Paris, Salle Pleyel, dimanche 9 septembre 2012
Dimanche, l’on espérait Pierre Boulez, qui n’a pas dirigé à Paris depuis un an déjà, en septembre 2011, dans son chef-d’œuvre de 1957-1990 où il rend hommage à Stéphane Mallarmé, Pli selon Pli. Depuis lors, ses problèmes d’œil qui le font souffrir depuis de longs mois et qui l’empêchent de se concentrer sur les partitions le tiennent éloigné du pupitre de chef d’orchestre et de la table de travail. Si Boulez était bien présent, en forme et heureux d’être là, ce n’était pas sur le plateau de Pleyel mais au centre du rang réservé aux personnalités, entouré du directeur de la Salle Pleyel et de celui de l’Ensemble Intercontemporain, ce dernier accompagné de son directeur musical désigné, le compositeur allemand Matthias Pintscher.
Initialement, après une série d’annulations,
Pierre Boulez devait reprendre son activité en août à Lucerne, où il anime depuis
2004 la Lucerne Festival Academy qu’il a fondée avec Michael Haefliger,
directeur du Festival. Quelques cent trente jeunes musiciens venant du monde
entier se rassemblent chaque été sur les bords du lac des Quatre Cantons pour
travailler avec lui des œuvres du XXe siècle et contemporaines. Les
partitions inscrites au programme sont ensuite données en public dans des
concerts d’orchestre, d’ensembles et de musique de chambre. Boulez est soutenu dans
son enseignement par les instrumentistes de l’Ensemble Intercontemporain et par
des chefs invités. Mais aussi par des compositeurs dont les pièces sont
inscrites au programme. Ainsi, cette année, Jonathan Harvey et le compositeur
en résidence du festival, Philippe Manoury, dont le Festival de Lucerne 2012
célébrait les soixante ans. Parallèlement, les jeunes instrumentistes, en
collaboration avec le Théâtre de Bâle, ont donné l’opéra de Manuel de Falla les Tréteaux de Maître Pierre sous la direction de Clement
Power.
Ce chef britannique de 32 ans,
qui devait être l’assistant de Boulez dans ces master classes, a finalement remplacé
le maître au pupitre durant toutes les répétitions du programme donné hier
Salle Pleyel, Boulez assistant à la totalité des répétitions et se déclarant
dimanche enthousiaste du travail accompli par son jeune confrère et de son
assurance. Son talent, qui le conduit à se produire à la tête de nombre de
grands orchestres britanniques et d’ensembles comme Klangforum Wien,
Intercontemporain, Avanti!, Contrechamps, MusikFabrik, est assurément incontestable.
Sérieux comme un pape, donnant d’un même geste large mais péremptoire « l’ordre »
au public de se mettre en situation d’écoute puis aux musiciens de se tenir
prêts à jouer, esquissant un sourire forcé, raide dans ses saluts, il dirige
avec une constance, une rigueur et une précision saisissante, moins que Pierre
Boulez, certes, mais d’un geste tout aussi sec et précis, donnant aux pupitres solistes
les départs comme s’il était lui-même derrière chaque instrument. Tout cela fonctionne
admirablement dans les œuvres contemporaines.
Se mouvant à petits pas et à
force de mouvements saccadés, le corps un brin rigide et le sourire un rien
crispé, Power s’avère une fois face à l’orchestre le geste économe, battant la
mesure avec constance, sans oscillation du corps ni contorsion. Excellemment
préparé, s’avérant d’une homogénéité parfaite et d’une sureté à toute épreuve,
même dans les moments les plus virtuoses, le Lucerne Festival Academy Orchestra
brille de tous ses éclats dans les deux œuvres contemporaines, mais l’interprétation
de la partition-référence du XXe siècle, le monodrame Erwartung (1909) d’Arnold Schönberg
(1874-1951), est si aride et abrupte, malgré les prégnantes beautés des timbres
de l’orchestre, que l’abandon psychologique, les tensions, le drame intérieur
vécu par l’héroïne, la sensualité sont comprimés. Tant et si bien que Doborah
Polaski ne peut donner la quintessence de l’œuvre, l’interprétation de la
soprano étatsunienne, qui a pourtant les moyens du rôle, se faisant fatalement raide
et froide.
