Paris, Salle Pleyel, mardi 28 février 2012
Christoph Eschenbach et Matthias Goerne - Photo : DR
Il est des moments intenses que l’on
veut à tout prix retenir, où l’espace et le temps s’ouvrent sur l’infini et se
fondent dans l’apesanteur. Telle a été la soirée d’hier, et le retour à la réalité
de la vie a été malaisé tant l’âme et le corps étaient imprégnés de sentiments
et de sensations d’une profondeur et d’une portée inouïes. En effet, deux semaines
après le beau spectacle que Yoshi Oïda et Takénori Némoto ont réalisé à partir
du Winterreise de Franz Schubert présenté
Théâtre de l’Athénée dans un arrangement pour trois chanteurs et ensemble
instrumental (voir le compte-rendu publié ici-même le 12 février), le baryton
Matthias Goerne et le pianiste Christoph Eschenbach ont donné mardi salle
Pleyel une hallucinante interprétation du Winterreise
tel que Schubert l’a conçu. Composé en 1827, ce cycle de vingt-quatre lieder est
l’une des partitions les plus bouleversantes de l’histoire de la musique. Le
compositeur, qui se savait condamné par la maladie alors qu’il n’était âgé que
de 30 ans, traversait alors une grave dépression. Le climat de l’œuvre est d’un
pessimisme abyssal, l’aspiration au silence de la tombe l’enveloppant de son
lourd manteau. Les poèmes de Wilhelm Müller, auteur de ceux de la Belle
meunière mis en musique par Schubert
en 1823, qui meurt cette même année à 33 ans d’une crise cardiaque, relatent
l’errance d’un amant délaissé qui, miné par le chagrin, prend la route, sans
volonté de retour, fuyant les contraintes de ce monde, sans s’apitoyer sur
lui-même et sans regrets. La poésie de Wilhelm Müller est d’une authenticité dramatique
sans équivalent.
Considéré comme l’un des héritiers de Dietrich Fischer-Dieskau, dont il
a reçu le sens singulier du verbe alors qu’il était son élève en même temps que
celui d’Elisabeth Schwartzkopf, Matthias Goerne agrège comme peu de ses
confrères le mot et la note, en tirant un alliage d’une beauté confondante et
d’une pénétration sans équivalent chez les chanteurs de sa génération. Baryton
au timbre aussi profond que lumineux, son approche de la musique saisit par son
immédiateté, sa musicalité naturelle, sa voix d’une tendresse infinie, sa
présence indicible qui ensorcelle l’auditeur, tandis que son chant se
caractérise par un raffinement qui suscite une intelligence de sentiment
exceptionnelle. Mais, contrairement à Fischer-Dieskau, qui se focalisait sur le
mot, Goerne prend la phrase entière qui devient par son souffle interminable
pur enchantement. Pour Harmonia Mundi, Goerne enregistre depuis 2007 une grande
série de disques consacrée aux lieder de Schubert avec plusieurs pianistes. « L’étude
des textes demande beaucoup de temps pour être saisis dans la diversité de
leurs dimensions, me déclarait-il en décembre 2007. Il ne suffit pas de se
limiter à travailler les seules grandes œuvres ou les dix pièces les plus
connues de Schubert, mais cent. Même chose pour Schumann et d’autres si l’on
veut comprendre et pénétrer le style de chaque compositeur. Je pense par
ailleurs qu’il est impossible d’interpréter Schumann sans connaître Schubert et
saisir les différences de leurs univers, de leurs environnements, de leurs
cultures. Schubert est plus proche, dans la concentration, la pureté, de Bach
que ne l’est Schumann. J’aime aussi à travailler avec plusieurs très bons
pianistes, qui ont tous des caractères bien trempés. Ils ont leur propre
opinion, une approche des partitions distincte et très personnelle. Ainsi les
lieder sont-ils approchés diversement et selon des visions chaque fois plus
conformes à leurs particularités. »
Depuis 2009, Goerne et Eschenbach
parcourent les capitales du monde avec les trois grands cycles de lieder de
Schubert. « C’est incroyable qu’une musique aussi bouleversante soit si
constructive tant la tendre nostalgie exprimée par le compositeur peut
s’identifier à notre propre ressenti, me disait Eschenbach en octobre dernier.
Goerne est le plus grand baryton du monde, une voix d’une exceptionnelle
beauté, une expressivité phénoménale. Il m’est impossible de résister à une
telle musicalité. » Les deux artistes ont d’ailleurs enregistré lesdits
cycles pour Harmonia Mundi (1).
Deux ans après les avoir entendus
au Printemps des Arts de Monaco, où ils ont donné en trois jours dans la
chaleureuse salle de l’Opéra Garnier Die
schöne Müllerin, Die Winterreise
et Schwanengesang, leur approche du Voyage d’Hiver a évolué vers davantage d’introspection,
d’humaine et mâle douleur, de solitude glaciale. Il faut dire que, à Monaco, totalement
investi dans l’errance sans espoir du cycle schubertien, le baryton allemand
fut contraint de s’interrompre brusquement, gêné de longues minutes par un
spectateur importun qui ne cessait de le photographier, pour l’expulser sans
ménagement, menaçant de mettre sur le champ un terme à son récital. Ainsi,
malgré l’immense volume de la salle Pleyel en regard de celui de l’Opéra de
Monaco, à l’acoustique plus chaude et intimiste, le summum de l’émotion a été
atteint avec ce Voyage
d’Hiver d’anthologie offert par les deux artistes allemands. Le
saisissement a été à son comble, chaque étape de ce périple menant à la mort
étant littéralement vécu par les deux interprètes, Goerne investissant chaque
étape comme s’il en était lui-même le héros tragique, sentiment amplifié par la
voix fragile mais puissante et capable de nuances époustouflantes du baryton, dans
un extraordinaire dialogue avec le piano somptueusement évocateur d’Eschenbach,
à la fois discret et présent, douloureux, amère, sépulcral, introverti et tendrement
poétique ; un piano intensément humain. Bouleversé
et transit du froid de la désolation exaltée par ce fabuleux Winterreise de Schubert, il était
impossible de s’en extraire, et applaudir aurait été en briser la magie…
Bruno Serrou
1) Après la
Belle Meunière, déjà disponible, le
Voyage d’Hiver et le Chant du Cygne
(avec la Sonate pour piano en si bémol majeur) devraient paraître fin
2012 et courant 2013
Bonjour
RépondreSupprimerJe suis beaucoup moins enthousiaste que vous. J'ai trouvé le piano d'Eschenbach approximatif, voire prosaïque. Aucun allant, aucun chant, aucun mystère, de notes jouées sans conviction. Goerne est un chanteur intelligent mais la couleur de voix est uniforme et exagérément assombrie. Dommage.