Paris, Salle Pleyel, jeudi 13 mars 2014
Marek Janowski. Photo : DR
Le
programme devait être monographique. Mais le sort en aura décidé autrement, la
cantatrice invitée à chanter quatre lieder avec orchestre et la scène finale de
Capriccio, la soprano Anja Harteros, ayant
déclaré forfait deux jours avant le premier des deux concerts de cette semaine.
Pas de chance donc, tant l’on attendait de beautés sonores (n’est-ce pas André
Cazalet ?), de tendre nostalgie, de délicate vocalité… Il a donc fallu
ravaler son chapeau, et se contenter d’une Huitième Symphonie « Inachevée »
de Franz Schubert plus courue et qui n’a que peu à voir avec ce qui était annoncé à l’origine,
si ce n’est de longues et ardentes mélodies de bois et de cordes. Le programme
concocté par Marek Janowski présentait ce que l’on peut considérer comme l’alpha
et l’oméga de la création orchestrale straussienne, avec Mort et transfiguration conçu en 1887-1888 et Métamorphoses de 1945.
Richard Strauss (1864-1949)
A l’heure
de l’inventaire de sa longue existence, l’amant de la vie qu’est Richard
Strauss s’étonne auprès de sa belle-fille Alice d’avoir pressenti la mort
soixante ans plus tôt en mettant l’agonie en musique : « J’ai déjà
écrit cela voilà soixante ans... C’est étrange, Alice, que la mort soit
exactement comme je l’ai écrite dans Mort et transfiguration. Etrange
que ce soit… » Deux heures plus tard, le 8 septembre 1949, Richard Strauss
s’éteignait... Cette intuition de l’agonie, surprenante de la part d’un jeune
homme de vingt-quatre ans, révèle une fibre dramatique manifeste, fortement
imprégnée de fructueuses lectures. Si les phases successives de la mort
constituent l’essentiel de l’œuvre, la transfiguration, très brièvement
évoquée, n’en est que l’ultime étape, comme si le compositeur ne cherchait
qu’une porte de sortie à sa partition. Il se pourrait donc que, contrairement à
Wagner dont Strauss se réclamait alors, il n’y ait rien de métaphysique dans au
terme de l’œuvre. Créée le 21 juin 1890 à Eisenach sous la direction du
compositeur, qui la reprend le 12 janvier suivant à Weimar où il est troisième
chef d’orchestre à l’Opéra, le poème symphonique est magistralement construit
selon les canons de la bonne vieille forme sonate. Il suscitera pourtant de
virulentes réactions du critique le plus réactionnaire de l’époque, Eduard
Hanslick, qui y voyait un « art qui mène le compositeur droit sur la voie
du drame en musique », ce qui n’était pas un compliment sous sa plume
considérant qu’il détestait Wagner, à Claude Debussy qui, ironique, écrivit :
« Dans la Cuisine bourgeoise à
l’article « civet de lièvre », on peut lire cette prudente
recommandation : prenez un lièvre !... Richard Strauss procède
différemment. Pour faire un poème symphonique, il prend n’importe quelle
idée », tandis que Romain Rolland y voit le réalisme « des dialogues
de Beethoven avec le Destin. Supprimez tout programme, précise le romancier, et
l’œuvre reste claire et poignante par l’unité de son émotion intérieure ».
Déjà, en 2010, Marek Janowski, pour qui la musique est avant tout sensualité,
avait déjà programmé Mort et
transfiguration avec l’Orchestre de Paris. Contrairement à ce qui était
résulté de son approche voilà quatre ans, le
tragique et l’angoisse étaient cette fois bel et bien présents, l’approche de
la mort, les pressentiments et les phases de rémission étant ménagés de façon
pénétrante tandis que l’Orchestre de Paris a de nouveau sonné fier, se plaisant
à la prise de risques, comme le cor anglais qui, à la fin de sa première
intervention à découvert.
