Madeleine Malraux née Lioux (1914-2014). Photo : (c) MaxPPP
Pianiste concertiste, femme de coeur et de passion, Madeleine Malraux née Lioux (1914-2014) m'avait accordé pour le quotidien La Croix une longue interview peu après l'avoir rencontrée pour la première fois dans le cadre d'un festival à Saint-Tropez où elle avait donné à quatre vingt seize ans un récital Debussy-Satie. Nous nous étions retrouvé dans les salons de l'Hôtel Lutétia, où elle se rendait chaque jour à la Libaration pour essayer de retrouver son premier mari, Roland Malraux, demi-frère d'André Malraux, résistant de la première heure disparu en déportation.
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Madeleine Malraux (1914-2014). Photo : (c) Archives Madeleine Malraux
En un siècle, Madeleine Lioux, plus connue sous son nom d’épouse, Madeleine Malraux, a vécu plusieurs vies, celle des étoiles de sa vie d’artiste, celle de l’ombre avec la Résistance, celle de la pleine lumière dans le monde des paillettes et du décorum de la politique. « Ma vie est mouvementée, nous a-t-elle confié lors de notre rencontre dans le cadre du Festival du Château de la Moutte à Saint-Tropez, la semaine dernière. Cette vie tient debout, mais elle est très compartimentée. » A l’instar de Clara Malraux, Josette Clotis et Louise de Vilmorin, Madeleine a partagé la vie d’André Malraux, pendant un quart de siècle quant à elle. Agée aujourd'hui de 96 ans, la seconde épouse de l’écrivain poursuit sa carrière de pianiste qu’elle interrompit pendant vingt ans, de 1944 à 1966, se produisant depuis lors dans les salles de concerts et les festivals du monde. Cette petite femme fine et racée au timbre clair et au regard perçant à qui l’on donne vingt ans de moins que son âge raconte qu’au moment de sa rencontre avec Malraux, elle était déjà concertiste et liée à la famille du grand homme. Elève de Lucette Descaves, premier prix du Conservatoire de Paris dans la classe de Marguerite Long, celle-là même qui créa le Concerto en sol de Ravel, cette fille de la grande bourgeoisie industrielle mélomane toulousaine possède un vaste répertoire dans lequel elle s’est produite très jeune au Capitole de Toulouse, à Bordeaux, Limoges et Paris, tout en enseignant au conservatoire de sa ville natale.
Madeleine Malraux en 1934 lors de son premier récital Théâtre du Capitole de Toulouse. Photo : DR
En fait, la vie de Madeleine Lioux
a basculé fin 1941, le soir où elle a rencontré le journaliste Roland Malraux, correspondant
d’un magazine soviétique et collaborateur d’une revue franco-russe qu’elle allait
épouser le 9 janvier 1943. André Malraux, le frère cadet, est son témoin de
mariage, tandis qu’Emmanuel Berl est celui de son mari. « J’ai fait la
connaissance de Roland à Toulouse à l’issue d’un concert que je donnais à deux
pianos, se souvient-elle avec un serrement douloureux de la voix, réprimant encore
des sanglots à 69 ans de distance. Il était le premier de la fratrie Malraux à
entrer dans la Résistance. Il avait fait une partie de ses études en Allemagne,
et parlait couramment cinq langues. Si bien qu’il avait été recruté par le SOE
(Secret Operative Executive), réseau anglais créé par Churchill. Mais j’ai
oublié tout cela ; c’est presque volontaire, tant c’est extrêmement douloureux.
Je noie le tout dans un épais brouillard, et je ne cherche pas à connaître les
détails. Je savais qu’il était résistant, mais c’était sous-entendu. Je devais
tout comprendre sans que rien ne soit clairement dit. Dans la Résistance, personne
ne se parlait des uns et des autres. Il suffit de regarder Jean Moulin et le
mystère qui entoure sa mort qui reste entier. » Sans être résistante,
Madeleine est indirectement active, accueillant des Anglais qui dorment à
l’occasion à même le sol de son appartement et qu’elle nourrit, rue Lord Byron.
