Paris, Salle Pleyel, lundi 31 mars et mardi 1er avril 2014
Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra en répétition Salle Pleyel. Photo : (c) Royal Concertgebouw Amsterdam
Orchestre fabuleux que le Royal
Concertgebouw d’Amsterdam. Surtout dirigé par son actuel chef titulaire, le Letton
Mariss Jansons. Formation et chef élégants, enchanteurs, précis, pénétrants,
enthousiastes, virtuoses ont offert un programme particulièrement dense et
magistralement exécuté, un vrai bonheur pour le public de la Salle Pleyel trois
soirs de rang.
Le concert idéalisé de Mariss Jansons Salle Pleyel. Photo : (c) Royal Concertgebouw Orchestra
L’on
sait depuis Eugen Jochum, qui fut son premier chef entre 1961 et 1964, éminent
brucknérien s’i en est, et Bernard Haitink, son directeur musical de 1961 à
1988, combien l’orchestre hollandais a d’affinité avec les symphonies du
compositeur autrichien dont l’image a longtemps été ternie par la dévotion que
lui voua fallacieusement un certain Adolph Hitler, qui fit ériger à Linz une
statue au plus fameux de ses « compatriotes », alors même que le
titulaire de l’orgue de Saint-Florian de Linz n’avait rien qui puisse évoquer,
de près ou de loin, de quelconques velléités nationalistes. Bruckner, lui,
érigea à travers son œuvre un temple à la seule gloire du Créateur, dont le
point culminant devait être sa Neuvième
Symphonie, qu’il ne put mener à son terme, laissant son finale inachevé, et
qu’il dédia néanmoins « Au bon Dieu ». A la tête de l’Orchestre
Symphonique de la Radiodiffusion bavaroise depuis 2003 et du Concertgebouw d’Amsterdam
depuis 2004, formé à Vienne, Jansons dirige deux orchestres à la forte
tradition germanique tout en ayant bien ancrée en lui celle venant d’Europe
centrale, particulièrement la russe, acquise auprès d’Evgueni Mravinski à
Saint-Pétersbourg.
Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra. Photo : (c) Salle Pleyel
En
trois jours, à l’invitation de la Salle Pleyel et des Productions internationales
Albert Sarfati, la première phalange de Hollande et son directeur musical ont
présenté autant de symphonies de Bruckner, les Quatrième, Septième et Neuvième, chacune mise en regard dans un
ordre aléatoire d’un concerto pour un instrument distinct, le violoncelle, le piano
et le violon, de trois autres compositeurs ayant vécu à Vienne. Comme toujours,
la gestique du chef letton est toute en élégance et en ampleur, ce qui suscite
des tempi respirant large, des
couleurs et des timbres à la palette infinie, mais un sens du drame captivant.
Mariss Jansons. Photo : (c) Medici.tv
Donnée lundi 1er avril
dans sa version originale de 1883, dans l’orchestration romantique de Bruckner sans
hypertrophie (bois par deux, quatre cors, quatre tubas Wagner, trois trompettes
et trombones, tuba, timbales, percussion, cordes [16, 14, 12, 10, 8]) mais avec
la faute de copiste pourtant notée « non valable » qui fait
incidemment survenir un hallucinant coup de cymbales doublé d’un roulement de
triangle au point culminant du mouvement lent, la Symphonie n° 7 en mi majeur a été un pur enchantement. Vision
puissante, sensible, aux architectures respirant ample, d’une profondeur comme
ressentie de l’intérieur, l’exécution a été digne de la direction sereine au
souffle généreux de Jansons capable de susciter des contrastes d’une amplitude
extraordinaire. Dès les premières mesures du mouvement initial exposées aux
violoncelles extraordinaires d’onctuosité, et au premier cor au velouté
exceptionnel, cette conception de la Septième
de Bruckner s’est avérée d’une beauté confondante, le ton noble et altier
mettant en évidence l’arche immense de cette partition qui conduit à une coda
d’une opulence ahurissante où sonnent pour la première fois dans la symphonie,
à la toute fin du morceau, quatre tubas wagnériens aux sonorités plus pleines
et charnues que les quatre cors dont ils sont le prolongement et les
intermédiaires avant les trois post-horns (trombones). En effet, dédiée au roi
Louis II de Bavière, qui, rappelons-le, fut le protecteur de Richard Wagner,
cette symphonie, qui rend hommage au maître vénéré de Bruckner mort pendant la
genèse de la Septième, est toute
emplie des sonorités de l’Enchanteur de Bayreuth, où il s’était rendu pour la
première fois en 1882 pour assister à la création de Parsifal alors qu’il travaillait sur sa symphonie. Le sublime Adagio, marqué « très
solennel », est abordé dans un climat de mystère évanescent, avec des
cordes d’une exquise douceur qui exposent le thème initial avec une délicatesse
inouïe, à l’instar du long crescendo d’une tendresse et d’une nostalgie élégiaque,
si bien que, à son apogée, lorsqu’intervient soudain timbales, cymbales et
triangle, le retour à la réalité est si violent et dramatique que l’atmosphère
paisible semble définitivement rompue. C’est sans compter sur le sens de la
poésie et du drame propre à Jansons, qui retrouve rapidement la sérénité que
réclame la conclusion qui ramène à un climat apaisé. Abordé sans précipitation,
conformément à l’indication du compositeur, le Scherzo est mû avec allant aux délicates inflexions. Le finale,
« mouvementé, mais pas trop rapide », de Jansons et de son
éblouissant Concertgebouw d’Amsterdam est stupéfiant de grandeur et de
puissance, construit telle une majestueuse cathédrale sonore, saisissant
l’auditeur jusqu’au tréfonds de l’âme et du corps tel un hymne solennel à
l’univers entier et à la Création.
