Désormais distribué par Warner
Classics, EuroArts a eu l’heureuse initiative de réunir en un coffret de quatre
DVD trois des productions majeures du Festival de Salzbourg dans le cadre de sa
collection que l’éditeur berlinois de documents musicaux, principalement de
captations de concerts et d’opéras coproduit avec Unitel Classica. Ces trois
spectacles précédemment accessibles en DVD séparés, sont autant de
chefs-d’œuvre du théâtre lyrique du XXe siècle, Die Gezeichneten (Les
Stigmatisés) de Franz Schreker, Lulu
d’Alban Berg et Die Soldaten (Les Soldats) de Bernd Aloïs Zimmermann, réalisés
par des équipes de production de tout premier plan, chefs (Kent Nagano, Marc
Albrecht, Ingo Metzmacher), orchestres (Wiener Philharmoniker, Deutsches
Symphonie-Orchestrer Berlin), metteurs en scène (Nikolaus Lehnoff, Vera
Nemirova, Alvis Hermanis) et distributions vocales, captés entre 2005 et 2012,
sur la même scène de la Felsenreitschule (Ecole d’équitation) de Salzbourg.
Franz Schreker, Die
Gezeichneten
Né à Monte-Carlo le 23 mars 1878,
proche d’Arnold Schönberg dont il dirigea le chœur des Gurrelieder à leur création, fils de photographe juif autrichien
converti au protestantisme et d’aristocrate catholique, Franz Schreker a
rapidement imposé son leadership sur la scène lyrique allemande aux côtés de
Richard Strauss. En 1920, il est nommé par le gouvernement social-démocrate
allemand directeur du Conservatoire de Berlin. Sous sa direction, la grande institution
pédagogique prussienne devient un centre majeur de la vie musicale européenne,
avec des enseignants comme Paul Hindemith, Arthur Schnabel, Ferruccio Busoni,
Arnold Schönberg. Mis à l’écart en 1933 de toute fonction éducative par un
régime qui ne manque pas une occasion de le fustiger comme « artiste
dégénéré », Schreker meurt dans l’indifférence à 56 ans le 21 mars 1934.
Aux côtés du Son lointain (Der ferne Klang),
les Stigmatisés (Die Gezeichneten)
créé en 1918 compte parmi les chefs-d’œuvre du théâtre lyriques du siècle
dernier. Son livret, dont le compositeur est l’auteur comme chacun de ses
opéras, résulte d’une commande d’un autre compositeur juif autrichien,
Alexandre Zemlinsky (1871-1942), qui lui avait expressément demandé pour son
propre usage un texte dont le personnage central, Alviano, soit à son image,
laid et repoussant. Mais, conquis par son sujet, Schreker se le réserva et
Zemlinsky dût se tourner vers le Nain
d’Oscar Wilde, qui donnera naissance au remarquable Der Zwerg.
Franz Schreker (1878-1934), Die Gezeichneten. Photo : (c) Salzbug Festspiele
L’action des Stigmatisés se déroule à Gênes, au XVIe siècle. Le noble
Alviano Salvago, d’une laideur repoussante, a usé de son
immense fortune pour bâtir une cité utopique d’une extraordinaire beauté sur
une île voisine. Mais la noblesse génoise désœuvrée se sert de ladite île comme
d’un lupanar, à l’insu d’Alviano. Ce dernier, troublé par sa laideur, se refuse en effet à pénétrer
dans sa cité chimérique. Il s’apprête même à la céder à l’Etat génois, ce qui suscite
l’inquiétude de la noblesse. Alviano, éconduit par celle qu’il aime,
l’artiste-peintre Carlotta Nardi qui préfère son bourreau, le comte Tamare,
finit par se suicider. Le chromatisme exacerbé de l’écriture de Schreker,
l’extraordinaire présence de l’orchestre qui donne à cet opéra le tour d’un
immense poème symphonique avec voix obligées, à l’instar des ouvrages lyriques d’Alexandre
Zemlinsky et d’Erich Wolfgang Korngold conçus à la même époque, la tension
vocale extrême qui en résulte donnent à cette œuvre une force phénoménale
coupant littéralement le souffle de l’auditeur pour ne le lâcher que longtemps
après le rideau final.