Roland introduit son frère André dans la Résistance, et, un an après que le benjamin,
Claude, eût été capturé (il sera exécuté en août 1944), Roland est arrêté à son
tour à Tulle en mars 1944 puis déporté à Neuengamme. Il ne verra jamais leur
enfant, Alain. « C’est Malraux, alias le colonel Berger, qui m’a annoncé
l’arrestation de Roland, tout en me priant de quitter sur le champ la Corrèze où
il m’avait accueilli et d’où j’ai pris le dernier train en partance pour
Toulouse avant que les voies ferrées soient bombardées. J’ai ainsi passé la fin
de la guerre et ma grossesse chez mes parents. J’apprendrai plus tard la
déportation de Roland par l’intermédiaire d’une Allemande qui l’avait hébergé
pendant ses études à Mannheim. Il lui avait écrit depuis le camp de Neuengamme pour
lui demander de m’avertir. Mais elle n’a pas pu me joindre, ne sachant pas où
me trouver. Je ne l’ai su que plus tard. » Peu après, Josette Clotis, compagne
de Malraux et mère de ses deux fils, Pierre-Gauthier et Vincent, meurt
accidentellement, écrasée par un train.
En 1945, Madeleine rejoint Paris
à la recherche de son mari dont elle n'a aucune nouvelle depuis sa disparition.
Comme des milliers de familles, elle fait le siège de l’Hôtel Lutetia, où sont
rassemblés les rescapés des camps. Malraux se trouve alors sur le front Est. Un
matin, Madeleine apprend que Roland est décédé peu avant la capitulation
allemande...
Madeleine et André Malraux. Photo : (c) AFP
Vivant à Boulogne-Billancourt, où
ils resteront jusqu’à l’attentat à la bombe perpétré contre leur maison en
février 1962, André Malraux lui offre de partager son domicile. Elle s’installe au deuxième
étage, tandis qu’il se réserve le premier. Au rez-de-chaussée, elle dispose dans
le salon d’un piano Pleyel à double clavier. En échange du gite, elle propose à
Malraux de s’occuper de son fils cadet, Vincent, et de l’élever avec le sien,
Alain, à peine moins âgé, tandis que l’aîné, Pierre-Gautier, est recueilli par
ses grands-parents. Elle met alors sa carrière entre parenthèses. En janvier
1946, Malraux divorce d’avec Clara, dont il avait eu une fille, Florence, et se
marie avec Madeleine au printemps 1948. Il est alors au sommet de sa gloire
d’écrivain, gloire qui lui vaut d’être le premier auteur à être publié de son
vivant au sein La Pléiade, la plus prestigieuse des collections littéraires,
détenue par Gallimard. Madeleine travaille son piano tous les jours deux heures
durant, et Malraux lui dédie en 1951 les
Voix du silence, recueil de réflexions sur l’art. Madeleine évoque avec tact
cet « être multiple incapable de donner toute sa richesse, et qui
regrettait de ne pas être également peintre et musicien… ». Malraux aimait
entendre son épouse jouer du piano et l’écouter dans des œuvres de Brahms,
notamment les Ballades op. 10, de Messiaen,
plus particulièrement la Colombe,
mais aussi de Couperin, Scarlatti, Bach, Chopin, Debussy… De la période au
ministère de la Culture, dont Malraux est le premier titulaire de 1959 à 1969,
elle se souvient de la querelle qui déboucha sur le départ de Pierre Boulez
pour l’étranger. « André était ouvert à la création, y compris musicale.
