Pierre Boulez (1925-2016). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
Avec les géants, la première impression peut être
physique.
Comme si l’on pouvait saisir l’aura d’une personne hyper
charismatique.
J’avais ressenti cela lors de ma première rencontre avec Mstislav
Rostropovitch.
Il en fut de même avec Pierre Boulez, quelques années
plus tard.
Janvier 1990. Je prends l’avion de New York - où je
termine mes études - destination Paris pour passer l’audition d’entrée pour le
poste vacant de violoncelliste à l'Ensemble Intercontemporain.
Parvenu en finale, je me colle à l’ultime épreuve de
lecture à vue : un extrait de la Sérénade
op. 29 de Schönberg.
Pierre Boulez écoute ma première tentative, se lève,
vient vers moi, me donne quelques instructions d’amélioration, et je rejoue
l’extrait, cette fois sous sa direction.
Il se tient à deux mètres de moi, partition dans une
main, dirigeant de l’autre.
Je ressenti dans ces premières quarante secondes de
musique partagées avec Pierre ce dont j’allais faire l’expérience au cours des
dix années suivantes passées au sein de son ensemble : une présence absolue,
une calme intensité qui avaient le pouvoir de galvaniser ses interprètes, un
feu intérieur qui lui permettait d’aller chercher au plus profond d’un
instrumentiste le meilleur de lui-même, de se transcender.
Au lendemain de cette audition (réussie, donc), mes
parents reçurent une drôle de visite dans leur atelier de poterie en Provence.
Une petite dame énergique ouvrit la porte avec élan et
déclara devant mes parents bouche bée : « Bonjour ! Je suis la
sœur de Pierre Boulez. Il me charge de voir d’où sort sa nouvelle recrue ! »
Cette phrase fut le début d'une longue amitié entre eux.
Cette anecdote fut pour moi la première illustration
d'une qualité non anecdotique de Boulez : si le processus de création fut
toujours au centre de sa vie, il se souciait néanmoins profondément et
authentiquement de toutes les personnes impliquées autour de lui.
Il était à tout moment disponible, non seulement pour les
questions au sujet de la musique, mais aussi lorsque l’un de ses musiciens
avait des problèmes avec son instrument, sa santé ou autre.
Lorsque je dus m’arrêter de jouer pendant six mois suite
à une blessure à la main, je reçu ses lettres ou coups de fil à intervalles
réguliers. Il me posait des questions sur l’évolution de ma santé, si j’avais
les médecins qu’il me fallait, ou si quoi que ce soit d’autre pouvait être fait
pour m’aider…
Tout a été dit sur son oreille légendaire.
Il entendait tout dans les musiques les plus complexes.
Un an après avoir rejoint l'Ensemble, nous donnions des
concerts à Badenweiler, dans une série organisée par son ami Klaus Lauer.
Au programme notamment la même Suite op. 29 de Schönberg mentionnée plus haut.
A la répétition générale, le jour du concert, je manque
une entrée et ne joue pas une note « pizzicato », dans un passage où
beaucoup de choses se passaient autour. J’espérais donc que cela passerait
inaperçu.
Pierre n’interrompit pas.
Mais deux heures plus tard, lorsque je le rencontrai par
hasard dans le couloir, il me saisit par le bras et me dit d’un air rieur :
« Tu me dois encore un pizzicato ! »
Mon tout premier plongeon dans l’univers du compositeur
Boulez fut intense et sans préliminaires.
Après quelques nuits blanches passées à apprendre ma
partie (je n'avais jamais joué quelque-chose d’aussi difficile), je descendis
dans les sous-sols de l'IRCAM, pour rejoindre dans l’Espace de Projection une
trentaine de musiciens entourés d’un impressionnant dispositif électronique.
Mon expérience initiatique au sein de l’Intercontemporain se fit donc dans
l’univers génial et psychédélique de Répons.
La densité de cette musique, si intense, complexe, aux
innombrables couches, me fit l’effet d’un tremblement de terre.
Je ne pouvais pas à proprement parler « comprendre »
ce qui se passait autour de moi, mais je me sentais en confiance, emporté par
quelque chose d’unique, fort, révolutionnaire.
Ce fut mon « instant Bateau-ivre ».
Peut-on vraiment « comprendre » le chef-d’œuvre
de Rimbaud ?
Et pourtant, la force évocatrice et la physique du
langage nous mènent vers de nouveaux territoires dans un flux irrésistible.
Je découvris plus tard, peu à peu, en m’intéressant plus
en profondeur à son langage musical, à quel point le génie de Pierre Boulez
devait certes beaucoup à une force d’esprit hors du commun, mais reposait
également sur les fondements d’une patience et d’un dévouement quotidien au
travail, une construction pierre à pierre de l’édifice, à l’instar d’un Bach ou
d’un Beethoven.
Je garde de mes dix ans au contact quasi quotidien de
Pierre le souvenir d’une chaleur humaine, d’une grande fidélité, d’une
authenticité fondée sur une constance et sur le dévouement à un idéal.
Et je retiens que, si l’on veut voir loin ou grand, il
faut avancer pas à pas, un pizzicato à la fois.
Jean-Guihen Queyras, jeudi 7 janvier 2016
Jean-Guihen Queyras est violoncelliste virtuose, ancien membre
de l’Ensemble Intercontemporain. Professeur à la Musikhochschule de Fribourg-en-Brisgau,
il est codirecteur des Rencontres musicales de Haute-Provence à Forcalquier. Il
a notamment enregistré Messagesquisse
de Pierre Boulez pour Deutsche Grammophon en 1999.
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