La distribution réunie
pour cette production salzbourgeoise de 2005, fort nombreuse au point d’inclure
des solistes de l’excellent Chœur de l’Opéra de Vienne, est à la hauteur de
cette musique paroxysmique, avec à sa tête le solide ténor Robert Brubaker,
Alviano hallucinant de douleur et d’héroïsme. Sa tessiture tendue comme un arc
est d’une assurance à toute épreuve. La soprano Anne Schwanewilms est une
Carlotta digne de lui, déployant de son timbre voluptueux une densité et une
émotion à fleur de peau. Le baryton Michael Volle excelle en Tamare, et l’on
retrouve avec plaisir le vétéran Robert Hale qui campe avec force un abject Duc
de Gêne Adorno. Mais il faudrait citer tous les protagonistes, tant chacun est exactement
à sa place, à commencer par le Podestat de Gênes, père de Carlotta, brillamment
tenu par un autre vétéran, Wolfgang Schöne. La mise en scène de Nikolaus Lehnoff
et la scénographie de Raimund Bauer qui situent l’action de nos jours, exploite
les moindres recoins de l’Ecole d’équitation de Salzbourg, avec une terre
battue d’aspect lunaire tandis que dans les alvéoles s’expriment le chœur et
les masques. La direction d’acteur, fouillée, et les changements d’atmosphères
font pénétrer le spectateur jusqu’au plus secret de l’âme des protagonistes. A
l’instar de la direction musicale de Kent Nagano qui avive avec une ardeur et
un souffle conquérants un Deutsche Symphonie-Orchester Berlin de braise et aux
timbres luxuriants.
Alban Berg, Lulu
Incomplet à la mort de son auteur,
Lulu, second opéra d’Alban Berg (1885-1935), est sans doute moins
« révolutionnaire » que Wozzeck. Il n’en est pas moins l’un des
chefs-d’œuvre de l’opéra du XXe siècle, et il était regrettable que
cet ouvrage conçu en forme d’arche ait été réduit à ses deux seuls actes
complets, alors que Berg avait presque tout écrit. Après les refus de Schönberg,
Zemlinsky et Webern, la veuve de Berg, Helen, s’opposa à toute velléité
d’achèvement. Il fallut attendre sa mort en 1976 pour que cette entreprise
prenne forme. La création sera donnée en février 1979 à l’Opéra de Paris dans
la production légendaire de Pierre Boulez et Patrice Chéreau…
Cette version achevée par
Friedrich Cehra a déjà fait l’objet de plusieurs productions reprises en DVD, les
deux plus marquantes étant celles d’Olivier Py à Genève et de Warlikowski à
Bruxelles. Remarquablement filmée par Brian Large, la mise en scène de Vera
Nemirova souligne met bien en évidence le cheminement tragique de l’innocence
et de la spontanéité avilies puis déchues de la femme proie de l’égoïsme et de la
goujaterie des hommes au sein d’une somptueuse scénographie se faisant toujours
plus sombre au fur et à mesure des scènes conçue par le plasticien allemand Daniel
Richter, avec qui la metteur en scène bulgare travaillait pour la première
fois, et les beaux costumes de Klaus Noack. Néanmoins, les conceptions de la
metteur en scène et de son décorateur semblent se déployer de façon autonome,
voire antinomique, Richter tendant à faire de Lulu un Don Giovanni au féminin
tandis que Nemirova se focalise sur la dégradation d’un être condamné à mort. Les
trois actes de Lulu ne sont ainsi que la sinistre descente aux enfers d’une
femme de chair et de sang par trop désirable et que la trivialité égotiste et cruelle
des hommes voue à l’anéantissement.
Alban Berg (1885-1935), Lulu. Patricia Petibon (Lulu), Michel Volle (Dr Schön). Photo : (c) Salzburg Festspiele
Cette version de Lulu enregistrée
en 2010 est somptueusement servie par une remarquable distribution d'une vérité exceptionnelle, les interprète s’identifiant
avec un naturel confondant, sans trouble ni artifices, à la narration bergienne
d’une rare théâtralité. En premier lieu, la phénoménale Lulu de Patricia
Petibon, qui s’était déjà illustrée dans le même rôle à l’Opéra de Genève pilotée
par Olivier Py. Mais la soprano française n’a plus ici cette pudeur qui la contraignait dans le premier acte genevois. La
soprano française brûle littéralement les planches. Voix souple et féline, à
l’image de son corps dont elle joue en actrice accomplie, sans pudeur mais non
pas impudique. Face à cette silhouette incandescente, la bouleversante
Geschwitz de Tanja Ariane Baumgartner, un Dr Schön admirablement campé par Michael
Volle. Pavol Brelik (le Peintre/un Nègre), Cora Burggraaf (un Ecolier/un Groom),
Thomas Piffka (Alwa), Thomas Johannes Mayer (un
Dompteur/un Athlète), Andreas Konrad (le Marquis) et Cornelia Wulkopf (la Mère)
leur donnent une réplique idoine. Et quel plaisir que de retrouver deux immenses
chanteurs dans des rôles de composition excellemment tenus, Franz Grundheber
(sans doute le plus grand Wozzeck du dernier demi-siècle) en Schigolch, et
Heinz Zednik (formidable Mime du Ring
du Centenaire de Bayreuth de Boulez/Chéreau). Marc Albrecht dirige avec un sens
du discours et du drame si puissant que l’Orchestre Philharmonique de Vienne
atteint des sommets d’expressivité, participant à l’action avec un souffle et
un naturel époustouflant.
Bernd Aloïs Zimmermann, Die
Soldaten
Die Soldaten (Les Soldats)
de Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) est l’opéra le plus fou jamais conçu par
un compositeur. Le style et la structure de cette partition reconnue comme
l'une des œuvres-clefs du XXe siècle, sa technique de collage
musical et dramatique l’amènent aux limites de l’exécutable. Donné à Salzbourg
l’été 2012 sur la vaste scène de l’Ecole d'équitation, Die Soldaten a trouvé un lieu à sa dimension et, avec l’Orchestre
Philharmonique de Vienne sous la direction puissante et raffinée d’Ingo
Metzmacher à la tête d’une distribution exceptionnelle, cette production de
2006 est à la hauteur de cet ouvrage extraordinaire.
Tout, dans ce spectacle
salzbourgeois enregistré en 2012, est à grande échelle, avec cent soixante dix
musiciens, dont une cinquantaine dans les galeries latérales, et cinquante
solistes sur le plateau contribuent à faire de cette partition singulièrement
complexe une expérience proprement physique pour le public. La force de la
musique et son énergie se retrouvent dans la mise en scène d’Alvis Hermanis. Le
metteur en scène letton exploite avec habileté le plateau de quarante mètres d’ouverture
dans la Felsenreitschule ainsi que sa hauteur insolite pour dépeindre avec netteté
les divers épisodes et scènes de l’action dans la simultanéité requise par
Zimmermann et en fait un drame hallucinant. Fondé sur la pièce éponyme de
Reinhold Jakob Michael Lenz écrite en 1776, et créé en 1965 à l’Opéra de
Cologne, Die Soldaten est transplanté
par Hermanis au cœur de la Première Guerre mondiale. Il est vrai que l’intrigue
- à Lille, la jeune et innocente Marie doit épouser le marchand de tissu
Stolzius, mais elle est séduite par l’officier Desportes, qui l’abandonnera à
un sort cruel qui fera d’elle une marginale -, Zimmermann conçoit des
personnages qui sont « des gens comme nous pouvons en rencontrer n’importe
quand et n’importe et qui, bien que non coupables, peuvent être
détruits ».
Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970), Die Soldaten. Laura Alkin (Marie). Photo : (c) Salzburg Festspiele
Les solistes, les excellents Laura
Aikin, bouleversante Marie, Alfred Muff (Wesener), Tomasz Konieczny (Stolzius), Daniel
Brenna (Desportes) en tête de distribution, l’Orchestre Philharmonique de
Vienne, Ingo Metzmacher, Alvis Hermanis, sa direction d’acteur et ses impressionnants
décors, font de ce spectacle un grand moment de théâtre lyrique, rendant toute
la dimension de ce chef-d’œuvre du XXe siècle pour en faire un monument du XXIe siècle.
Au
total un coffret à se procurer impérativement qui démontre s’il en était encore
besoin combien l’opéra du XXe siècle est riche en inventivité
et en théâtralité, comme jamais depuis la naissance du théâtre lyrique voilà
plus de cinq cents ans.
Bruno Serrou
4 DVD Salzburg Festival Modern Operas, Zimmermann, Schreker,
Berg. EuroArts/Unitel Classica 2072972. Distribution Warner Classics
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