Ses
trois week-ends répartis d’octobre à avril ont été organisés autour de trois
thématiques, Chemins de traverses, Nouvelles directions et Air libre,
programmées par autant de compositeurs, Pascal Dusapin, Matthias Pintscher et Bruno
Mantovani. Les concerts aux formats conventionnels des vendredis soir et dimanches
matinée encadraient de longs rendez-vous festifs proposés le samedi de 17h30 à
minuit.
Dirigé
par Bruno Mantovani venu en voisin, l’ultime concert du cycle 2013-2014 présenté
dimanche a alterné œuvres solistes et d’ensembles de deux compositeurs de la
même génération, deux créateurs référence de la musique du second XXe
siècle forgés à l’aune du sérialisme intégral et de Darmstadt mais qui, dans
leur maturités, sont devenus plus lyriques et libres dans leur mode d’expression :
Luciano Berio (1925-2003) et Pierre Boulez (né en 1925). Représentés par deux œuvres
chacun, ces dernières ont encadré une partition en création d’un confrère qui
aurait pu être leur fils, Philippe Leroux (né en 1959). Le tout constituant un
programme illustrant le concept de dérive.
Philippe Leroux (né en 1959). Photo : (c) Pierre Raimbault
Compositeur
rare, Philippe Leroux compte parmi les plus significatifs de la génération des
années cinquante. « Je me souviens du jour où il est venu se présenter à
moi, au conservatoire, rappelait Ivo Malec en 2006. C’était un très beau garçon,
plein de cheveux bouclés. Une apparition très belle et étrange. Il est arrivé
comme un ange, et il m’a parlé comme il le fait encore, doucement. Il faut toujours
tendre l’oreille, avec lui. » Comme il est dépeint par son professeur,
Philippe Leroux est un artiste discret et lucide, qui allie rigueur technique
et passion pour la transmission, autant pour le public que pour les musiciens,
notamment dans le cadre de son enseignement à l’IRCAM, puis à l’Université
McGill de Montréal. Créateur au talent exceptionnel, il s’est tourné vers la
composition dès ses 11 ans, avant de s’imposer aujourd’hui comme l’un des créateurs
majeurs de sa génération par la puissance de son inspiration, l’exigence de son
écriture, la profondeur, la délicatesse et l’expressivité de sa musique. Commande
de l’Ensemble Intercontemporain en vue de sa création dans le cadre de
Turbulences, écrit pour 28 musiciens (flûte/flûte piccolo, flûte/flûte basse,
hautbois, hautbois/cor anglais, clarinette en si bémol, clarinette en si bémol/clarinette
en mi bémol/clarinette basse, clarinette en si bémol/clarinette contrebasse, basson,
basson/contrebasson, 2 cors, trompette/trompette piccolo, trompette, 2
trombones, 3 percussionnistes, piano, harpe, 3 violons, 2 altos, 2
violoncelles, contrebasse), Total SOlo
allie les particularités d’une pièce solo à celles d’une œuvre pour ensemble,
son auteur y explorant les relations entre l’individuel et le collectif
travaillées dans une forme composite. Les parties sont étroitement combinées,
laissant percer tout autant l’indépendance et la fusion des voix. Ainsi, en
perpétuel mouvement, d’une écriture serrée rehaussée par un large ambitus, cette
page de vingt minutes est à la fois colorée, sensuelle, captivante, virtuose et
volubile. Les alliages de timbres et la vigueur qui émane de l’écriture de
Leroux font de cette partition une œuvre de tout premier plan que l’on a hâte
de réécouter pour en goûter l’infinie diversité.
Sébastien Vichard. Photo : (c) Ircam
En
ouverture de programme, Sébastien Vichard a donné une interprétation puissante
d’Incises que Pierre Boulez a composé
en 1994 à la demande de Maurizio Pollini, qui lui avait commandé pièce pour l’épreuve
imposée du concours de piano à son nom, que Boulez paracheva en 2001. Cette
partition d’une durée totale de 11 minutes avait dans l’intervalle servi de
réservoir en 1996-1998 à une œuvre dans laquelle Boulez déploie son riche
matériau entre trois pianos, trois harpes et trois percussionnistes d’une durée
d’une quarantaine de minutes qu’il allait naturellement intituler sur Incises.
Solistes de l'Ensemble Intercontemporains et Bruno Mantovani après sur Incises de Pierre Boulez. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
En l’absence remarquée du
compositeur, et même si ses membres ont pour la plupart changé, singulièrement
les deux harpistes supplémentaires, l’Ensemble Intercontemporain porte cette œuvre
dans ses gènes. Si bien que, malgré la direction plus lâche de Bruno Mantovani,
moins claire, précise et articulée que celle de Pierre Boulez, sur Incises a bénéficié d’une
interprétation rigoureuse, mais d’où ont été exclus la fluidité des
enchainements, la transparence des textures, le fruité des couleurs, l’étincelante
sensualité des timbres, l’infinie résonance des sons exaltée par l’oreille
infaillible du compositeur qui, en matière de résonance, est le seul véritable
héritier de Claude Debussy.
Didier Pateau. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
A
contrario des pages de Boulez, qui ont été présentées dans l’ordre croissant
des effectifs d’œuvres puisant à la même source, les deux partitions de Luciano
Berio retenues par Mantovani sont allées dans le sens de la raréfaction. La
première pièce proposée a en effet été le développement d’une page pour
instrument seul, Chemin IV pour hautbois
et onze cordes qui, en 1975, amplifiait la quête sonore et harmonique de la Sequenza VII pour hautbois de 1969 dont
le premier forme un « commentaire » de la seconde, de l’aveu même de
Berio.
Philippe Grauvogel. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
Les deux hautboïstes de l’Ensemble Intercontemporain se sont partagés la
partie soliste, Didier Pateau Chemin IV
et Philippe Grauvogel Sequenza VII, tous
deux s’illustrant brillamment dans des interprétations engagées et d’une suprême
musicalité qui dit long sur l’habileté des instrumentistes d’aujourd’hui qui
jouent cette musique avec une aisance stupéfiante.
Bruno Serrou
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