Ainsi, Mariss Jansons aura bouclé
la boucle de son triptyque Bruckner, puisqu’il avait donné la veille la Symphonie n° 9 en ré mineur directement
dédiée « Au bon Dieu ». Mariss Jansons évite à bon escient de sombrer
dans une spiritualité excessive, édifiant un vaste monument à l’architecture
continuellement mouvante élevé avec acuité, projetant l’œuvre dans l’avenir
tout en se faisant sensible, flamboyant, dramatique, parfois contemplatif et
tendre. Les tempi sont au cordeau,
jamais étirés à l’envi, contrairement à beaucoup de ses aînés qui, à l’instar
du Parsifal de Wagner, sous prétexte
de spiritualité, s’adonnent à l’extrême lenteur. Le chef letton met
remarquablement en exergue l’architecture continuellement mouvante de cette œuvre
dont les thèmes et les alliages se fondent et s’imbriquent les uns aux autres au
point de constituer une sorte de fuite en avant là où, dans les symphonies
antérieures, Bruckner construisait un univers plus ou moins clos. Plus
richement orchestré que les partitions précédentes, à l’exception de la Huitième, la Neuvième (bois par trois, huit cors, les cinquième à huitième
alternant avec deux tubas Wagner, trois trompettes et trombones, tuba contrebasse,
timbales et cordes [18, 16, 14, 12, 9]) est plus colorée et contrastée que les
autres mais aussi plus fluide et aérée. Avec son orchestre ductile, virtuose, singulièrement
fiable et à la polychromie extraordinairement subtile, Jansons bâtit une nef aux
transitions liquides dirigeant avec retenue, le Scherzo oscille entre visions féeriques et mécanique tandis que le Trio instaure une parenthèse d’un
onirisme annonçant la noble et bouleversante poésie de l’immense Adagio sur lequel se conclut incidemment
l’Inachevée de Bruckner qui se
referme sur un message de paix et d’accomplissement peint avec une simplicité si
confondante par Jansons et une chaleur si radieuse par l’orchestre que l’on en
oublie le fait qu’il manque quelques quatre cents mesures d’un finale laissé en
jachère par Bruckner malgré les neuf ans de genèse.
Krystian Zimerman. Photo : DR
En première partie de cette
impressionnante Neuvième que Bruckner
composa à la fin de sa vie, Mariss Jansons a programmé le Concerto pour piano et orchestre n° 1 en ré mineur op. 15 que
Johannes Brahms a conçu dans la deuxième décennie de son existence. L’on sait
combien les relations entre Brahms et Bruckner furent tendues, mais le premier
convint que la Huitième Symphonie du second était une pure
réussite. Ce premier essai concertant de Brahms, prévu à l’origine comme
première symphonie, est davantage une symphonie concertante qu’un concerto
mettant deux entités face à face, un instrument soliste répondant à un tutti. Plus « rondes », charnelles
et articulées que celles Bruckner, les longues phrases de Brahms n’ont rien à
envier à celles de l’aîné de neuf ans. Intègre et exigent, Krystian Zimerman a
tiré de son Steinway des sonorités se fondant d’incroyable façon à celles du
Royal Concertgebouw Orchestra, dont il écoutait attentivement chaque soliste, donnant
souvent l’impulsion au premier violon, voire à Mariss Jansons en personne, orchestre
et chef qu’il connaît pourtant fort bien. Il n’en est pas moins résulté une
interprétation ample et généreuse, timbres et phrasés se combinant à la
perfection.
Frank-Peter Zimmermann. Photo : DR
Si le pianiste polonais s’est
refusé à tout bis, ce n’est pas le cas pour son presque homonyme allemand, le
violoniste Frank-Peter Zimmermann, qui a donné il est vrai une œuvre beaucoup
plus courte. Immense musicien au répertoire particulièrement riche et varié, ce
dernier a donné du Concerto n° 3 pour violon et orchestre en sol majeur KV.
216 de Mozart une interprétation élégante et limpide qui a magnifié le
style galant et la grâce toute française de sa partie, tandis que Jansons et
ses musiciens ont élaboré d’authentiques dialogues avec le soliste. Pour
répondre aux rappels insistants du public, Zimmermann s’est cantonné à Jean-Sébastien
Bach pour son unique bis.
Bruno Serrou
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