L'Orchestre de Paris et son directeur musical Paavo Järvi. Photo : (c) Orchestre de Paris, DR
En lieu et place des lieder prévus, Marek Janowski a
substitué la Symphonie en si mineur « Inachevée »
(1822) de Franz Schubert dont il a sollicité le chant voluptueux mais dont il a
resserré les tempi au point d’empêcher parfois les pupitres de l’orchestre de
respirer à leur aise et, de ce fait, comprimant l’élan nostalgique
caractéristique du compositeur viennois, tandis que la globalité de l’interprétation
est apparue un peu terne.
Richard Strauss (1864-1949), les sept premières mesures de Métamorphoses. Photo : (c) BS, DR
Achevée le 12 avril 1945,
moins d’un mois avant la fin de la guerre, œuvre en un seul tenant de
trente-cinq minutes constituée d’un vaste adagio avec une partie
centrale plus fiévreuse, Métamorphoses
de Richard Strauss répond à une commande du milliardaire suisse Paul Sacher,
remarquable musicien et mécène intrépide de la musique, qui la créa à Zürich le
25 janvier 1946. Cette partition est l’un des sommets ultimes du musicien
octogénaire. Malgré le caractère lyrique et passionné des deux épisodes
centraux dont les contreparties extrêmes, emprunts d’une noble et sereine
résignation, étouffent les sanglots, l’œuvre est toute empreinte d’une déchirante
et douloureuse mélancolie. Le titre peut évoquer à la fois les infinis méandres
des entrelacs mélodiques inlassablement développés, agrégés, retravaillés, et
la métamorphose espérée du monde au terme des atrocités du second conflit
mondial. Si Strauss n’a rien précisé sur ce point, il est en revanche avéré
qu’il avait commencé à l’époque la relecture de l’œuvre entier de Goethe, et
qu’ainsi il s’était assurément plongé dans les pages où le poète compare sa
propre création aux métamorphoses de la vie animale et végétale, où la mort
prélude au retour à la vie. Strauss retient du dernier Goethe l’idée
d’autoréflexion, de cheminement vers la sagesse par la conscience de soi, ce à
quoi répond la résignation qui sous-tend Métamorphoses. En outre, le
compositeur métamorphose ici non pas des thèmes, mais des tonalités et des
harmonies. Les six thèmes principaux, dont l’allusion finale à la Marche
funèbre qui ouvre la Symphonie « Héroïque » de Beethoven,
plongent l’œuvre au cœur de la culture allemande, d’essence romantique, avec
des allusions plus ou moins tangibles à Wagner et à son Tristan, à
Mendelssohn et à Brahms. A la fois consolation, aveu et expiation, l’évocation
est si forte, que Richard Strauss a préféré ne pas assister à sa création et s’est
contenté de participer la veille au soir à l’ultime répétition. A l’issue du
premier filage, Sacher tendit sa baguette au compositeur, qui la lui prit
doucement des mains, pour diriger « merveilleusement », avant de
remercier les musiciens pour leur remarquable prestation, et de se retirer sans
se retourner. Dans cette immense pièce
de vingt-huit minutes aux méandres inouïs, Marek
Janowski a confirmé sa profonde compréhension de l’univers straussien, dirigeant
avec précision et une évidence pénétrante une somptueuse formation de cordes de
l’Orchestre de Paris aux textures riches en couleurs, en luminosité, et d’une
virtuosité à toute épreuve. Emotion spirituelle et plaisir des sens (l’ouïe et
la vue étant sollicitées d’égale façon par les méandres de la polyphonie) intimement
mêlés ont saisi la salle entière, qui s’était bruyamment manifestée entre les
deux mouvements de la symphonie de Schubert en applaudissant inopinément, et
dans le cours de l’exécution des pages précédentes par des raclements de gorge,
des éternuements tonitruants et des toux de coqueluche…
Bruno
Serrou
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