Messiaen était de son univers, puisque je travaillais souvent son Catalogue d’oiseaux. C’est ainsi que lui
est venue l’idée de la commande de Et expecto resurrectionem mortuorum pour
la commémoration des victimes de la Seconde Guerre mondiale en 1964. »
André et Madeleine Malraux, Jackie et John Kennedy. Photo : DR
Pourtant, la relation au sein du
couple se désagrège peu à peu, précipitée par la disparition tragique dans un
accident d’automobile des deux fils aînés de Malraux, le 23 mai 1961. Ils
avaient à peine vingt ans. « Il faut soixante ans
pour faire un homme, après il n'est bon qu'à mourir », écrit leur père.
« C’était une fois encore le destin qui le frappait, constate Madeleine.
L'équilibre de sa vie en a été à jamais détruit. Cependant, personne ne réalise
alors combien ce drame le meurtrit. Il n’a pourtant dès lors plus la force de
se battre pour ses idées, de réagir contre le laisser-aller et les a priori de certains de ses
collaborateurs. » C’est ainsi que, en 1966, il entérine le choix de Marcel
Landowski comme directeur de la Musique, bien qu’il ne le connaisse pas, et qui
s’empresse de bloquer le projet Vilar, Béjart, Boulez pour l’Opéra de Paris et
la nomination de ce dernier à la tête de l’Orchestre de la Société des Concerts
du Conservatoire, futur Orchestre de Paris. Cela alors même que, à l’instar de
Gaétan Picon, qui démissionnera en solidarité avec Boulez, et de Jean Cassou,
Madeleine Malraux soutient le projet Boulez, qui quitte violemment la France
pour n’y revenir que dix ans plus tard à la requête expresse du président Georges
Pompidou.
Madeleine Malraux, Marc Chagall, Claude Pompidou et André Malraux dans la loge centrale de l'Opéra Garnier lors de l'inauguation du plafond peint par Marc Chagall, le 23 septembre 1964. Photo : DR
Les dix années d’épouse du
ministre de la Culture permettent à Madeleine de fréquenter le gotha politique,
artistique et mondain et de parcourir le monde. Mais son rôle se cantonne à
celui de femme d’homme politique. « Tous ces protocoles, ces réunions, ces
dîners luxueux étaient très convenus », regrette-t-elle. Elle se souvient
néanmoins avec fierté d’avoir pu discuter avec le président Kennedy et son
épouse en 1962, avec Salvadore Dali, qui a fait pour elle à New York un
« très beau dessin sur un livre », avec Gregory Peck, « homme au
charme fou »… Plus tard, usé par la vie, rongé par la maladie, Malraux
trouve à se consoler chez Louise de Vilmorin. Le président Charles De Gaulle et
son épouse restent fidèles à Madeleine, la réconfortant dans l’adversité,
n’hésitant pas à tancer le ministre et à organiser des dîners en son honneur :
« Le Général était d'une insondable bonté », se souvient-elle avec
tendresse. Pour tromper la « douleur extrême » de la séparation,
Madeleine se rend à New York et renoue avec sa carrière de musicienne, grâce à
l’immense violoniste Isaac Stern, qui l’invite en 1968 à se joindre à lui à Carnegie Hall pour
jouer des sonates de Mozart : « J’ai changé de vie. Je me suis sentie
de nouveau bien dans ma peau et dans ma tête. La scène me faisait renaître. »
Elle se lie d’amitié avec Nicolas Nabokov et travaille avec le chorégraphe
George Balanchine, participant à la création de l’un de ses ballets, et, plus
tard, avec Mstislav Rostropovitch. De retour à Paris, elle multiplie les apparitions
sur scène, se replongeant dans les œuvres de ses compositeurs favoris, Bach,
Mozart, Chopin, Satie, Messiaen… Grâce et virtuosité de bon aloi sont les
caractéristiques de son jeu, a contrario de sa vie, qui a connu un trop-plein
de tragédies. Mais est-il possible d’être sérieuse à quatre vingt seize printemps, après avoir
survécu à tant de drames ? Et la musique, n’est-elle pas salvatrice ?…
L’événement qui l’avait le
plus marquée
« La Résistance a marqué ma
vie à jamais. Surtout ce matin fatidique où j’ai entendu sonner à la porte de
l’appartement de Malraux, rue Lord Byron, où il m’avait accueillie après la
disparition de Roland. J’ouvre, et je vois dans l’encadrement une jeune femme
portant l’uniforme de la Croix Rouge. Elle me dit sans attendre :
« Madame, je viens vous annoncer que Monsieur Malraux ne rentrera pas. »
(Madeleine se fait un instant silencieuse, le regard embué de larmes, et
poursuit, la voix chevrotante :) Ce n’était plus le même chagrin. C’était
le troisième acte. (Silence…) Depuis des jours, je me rendais à l’hôtel Lutétia,
où étaient recensés les déportés et où ils arrivaient tous, pour voir si mon
mari se présentait. Le point de ralliement était fixé dans cet hôtel de lux
pour mettre ses propriétaires à l’épreuve après que leur établissement fut le
siège de l’état-major de l’armée allemande d’occupation. On voyait de
nombreuses personnes qui attendaient là dehors. Je venais à chaque arrivée qui était
annoncée par la presse. Or, rien ne se passait… André, à l’époque chef de la
brigade Alsace-Lorraine qu’il avait créée avec sa troupe du maquis corrézien,
n’était pas à Paris. J’apprends donc en son absence que Roland ne rentrera pas,
de façon assez curieuse puisque la messagère m’a prise pour l’épouse de Malraux
et non pas pour celle de Roland, m’informant donc sans ménagement du décès de mon mari. Je n’ai
rien dit, me contentant de remercier cette femme d’être venue et de la saluer. J’ai
vite appris que Roland avait été tué non par les Allemands mais par les
Britanniques, au cours d’un bombardement non loin de Neuengamme, dans la
baie de Lübeck, le 3 mai 1945, soit cinq jours avant la reddition de
l’Allemagne. Roland est l’une des victimes de la tragédie du paquebot-prison
allemand Cap-Arcona à l’issue de laquelle plus de 7500 déportés ont trouvé la mort
sur 10000 survivants des camps de concentration transférés à bord de 4 navires. »
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Quelques dates
7 avril 1914 : naissance de
Madeleine Lioux à Toulouse
Septembre 1928 : entrée au
Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de Marguerite
Long
9 janvier 1943 : mariage avec Roland
Malraux, journaliste et résistant
Mars 1944 : arrestation de Roland
Malraux à Tulle
11 juin 1944 : naissance à Domme
d’Alain Malraux, fils de Roland et de Madeleine
3 mai 1945 : mort de Roland
Malraux dans le bombardement du SS Cap Arcona
par la RAF, en rade de Lübeck
Janvier 1946 : Malraux divorce
avec Clara. Madeleine donne des concerts dans la galerie d’art de La Pléiade
que dirige André Malraux
13 mars 1948 : mariage de
Madeleine avec André Malraux
1952 : voyage avec Malraux
en Grèce, Egypte,
Iran, Irak
Décembre 1953-janvier 1954 :
premiers séjours à New York avec Malraux, pour la réouverture du Metropolitan
Museum
1959 : Malraux devient
ministre de la Culture du général De Gaulle. Voyage en août et septembre en
Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Chili, Pérou, Uruguay)
7 février 1962 : attentat
contre le domicile de Boulogne-Billancourt. Déménagement pour La Lanterne à
Versailles
1966 : séparation de
Madeleine et de Malraux. Madeleine se rend aux Etats-Unis où elle reprend ses
concerts
1967 : Invitée d'honneur au
festival de Berlin que dirige Nicolas Nabokov
1968 : concert à Carnegie Hall
avec Isaac Stern
2007 : Madeleine crée le
récital Erik Satie « Esoteriksatie ».
2007-2008 : concerts au Japon
2009-2010 : concerts en France
et au Japon10 janvier 2014 : Mort à Paris, à l'âge de 99 ans
(c) La Croix, 20 août 2010
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