Paris, La Péniche Opéra, lundi 17 mars
2014
Peter Maxwell Davies (né en 1934), Eight Songs for a Mad King. Paul-Alexandre Dubois (le roi). Photo : (c) Thierry Beauvir
Fidèle
à son crédo artistique depuis sa fondation en 1982, La Péniche Opéra poursuit
sa politique de création lyrique d’œuvres conçues en fonction de la
configuration de la cale du navire fluvial. L’un des fils conducteurs de la
saison 2013-2014 est la folie sous toutes ses formes. Avant un Woyzeck d’après Georg Büchner en mai
commandé au jeune compositeur Aurélien
Dumont, Mireille Larroche a confié à Paul Alexandre Dubois le soin de concevoir
un diptyque Les Dits du Fou,
spectacle d’une heure réalisé à partir d’une œuvre de la fin des années
soixante du compositeur britannique Sir Peter Maxwell Davies, Eight Songs for a Mad King (Huit chants pour un roi fou) en lui
associant une pièce nouvelle sur un texte inédit. Le choix du compositeur s’est
tout naturellement porté sur Alexandros Markéas.
Peter Maxwell Davies (né en 1934), Eight Songs for a Mad King. Paul-Alexandre Dubois (le roi). Photo : (c) Thierry Beauvir
Créé
à Londres le 22 avril 1969, Eight Songs
for a Mad King op. 85 est un monodrame pour baryton et ensemble de six
instruments (flûte, clarinette, percussion, piano, violon, violoncelle) que Peter
Maxwell Davies (né en 1934) a écrit à la fin des années 1960 sur un livret de
Randolph Stow fondé sur des phrases prononcées par le roi d’Angleterre George
III (1738-1820) dont le long règne de soixante années s’acheva péniblement
accablé qu’il était d’une malade mentale due à une maladie de sang connue sous
le nom de porphyrie. Maxwell Davies a conçu son monodrame pour l’acteur
sud-africain Roy Hart et l’ensemble du compositeur Pierrot Players. La partie
du baryton requiert une extraordinaire technique vocale, l’étendue de la
tessiture couvrant plus de cinq octaves. L’action de ce monologue dit et joué par
le roi se déroule dans de grandes cages dans lesquelles sont placés les
interprètes, le climax de l’œuvre étant le moment où le roi, emporté par la
folie, arrache le violon des mains de son titulaire et le brise. Cette œuvre
présente un portrait extravagant mais surtout poignant et perturbant de la
folie.
Alexandros Markéas (né en 1965). Photo : DR
Les
relations d’Alexandros Markéas et de la Péniche Opéra sont en effet un long
fleuve tranquille ponctué de rendez-vous qui marquent déjà l’histoire de ce
théâtre flottant particulièrement convivial. Né à Athènes en 1965, le
compositeur franco-grec y a déjà donné en création depuis une décennie plusieurs
cycles de mélodies et, surtout, en 2008, Outsider,
opéra dont les principaux protagonistes sont les cinéastes Elia Kazan et Jules
Dassin. « Je me sens comme un compositeur dramaturge, concevant l’espace,
la mise en scène, la scénographie, etc. Mais étant seulement compositeur, j’ai
besoin de collaborateurs expérimentés en chacun de ces domaines. »
Alexandros Markéas (né en 1965), Mots bruts. Paul-Alexandre Dubois. Photo : (c) Thierry Beauvir
A
l’instar de cette première production de la Péniche Opéra d’un ouvrage de
Markéas, le nouveau spectacle musical du compositeur, Mots bruts, exploite les techniques du cinéma. « J’ai voulu
reproduire l’image du chanteur en temps réel en trois exemplaires afin de constituer
un quatuor vocal qui me permette de basculer constamment du temps réel au temps
différé et inversement. Je peux ainsi explorer le mental du fou et faire
ressentir au public les événements qui provoquent ses pensées. » Mais à la
différence d’Outsider, Mots bruts n’occupe pas une soirée
entière. Ses trente minutes constituent le second volet d’un diptyque consacré
à la folie, Les Dits du fou, ouvert
sur Huit chants pour un roi fou de
Peter Maxwell Davies, le tout mis en scène par Paul-Alexandre Dubois. « Un
fou, convient Markéas, n’a pas forcément perdu la notion du temps, la
perception de son corps. S’il semble perdu, c’est souvent le fait des
médicaments. » Markéas a construit lui-même son livret à partir de textes
de malades mentaux réunis par l’écrivain suisse Michel Thévoz, spécialiste des
phénomènes borderline. « Il
s’agit ici d’un aliéné qui écrit son propre ressenti, précise le compositeur. Nous
pénétrons ainsi dans le labyrinthe de la pensée. Du coup, le sujet est non pas
la folie mais le mot et le son. Au sein d’une dramaturgie qui découle du
montage cinématographique, j’ai intégré dans ma partition les bruissements du
stylo du fou écrivant captés par un micro travaillé en direct via l’informatique par Virginie Lefebvre
et Nicolas Thelliez, que je considère comme des musiciens, au même titre que les
six instrumentistes de l’ensemble Les Noces de Nicolas Krüger. » Fondée
sur la folie et la trame allant de l’intime à l’outrancier, la musique est ici
volontairement multi-esthétique, partant des sons de la vie quotidienne (style,
livre, tasse), passant de la parole au chant puis au cri, illustrant également la
démesure, voire le ridicule. L’œuvre alterne monologues parlé et chanté, enchaînant
une dizaine de textes souvent bouleversants d’internés dits et « vécus »
par le chanteur qui prend le public à témoin ainsi que les musiciens, le
percussionniste s’avérant son double tandis qu’il jette ses notes sur une
feuille de papier, le micro captant et amplifiant le son du stylo et qu’il
dialogue avec ses trois doubles projetés sur autant d’écrans.
Alexandros Markéas (né en 1965), Mots bruts. Paul-Alexandre Dubois. Photo : (c) Thierry Beauvir
Dans
un espace de jeu s’étendant sur la péniche entière, délimitée par des rubans de
scène de crime suspendu au-dessus du public, qui seront arrachés par Paul-Alexandre
Dubois, concepteur et interprète du spectacle. Il convient de saluer la
performance de ce dernier, qui donne tout le tragique et la solitude désespérée
des êtres déconnectés du monde réel, mais aussi la dimension onirique et
humaine que cet état engendre, la déchirure du roi des Huit Chants de Peter
Maxwell Davies et l’humanité éclatée des états de la folie des personnalités
hallucinées et bigarrées de Mots bruts d’Alexandros Markéas. Il convient aussi
de réunir dans ce même satisfécit les musiciens du jeune ensemble Les Noces (1)
dirigés depuis le piano par Nicolas Krüger, notamment Naaman Sluchin, qui a la
douleur de sacrifier chaque soir « son » violon (2).
Bruno Serrou
1) Yua
Souverbie (flûte), Francis Prost (clarinette), Naaman Sluchin (violon), Joël
Schatzmann (violoncelle), Yannick Dero (percussion)
2)
Il ne s’agit évidemment pas de son violon, mais d’un substitut fabriqué en
Chine à la chaîne
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire