Paris,
Cité de la Musique, mardi 25 mars 2014
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Momente. Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) EIC, DR
Rendez-vous d’importance mardi soir, Cité de la Musique. L’Ensemble
Intercontemporain, auquel étaient associés pour l’occasion le somptueux WDR
Rundfunkchor de Cologne et la remarquable soprano allemande Julia Bauer, tous
placés sous la direction de Péter Eötvös, qui fut le proche collaborateur du
compositeur à l’époque de la genèse de l’œuvre présentée, donnaient une page monumentale
et fondatrice, Momente de Karlheinz
Stockhausen. Partition de deux heures requérant un effectif rarement usité, Momente est fort peu programmé, malgré
sa place capitale dans l’histoire de la musique. Quantité de musiciens, compositeurs
et interprètes de toute obédience mêlés, se sont retrouvés au sein d'un nombreux public pour
assister à l’événement, l’œuvre n’ayant pas été donnée à Paris depuis plus d’une
trentaine d’années. Il convient d’ailleurs de rappeler que l’enregistrement
référent des Momente a été réalisé
sous la supervision du compositeur et sous la direction de Diego Masson à la
tête de son ensemble Musique Vivante et avec le WDR Rundfunkchor de Cologne, avec
Martina Arroyo, dans les deux versions, 1965 dite « de Donaueschingen »
et 1972 dite « Europa version » disponible chez DG, jusqu’à ce que le
compositeur se fâche avec le label jaune…
Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR
Dès le début de sa carrière de musicien, Karlheinz Stockhausen (1928-2007)
a visé le Tout, le projet qui intègre l’univers entier. Avant même de commencer
à composer, alors qu’il songe à devenir écrivain, il découvre en 1948 les
ferments de sa créativité en lisant le Jeu des perles de verre de
Hermann Hesse. « J’ai trouvé ce texte prophétique, car j’ai réalisé que
l’appel le plus élevé de l’humanité peut être de devenir un musicien dans le
sens le plus profond : concevoir et former le monde musicalement. » C’est comme métaphore du cosmos que
Stockhausen aborde le post-sérialisme avec Kreuzspiel en
1951 : « Les sons sont semblables aux étoiles, le soir. On pense que
c‘est un chaos, mais quand on commence à les étudier, on s’aperçoit qu’il
s’agit d’une composition fantastique mais cohérente, avec ses constellations,
ses planètes. » Stockhausen compose alors quelques partitions qui révèlent
la nécessité profonde d’un système sériel généralisé à tous les paramètres : Spiel
pour orchestre, les quatre premiers Klavierstücke, Kontrapunkte
pour dix instruments. Afin d’aller plus loin dans la généralisation de la
série, il s’oriente vers l’électronique, qu’il aborde dans le studio de la Westdeutscher
Rundfunk de Cologne fondé par Herbert Eimert en 1951, où il aura travaillé
jusqu’à sa mort, avec laquelle il se familiarise grâce aux conseils de Werner
Meyer-Eppler.
Péter Eötvös. Photo : DR
La vision globalisante de
Stockhausen s’épanouit dans l’espace en 1957 dans Gruppen pour trois
orchestres spatialisés. Après avoir prédit dès les années cinquante le règne
exclusif de la musique électronique dans l’avenir, domaine qu’il explore dans
la décennie suivante et qui trouvera son exutoire avec son triomphe dans la
grande sphère du pavillon allemand de l’Exposition Universelle d’Osaka en 1970,
Stockhausen conçoit dans la foulée le chef-d’œuvre de cette période, Momente
pour soprano, quatre groupes choraux et treize instrumentistes (quatre
trompettes, quatre trombones, trois percussionnistes et deux claviers électroniques),
où le
concept de la forme momentanée est l’aboutissement « d’une volonté de
composer des états et des processus à l’intérieur desquels chaque moment
constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir
par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et
à la totalité de l’œuvre ». Stockhausen est à cette époque
considéré comme le magicien de la musique électronique.
Julia Bauer. Photo : DR
Ouvert sur l’intervention
des seuls instruments à percussion et des claviers, suivie de la venue à
travers la salle des choristes et des cuivres qui s’installent à leurs places avant
l’arrivée du chef sous leurs applaudissements, conclu par une bouleversante
prière, composé entre 1962 et 1969, enrichi en 1972 puis en 1998, Momente est décrit par son auteur comme
un « quasi opéra de la Mère Terre entourée de ses poussins ». Il s’agit
de la toute première œuvre de Stockhausen fondée sur les principes de
transposabilité modulaire, et sa première forme musicale déterminée à partir de
catégories de sensation ou de perception plutôt que par des unités numériques
de terminologie musicale qui marque un changement significatif dans l’approche du
compositeur à partir des formes abstraites des années cinquante. Momente illustre ce que Stockhausen
appelle Moment form, dans laquelle l’attention
de l’auditeur est portée sur l’instant, « l’éternité qui ne commence pas à
la fin des temps mais est accessible à tout moment ». Il constitue aussi
une forme polyvalente dans le fait que ses trente sections (aussi appelés Moments) peuvent être disposés en quantité
de séquences. L’œuvre se répartit en trois groupes principaux de Moments,
désignés par des lettres : huit M,
sept K, onze D. Lettres qui viennent à la fois de Melodie (mélodie), Klang
(son, accord), Dauer (durée) et de l’autobiographie
du compositeur, K désignant le
compositeur (Karlheinz), D sa
première épouse (Doris), M sa seconde
(Marie). Chaque Moment se subdivise
en cinq sections. Le groupe K est
toujours au centre, soit avec les moments D
qui le précèdent soit avec les moments M
qui le suivent (comme durant les concerts de 1972 et de 1998), ou inversement.