Autrement plus convaincante a été
la première partie consacrée à deux compositeurs qui travaillent depuis plus de
trente ans à l’Ircam, institut fondé en 1976 par Pierre Boulez, Jonathan Harvey
(né en 1939) et Philippe Manoury (né en 1952). C’est avec Sound and Fury pour orchestre de cent neuf musiciens de ce dernier
que s’est ouverte la soirée. Composée en 1998-1999 à la suite d’une commande
des Orchestres de Chicago et de Cleveland pour les 75 ans de Pierre Boulez,
créée le 3 décembre 1999 à Chicago sous la direction de Boulez, cette partition
de trente minutes qui se réfère au roman éponyme de William Faulkner requiert
une disposition de l’orchestre particulière, par groupes de quatre répartis
spatialement en deux sections identiques à droite et à gauche du plateau comprenant
chacun son quota de cuivres et de cordes. Les bois sont au centre du
dispositif, la percussion, la harpe et le piano étant à l’arrière-plan, en
position frontale. Il s’agit en fait de deux orchestres dirigés par le même
chef, et la spatialisation joue un rôle important dans les oppositions d’un
orchestre à l’autre. Comme son titre l’indique, l’œuvre est une organisation
graduelle et magistrale de violences et de pulsions sonores faite de bruit et
de fureur dans lequel, à l’instar de Tristan
et Isolde de Wagner, la conjonction « et » tient une place symbolique
particulière, tandis que la pièce évolue vers des structures toujours plus
violentes, pulsionnelles et furieuses, au point d’engendrer parfois la
saturation sonore et auditive. Power et les étudiants de Lucerne en ont donné
une lecture extraordinaire de puissance et de timbres comme autant de couleurs bigarrées
de la palette du peintre Pollock.
Plus complexe, la page de Jonathan Harvey,
Speakings pour orchestre et électronique
live réalisée par Gilbert Nouno et
Arshia Cont, a été composée en 2008 à la suite d’une commande de la BBC écossaise,
de l’Ircam-Centre Pompidou et de Radio France. Créée le 19 août 2008 au Royal
Albert Hall de Londres dans le cadre des Proms de la BBC par l’Orchestre
Symphonique de la BBC dirigé par Ilan Volkov, cette œuvre de vingt-cinq minutes
qui fait également appel à onze solistes dont huit disposés autour du chef
(quatuor à cordes, trombone, cor, flûte et contrebasse) est le troisième volet
de la trilogie que Harvey a consacrée à l’évocation de la purification
bouddhiste du corps, de l’esprit et de la parole. Dans Speakings, le compositeur britannique a mis à l’orchestre la parole
humaine avec l’appoint de l’informatique. « C’est comme si l’orchestre
apprenait à parler, prévient Harvey, comme un bébé avec sa maman, comme le
premier homme, ou comme entendre une langue très expressive qui reste
incompréhensible. » Se subdivisant en trois mouvements d’inégale longueur et
se déployant en continu, l’œuvre conte la naissance du langage qui s’incarne
dans la vie humaine primitive avant de se transformer dans la section centrale,
la plus développée, en bavardages frénétiques, avec des expressions de
domination, d’assertion, de peur, d’amour, avant de devenir rituel. Puis le
langage se fait plus calme et harmonieux, avec sa forme héritée de la monodie
grégorienne s’exprimant dans un vaste espace acoustique. L’œuvre s’éteint doucement
sur des cris de nouveaux nés, qui ramènent à l’origine de l’humanité. Parvenir
à faire parler un orchestre se sera avéré comme une véritable gageure. Lorsque
Harvey s’est présenté à l’Ircam avec cette idée, personne ne comprit où il
voulait en venir. «J’ai introduit des enregistrements de nourrissons dans l’ordinateur, de souvient-il, qui les a
analysés de façon très précise dans
leurs hauteurs, leurs timbres et
les harmoniques présentes dans un
son de nouveau né, puis j’ai adapté le tout en l’orchestration. » Pour de faire, les chercheurs de l’Ircam ont
dû concevoir des logiciels totalement nouveau, le Shape Vocoding, capable de
reproduire « jusqu’à dix sons différents par seconde, ce qui
est beaucoup plus rapide que la musique »,
comme le précise Harvey. Mais à l’écoute de l’œuvre, l’auditeur oublie
très vite la genèse de la partition et ce qu’elle contient de réflexion et de
technologie pour se laisser porter par la seule musique, dirigée de façon
magistrale par Clement Power, qui, exploitant sans réserve les qualités de son
jeune orchestre, en a souligné la fièvre, les sonorités étranges et beauté
surnaturelle.
Bruno Serrou
Photos : DR
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