WDR Rundfunkchor Köln. Photo : DR
Chaque groupe de Moments inclut un type « pur »
désigné par un simple lettre, et des types « mixtes » contenant des « influences »
des autres Moments désignés par des lettres
multiples associant celle du Moment à
celle de ceux auxquels ils empruntent. Ce qui se produit selon quatre niveaux
hiérarchiques, le premier étant celui des trois Moments purs. Le deuxième subit un degré d’influence relatif d’un
autre Moment (environ 30 %) et est
indiqué par des lettres minuscules entre parenthèse, par exemple M (k) et M (d) dans le groupe M. Au
troisième niveau, l’équilibre est total entre les Moments qui le constituent, d’où l’usage de lettres capitales,
telles MK et MD dans le groupe M. Le
quatrième niveau est utilisé dans le groupe D,
le Moment DKM étant le seul à
atteindre l’équilibre. Une durée fondamentale est attribuée à chaque Moment selon son niveau. Les purs
moments que sont M, K et D
durent deux minutes chacun, les moments de deuxième niveau une minute, ceux des
troisième et quatrième respectivement trente et quinze secondes. Cependant,
dans de nombreux cas, ces durées de base sont étendues en cours d’exécution, à
la fois à cause de l’insertion de matériaux étrangers et parce que plusieurs Moments peuvent ou doivent être répétés.
La répétition d’un Moment peut impliquer
un changement considérable de la vitesse d’exécution. Par exemple, DK (d) a une durée de base de quinze
secondes, mais lors de la répétition la section est jouée quatre fois plus lentement.
A ces trois groupes de moments s’ajoute un quatrième, intitulé I (Informel
ou Indéterminé), utilisé pour
encadrer et séparer les trois sections principales. I (d) se trouve toujours entre les groupes M et K, I (k) toujours entre K et D.
... Le Moment I (m) est indépendant
et peut se situer au début, avant ou après I
(k). Le Moment I est toujours placé à la fin. Les Moments I sont les plus longs de l’œuvre,
et neutralisent les autres. Comme prévu à l’origine, I (Moment de prière)
devait durer huit minutes et I (k), I (d), et I (m) quatre minutes chacun. Ce qui aurait eu pour résultat le fait
que leur durée combinée, vingt minutes, aurait été égale à celle des vingt-six
autres moments combinés. Cependant, une fois l’œuvre achevée, les durées de I et I
(m) ont été allongés d’environ dix et cinq minutes chacun, tandis que I (k) dépasse les vingt minutes, soit
autant que tous les Moments I
assemblés.
Péter Eötvös dirigeant Momente de Karlheinz Stockhausen Cité de la Musique. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR
Si l’on peut regretter que
les particularités de la Cité de la Musique, salle modulable qui permet de
placer public et interprètes dans des configurations favorisant la spécialisation,
n’aient pas été exploitées mardi ailleurs que sur le plateau disposé dans le
cadre traditionnel des salles de concert, où les quatre groupes trompette/trombone
étaient disséminés au milieu des chœurs jouant aussi de la percussion répartis
en deux groupes (femmes devant, hommes derrière des deux côtés du chef), les
deux claviers sur le devant de la scène entourant le chef et les trois percussionnistes
sur un praticable au fond du plateau, tandis que la projection du son était
assurée de main de maître par Thierry Coduys depuis la salle, l’exécution s’est
avérée intense, magistralement tenue par la direction précise, rigoureuse et incroyablement
maîtrisée de Péter Eötvös, assurément le musicien le mieux placé au monde pour
diriger Momente. Autant parce qu’il
connaît l’œuvre presque aussi bien que son auteur pour avoir été le disciple
puis le proche collaborateur de Stockhausen à l’époque de la genèse de la
partition et participé à la préparation du chœur, que parce qu’il est devenu
depuis l’un des grands compositeurs de sa génération.
Projetés sur un grand écran, les poèmes, d’une forte
teneur érotique, tirés pour la plupart du Cantique
des Cantiques dans la traduction de Martin Luther, mêlés à des extraits d’une
lettre de Mary Bauermeister, des citations de La vie sexuelle des Sauvages de Bronislaw Malinowski, à une phrase
de William Blake, He who kisses the joy as it flies/Lives in Eternity’s
sunrise, à des listes de noms tirés de contes de fées, des onomatopées et
des phonèmes inventés par Stockhausen, qui utilise diverses langes (allemand,
italien, espagnol, anglais, français), ont été chantés avec chaleur, humanité et
intensité par Julia Bauer, voix de velours au grain de bronze capable de toutes
les colorations doublée d’une forte présence scénique, et par le somptueux Chœur
de la WDR de Cologne, qui a campé à lui seul un monde bigarré aux textures
polychromes donnant aux textes une force dramatique saisissante, instillant au
finale des accents dignes du Requiem pour
un jeune poète que composa à la même époque (1955-1969) Bernd Aloïs
Zimmermann, que Stockhausen ne portait pourtant pas dans son cœur.
Bruno
Serrou
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire